ManoMano, la plateforme de bricolage qui démonte le Code du travail ( H.fr-14/04/24)

Hier encore jeune start-up enchaînant les levées de fonds records, ManoMano est désormais pointée du doigt pour les conditions de travail qu’elle propose à ses « manodvisors » ubérisés.
© Riccardo Milani / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

ManoMano, l’« Amazon du bricolage et du jardinage » est poursuivie par plusieurs de ses conseillers, tous autoentrepreneurs, qui demandent une requalification de leur contrat.

Par Pierric MARISSAL.

ManoMano, place de marché pour articles de bricolage, est souvent qualifiée de « pépite » ou de « licorne », mais bientôt, ce sera peut-être pour des accusations de travail dissimulé qu’elle défraiera la chronique. Une quinzaine de personnes, et ce n’est potentiellement qu’un début, poursuivent la plateforme, dans un premier temps aux prud’hommes, pour demander la reconnaissance de leur contrat de travail. Leur colère est telle qu’elles envisagent d’attaquer ensuite au pénal.

Ces travailleurs sont des « manodvisors » : des experts en bricolage, recrutés sous statut d’autoentrepreneur, chargés de conseiller les clients, présents sur la place de marché via un canal de discussion (un chat), avec un objectif : pousser à la vente. « J’avais travaillé dix ans chez Castorama, je faisais aussi community manager pour une autre entreprise. Sur le moment, je me suis dit que ce travail me correspondait parfaitement », raconte Jean*, qui a œuvré pendant six années pour ManoMano.

40 heures de travail le week-end

Comme souvent avec les plateformes, au début, tout se passe plutôt bien. « Je pouvais y passer cinq ou six heures par jour, la rémunération était correcte, et plus on répondait, plus on gagnait de l’argent », confirme Alfred*. Jean renchérit : « Il y avait quelque chose d’addictif, on se disait : encore un dernier chat, ce sera peut-être un gros panier. »

L’essentiel de la rémunération se fait en effet sur une commission : un pourcentage de ce qu’achète le client conseillé par le manodvisor. Luc*, lui, pouvait chatter jusqu’à 70 heures par semaine lorsqu’il a commencé : « Ils organisaient même des challenges pour qu’on soit en ligne plus longtemps. Par exemple, si on se connectait au moins 40 heures les vendredis, samedis et dimanches, on gagnait des réductions sur la boutique. »

Chaque autoentrepreneur peut gérer jusqu’à 5 chats, donc autant de clients potentiels, à la fois. Pour ce faire, l’entreprise se montre plutôt exigeante sur le recrutement. Une expérience chez un concurrent, comme Leroy Merlin, est un vrai plus. Il y a même des quiz techniques assez poussés pour chacun des neuf grands pôles de vente (jardinerie, électricité, cuisine et salle de bains…).

Lors du recrutement, le candidat doit indiquer un volume horaire et ses jours de disponibilité, ce qui est peu commun pour des indépendants. Il doit aussi montrer une maîtrise du français, de l’orthographe, la capacité à taper vite au clavier pour répondre prestement aux clients.

Selon des documents que l’Humanité a pu consulter, les manodvisors doivent aussi assister à des formations en visioconférence : à l’outillage, à la plomberie-chauffagerie, etc. « Tout cela vient renforcer le faisceau d’indices qui montre la subordination, donc le salariat déguisé, assure Me Kevin Mention, l’avocat des travailleurs. Il y a aussi énormément d’ordres, de menaces publiques de sanction. Nous avons des centaines de pages de preuves, c’est bien plus que ce dont je dispose d’habitude. »

Des chefs d’équipe autoentrepreneurs

En effet, le premier âge d’or rapidement passé, la situation s’est vite dégradée pour les manodvisors, qui sont petit à petit rentrés dans une période de défiance et de sanction. Des « capitaines », tout aussi autoentrepreneurs, ont été nommés pour encadrer, surveiller et punir les équipes de conseillers.

Un arrêt de la cour d’appel de Paris, publié le 3 avril, concernant la plateforme de livraison Foodora vient d’ailleurs apporter un argument supplémentaire au dossier de Me Mention en stipulant : « Le terme de ”captain”, qui évoque l’appartenance à une chaîne de commandement, renvoie d’ailleurs à lui seul à la notion de subordination. »

Jean était de ceux-là. « Nous disposions d’un fichier Excel dans lequel on devait rentrer toutes les appréciations sur chacun des membres qu’on encadrait, avec des infos sur leur vie personnelle, ainsi que les appels de contrôle qu’on enregistrait à leur insu, décrit-il, visiblement éprouvé. J’avais l’impression de devoir harceler les gens, je devais enquêter pour savoir qui donnait de mauvais conseils, je me sentais piégé. »

Jean a beaucoup souffert de son rôle de capitaine. Il dénonce un système nocif, puisqu’ils sont rémunérés pour chaque appel de réprimande passé à un manodvisor. « Même quand il y a une plainte liée à un problème de livraison, le conseiller à la vente se fait sanctionner, parce que ça augmente la paie du capitaine », déplore-t-il. Depuis cette expérience, il est en arrêt, en grande souffrance.

« J’étais sans cesse dans la peur, non seulement la direction était tout le temps après moi, mais je devais imposer la même chose aux autres. On devait procéder à des contrôles qualité pour tout et n’importe quoi et avertir voire menacer pour chaque petit problème : tu as mis tant de temps à répondre, tu as fait des fautes d’orthographe… » Parmi les sanctions, les conseillers pouvaient voir leur nombre de chats, donc de clients potentiels simultanés, baisser de 5 à 1.

Un système de rémunération qui encourage la délation

La situation a empiré lorsque ManoMano a expérimenté temporairement la rémunération à la satisfaction client, autrement dit à la note. À la base, un manodvisor touche 4 % de commission sur un panier validé, 5 % s’il est capitaine. De mauvaises notes pouvaient alors mener à la sanction mais aussi à la baisse du pourcentage.

« Parfois, on se prenait 4 ou 5 zéros de suite en quelques minutes, on se demandait, est-ce que ce sont les ”collègues” qui nous saquent parce qu’on vend mieux qu’eux ? La direction qui nous baisse la note pour moins nous payer ? Ça a complètement pourri l’ambiance », témoigne Alfred.

Luc assure que le système encourageait même la délation : « Quelqu’un m’a dénoncé parce que j’avais mis en pause une conversation avec un client qui ne répondait pas. On pouvait ainsi recevoir plusieurs avertissements ou réprimandes par semaine mais sans jamais d’explication ou même de faits. Cela générait beaucoup de stress. » Chaque retour de l’entreprise était systématiquement négatif. Aucun conseiller interrogé n’a jamais eu le sentiment d’être reconnu pour son travail ou son expertise technique.

Si la rémunération à la satisfaction a pris fin, la dégradation des conditions de travail s’est généralisée. En se développant, ManoMano a intégré plusieurs milliers de vendeurs dans sa base de données composée de millions d’entrées, avec des articles contrefaits. « Des particuliers peuvent même y acheter du glyphosate en Espagne, alors que c’est illégal, mais la direction s’en moque », soupire Luc.

Petit à petit, les conseillers de vente ont surtout fait du service après-vente : gérer les plaintes et réclamations toujours plus nombreuses des clients déçus, une activité… non rémunérée. Pire, pour promouvoir son application, la plateforme de vente promettait la livraison gratuite pour toute commande passée.

Des conseillers répondaient alors aux questions de clients qui allaient ensuite commander sur mobile et les commissions leur passaient sous le nez. Puis, l’entreprise s’est aussi embourbée dans un scandale de faux avis dénoncé par 60 Millions de consommateurs en avril 2023. Les conseillers étaient ainsi poussés à rédiger des commentaires 5 étoiles.

Résultat, ManoMano a lancé il y a six mois un plan de suppression d’un quart de ses effectifs (soit 230 emplois sur environ 900). Dans un communiqué, la direction invoque un « contexte économique international difficile, avec la guerre en Ukraine, l’inflation, etc. » Mais selon les conseillers, le site part à vau-l’eau. « On a fait remonter un bug : les clients ne pouvaient se faire livrer en point relais. Ils ont mis un mois à corriger ce problème technique », illustre Luc.

À mesure que les rémunérations baissent, les profils des « experts » changent aussi. Me Mention a remarqué que ceux-ci habitent plutôt dans de petits villages. Il n’est plus rare de croiser sur les chats des retraités ou des personnes en situation de handicap qui tentent ainsi de compléter leur maigre allocation ou pension. « Dernièrement, ManoMano a entraîné une intelligence artificielle sur les fiches produits qui répond aux questions à la place des conseillers, qui perdent encore des revenus, » soupire l’avocat. Contactée par l’Humanité, la direction ne nous a pas répondu.

* Les prénoms ont été changés.

ManoMano, une société arrosée de fonds publics

L’état de ManoMano est aujourd’hui assez loin de ses grandes ambitions. Il y a tout juste trois ans, la Banque publique d’investissement (BPI) se réjouissait : « ManoMano lève 355 millions de dollars pour accélérer sa croissance européenne et atteint une valorisation de 2,6 milliards de dollars. »

À chaque tour de table – l’entreprise a levé en tout 725 millions de dollars –, la BPI investissait directement, mais aussi avec son fonds Large Venture, qui veut « favoriser l’émergence de champions français ».

« La plateforme a essayé de capter le marché avec de l’argent public et en s’asseyant sur le droit du travail », résume Me Mention. Si l’entreprise bat aujourd’hui de l’aile, ses cofondateurs, Philippe de Chanville et Christian Raisson, se portent bien, puisque leur fortune est estimée à 500 millions d’euros selon Challenge.

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Source: https://www.humanite.fr/social-et-economie/autoentreprise/manomano-la-plateforme-de-bricolage-qui-demonte-le-code-du-travail

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