Les trois fléaux, par Vijay Prashad. (Arrêt Sur Info – 31/05/24)

Malak Mattar, Palestine, « Hind’s Hall », 2024. (Via Tricontinental : Institut de recherche sociale)

Il n’y a aucune ambiguïté sur le fait qu’Israël inflige à Gaza occupation, apartheid et génocide. Pour contrer le négationnisme israélien, voici un bref aperçu des raisons pour lesquelles ces termes sont appropriés.

Dans un chapitre de Peau noire, masques blancs (1952) de Frantz Fanon, intitulé “Du fait d’être noir”, Fanon parle du désespoir que génère le racisme, de l’immense angoisse de vivre dans un monde qui a décrété que certains n’étaient tout simplement pas humains, ou pas assez.

La vie de ces personnes, issues d’un dieu inférieur, a moins de valeur que celle des puissants et des nantis. Une division internationale de l’humanité déchire le monde en lambeaux, précipitant des populations entières dans les flammes de la souffrance et de l’oubli.

Ce qui se passe à Rafah, ville la plus méridionale de Gaza, est effroyable. Depuis octobre 2023, Israël a ordonné à 2,3 millions de Palestiniens de Gaza de se déplacer vers le sud, tandis que les forces armées israéliennes ont constamment braqué leurs canons sur les zones côtières de Wadi Gaza, jusqu’aux abords de Rafah. Kilomètre après kilomètre, à mesure que l’armée israélienne avance, la soi-disant zone de sécurité recule toujours plus vers le sud.

En décembre, le gouvernement israélien a affirmé, avec la plus grande cruauté, que le village de tentes d’al-Mawasi (à l’ouest de Rafah, sur les rives de la Méditerranée) était la nouvelle zone de sécurité officielle.

D’une superficie d’à peine 6,5 kilomètres carrés (soit la moitié de l’aéroport londonien de Heathrow), la prétendue zone de sécurité d’al-Mawasi est loin d’être assez étendue pour abriter les plus d’un million de Palestiniens qui se trouvent à Rafah. Non seulement la déclaration d’Israël selon laquelle al-Mawasi serait un refuge était absurde, mais, conformément aux lois de la guerre, une zone de sécurité doit être approuvée par toutes les parties.

“Comment voulez-vous qu’une zone soit sécurisée dans une zone de guerre si elle est établie unilatéralement par l’une des parties au conflit ?”s’interroge Philippe Lazzarini, commissaire général de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA). “Elle ne peut que donner le sentiment illusoire qu’elle est sécurisée”. En outre, à plusieurs reprises, Israël a bombardé al-Mawasi, censée être sans danger.

Le 20 février, Israël a attaqué un refuge géré par Médecins Sans Frontières, tuant deux membres de la famille du personnel de l’organisation.

Le 13 mai, un membre du personnel international de l’ONU a été tué après que l’armée israélienne a ouvert le feu sur un véhicule de l’ONU. Il s’agit de l’un des quelque 200 collaborateurs de l’ONU assassinés à Gaza, en plus des meurtres ciblés de travailleurs humanitaires.

Le 26 mai, une frappe aérienne israélienne à Rafah a tué au moins 45 civils, ce que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu tente maintenant de qualifier d’“erreur tragique”. L’attaque, qui a principalement brûlé vifs des femmes et des enfants, a eu lieu deux jours après que la Cour internationale de justice a ordonné à Israël de mettre fin à son attaque à Rafah.

Non seulement Israël a commencé à bombarder Rafah, mais il s’est empressé de déployer des chars pour s’emparer du seul poste-frontière par lequel l’aide arrivait au compte-gouttes, à bord des quelques camions autorisés à entrer chaque jour. Après s’être emparé de la frontière de Rafah, Israël a définitivement bloqué l’entrée de l’aide dans la bande de Gaza.

Affamer les Palestiniens est depuis longtemps une stratégie israélienne, ce qui est évidemment un crime de guerre. Empêcher l’aide humanitaire d’entrer à Gaza relève du droit international humanitaire qui caractérise non seulement ce génocide, mais aussi l’occupation des terres palestiniennes à Jérusalem-Est, à Gaza et en Cisjordanie depuis 1967, ainsi que le système d’apartheid à l’intérieur des frontières définies par Israël à la suite de la Nakba ou “Catastrophe” de 1948.

Trois termes sont fondamentalement contestés par Israël dans ce texte : apartheid, occupation et génocide. Israël et ses alliés du Nord voudraient nous faire croire que l’utilisation de ces termes pour décrire les politiques israéliennes, le sionisme ou l’oppression des Palestiniens équivaut à de l’antisémitisme.

Mais, comme le soulignent les Nations unies et de nombreux organismes réputés de défense des droits de l’homme, il s’agit de définitions juridiques de la réalité sur le terrain et non de jugements moraux formulés à la hâte ou par antisémitisme. Une brève introduction sur l’exactitude de ces trois concepts est indispensable pour contrer ce déni.

Apartheid

Le gouvernement israélien traite la population minoritaire palestinienne à l’intérieur des frontières définies en 1948 (21 %) comme des citoyens de seconde zone. Au moins 65 lois israéliennes sont discriminatoires à l’égard des citoyens palestiniens d’Israël. L’une d’entre elles, adoptée en 2018, déclare que le pays est un “État-nation du peuple juif”.

Comme l’a écrit le philosophe israélien Omri Boehm, avec cette nouvelle loi, le gouvernement israélien “valide officiellement” le recours aux “méthodes d’apartheid à l’intérieur des frontières reconnues d’Israël.” Les Nations unies et Human Rights Watch ont tous deux déclaré que la façon dont Israël traite les Palestiniens correspond à la définition de l’apartheid. L’utilisation de ce terme est tout à fait factuelle.

Laila Shawa, Palestine, « Les mains de Fatima », 2013. (Via Tricontinental : Institut de recherche sociale)

Occupation

En 1967, Israël a occupé les trois territoires palestiniens de Jérusalem-Est, Gaza et la Cisjordanie. De 1967 à 1999, ces trois zones ont été désignées comme faisant partie des territoires arabes occupés (qui, à diverses époques, comprenaient également la péninsule égyptienne du Sinaï, la région syrienne du Golan et le Sud-Liban).

Depuis 1999, elles sont appelées “Territoires palestiniens occupés” (TPO). Dans les documents de l’ONU et de la Cour internationale de justice, Israël est qualifié de “puissance occupante”, dénomination qui impose à Israël certaines obligations à l’égard des territoires qu’il occupe.

Bien que les accords d’Oslo de 1993 aient créé l’Autorité palestinienne, Israël reste la puissance occupante du TPO, désignation qui n’a pas été révisée.

Une occupation équivaut à une domination coloniale : c’est le cas lorsqu’une puissance étrangère domine un peuple sur son territoire et le prive de sa souveraineté et de ses droits. Malgré le retrait militaire d’Israël de Gaza en 2005 (qui comprenait le démantèlement de 21 colonies illégales), Israël a continué à occuper Gaza en construisant une clôture autour de la bande de Gaza et en surveillant les eaux méditerranéennes de l’enclave.

L’annexion de certaines parties de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie ainsi que les bombardements sporadiques de Gaza constituent une violation de l’obligation d’Israël en tant que puissance occupante.

Une occupation implique un climat structurel de violence envers les populations occupées. C’est pourquoi le droit international reconnaît à ceux qui sont occupés le droit de résister.

En 1965, alors que la Guinée-Bissau luttait contre le colonialisme portugais, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la résolution 2105 (“En application de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux”). Le paragraphe 10 de cette résolution mérite d’être lu attentivement : “L’Assemblée générale reconnaît la légitimité de la lutte menée par les peuples soumis à la domination coloniale pour exercer leur droit à l’autodétermination et à l’indépendance et invite tous les États à fournir une assistance matérielle et morale aux mouvements de libération nationale dans les territoires coloniaux.”

Il n’y a ici aucune d’ambiguïté possible. Ceux qui sont occupés ont le droit de résister et, en fait, tous les États membres des Nations unies sont soumis à l’obligation de leur venir en aide en vertu de ce traité.

Plutôt que de vendre des armes à la puissance occupante, qui est l’agresseur dans le génocide en cours, les États membres des Nations unies – en particulier ceux du Nord – se doivent de porter assistance aux Palestiniens.

Génocide

Dans son ordonnance publiée le 26 janvier, la Cour internationale de justice (CIJ) a trouvé des preuves “plausibles” qu’Israël commet un génocide contre les Palestiniens.

En mars, le rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, a publié un rapport titanesque intitulé “Anatomie d’un génocide”. Dans ce rapport, Mme Albanese écrit qu’“il existe des motifs légitimes de croire que le seuil indiquant qu’Israël a commis un génocide est atteint”“De manière plus générale”, écrit-elle, “ils indiquent également que les actions d’Israël ont été motivées par une logique génocidaire faisant partie intégrante de son projet de colonisation en Palestine, signal d’une tragédie annoncée”.

L’intention de commettre un génocide est clairement établie dans le contexte des bombardements israéliens. En octobre 2023, le président israélien Isaac Herzog a déclaré que “l’ensemble du peuple est responsable” des attaques du 7 octobre, et qu’il est faux de dire que “les civils [n’étaient] pas… informés, pas impliqués”.

La CIJ a souligné cette déclaration, parmi d’autres, car elle exprime les intentions d’Israël et son recours à la “punition collective”un crime de guerre génocidaire. Le mois suivant, le ministre israélien des Affaires de Jérusalem et du Patrimoine, Amichai Eliyahu, a déclaré que le largage d’une bombe nucléaire sur Gaza serait “une option” car “il n’y a pas de non-combattants à Gaza”.

Avant la publication des conclusions de la CIJ, Moshe Saada, membre du Parlement israélien appartenant au parti Likoud de M. Netanyahou, a déclaré que “tous les habitants de Gaza doivent être éliminés”. Ces propos, selon toute norme internationale, témoignent de l’intention de commettre un génocide. Comme l’“apartheid” et l’“occupation”, le terme “génocide” est tout à fait approprié.

En début d’année, Inkani Books, un projet de Tricontinental : Institute for Social Research basé en Afrique du Sud, a publié la version isiZulu des Damnés de la Terre de Fanon, Izimpabanga Zomhlaba, traduite par Makhosazana Xaba. Nous sommes très fiers de ce projet, qui permet de traduire l’œuvre de Fanon dans une autre langue africaine (elle a déjà été traduite en arabe et en swahili).

Lors de ma dernière visite en Palestine, j’ai parlé avec de jeunes enfants de leurs aspirations. Ce qu’ils m’ont dit m’a rappelé un passage du livre Les Damnés de la Terre : “À l’âge de 12 ou 13 ans, les enfants des villages connaissent les noms des anciens de la dernière révolte, et les rêves qu’ils font dans les “douars” [camps] ou les villages ne sont pas des rêves de fortune ou de réussite aux examens comme les enfants des villes, mais des rêves d’identification à tel ou tel rebelle dont le récit de la mort héroïque les émeut encore aujourd’hui aux larmes”.

Les enfants de Gaza se souviendront de ce génocide avec au moins la même intensité que leurs aïeux se sont souvenus de 1948 et que leurs parents se sont souvenus de l’occupation qui plombe cette étroite bande de terre depuis leur plus tendre enfance. Les enfants d’Afrique du Sud liront ces lignes de Fanon en isiZulu et se souviendront de ceux qui sont tombés pour donner naissance à une nouvelle Afrique du Sud il y a 30 ans.

Vijay Prashad

Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est rédacteur et correspondant en chef de Globetrotter. Il est éditeur de LeftWord Books et directeur de Tricontinental : Institute for Social Research. Il est chercheur principal non résident à l’Institut Chongyang d’études financières de l’université Renmin de Chine. Il a écrit plus de 20 livres, dont The Darker Nations et The Poorer Nations. Ses dernières publications sont Struggle Makes Us Human : Learning from Movements for Socialism et, avec Noam Chomsky, The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan and the Fragility of U.S. Power.

Source: https://consortiumnews.com/fr/2024/05/28/Vijay-Prashad-trois-maux/

Source français : https://arretsurinfo.ch/les-trois-fleaux/

URL de cet article :https://lherminerouge.fr/les-trois-fleaux-par-vijay-prashad-arret-sur-info-31-05-24/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *