Sur internet, le Quimpérois Matthieu Lépine recense les accidents du travail mortels. Il a publié, en 2023, « L’hécatombe invisible » dans lequel il dénonce l’incurie de l’État sur le sujet. Il sera présent à Concarneau, le 24 février, aux côtés des familles endeuillées, lors d’une marche blanche.
Entretien réalisé par Guirec FLECHER.
Pourquoi les accidents mortels au travail sont-ils plus banalisés que d’autres drames ?
En France, les accidents du travail sont considérés comme des faits divers. Cela conduit à isoler chaque accident et à faire comme si cela ne faisait pas système. En réalité, tous ces accidents sont les conséquences d’une même organisation du travail qui est défaillante. On a aussi toujours cette idée de la fatalité, que l’accident fait « partie des risques du métier » et qu’il y aura toujours des morts au travail. C’est une logique mortifère car elle valide le fait qu’on puisse mourir au boulot et que c’est quelque chose d’acquis. Pourtant, nous avons bien créé l’Inspection du travail, le code du travail et la Sécurité sociale. Cela prouve bien qu’on peut réduire et limiter ces accidents. Le seul objectif qu’on doit avoir, c’est zéro mort au travail. Certains disent que c’est impossible. C’est horrible de se dire ça car cela voudrait dire qu’on accepte des dommages collatéraux et des décès qui peuvent, pourtant, être évités.
Les familles doivent souvent affronter un long combat judiciaire pour obtenir reconnaissance. Est-ce la double peine pour elles ?
Malheureusement, c’est toujours le même scénario : la famille, au-delà d’être plongée dans une peine incommensurable, démarre un combat qui va être terriblement long avec de multiples démarches à entamer au pénal et au civil. Il y a aussi la difficulté à trouver un avocat spécialisé alors que les entreprises ont, elles, de quoi se défendre. C’est le pot de terre contre le pot de fer. Les procès peuvent durer cinq, six et même dix ans. Je connais une famille qui a attendu 19 ans pour aller au bout de sa procédure. Pour les victimes, le deuil est impossible tant qu’elles n’ont pas toutes les réponses.
Accident du travail – @CaVautrin – 19 morts recensés en 2024
Quimperlé (29) : un salarié d’une entreprise de maintenance industrielle est décédé suite à l’explosion d’un fût de diluant.https://t.co/iqlSQcKsoh— Accident du travail : silence des ouvriers meurent (@DuAccident) January 19, 2024
La France est-elle mauvaise élève en la matière ?
Il faut regarder les chiffres qui proviennent de la Caisse nationale d’Assurance maladie (CNAM). Mais ils ne prennent en compte que les 20 millions de travailleurs du secteur privé rattachés au régime général, en oubliant les 10 millions restants (fonction publique, indépendants, etc.). Leurs derniers chiffres de 2022 montrent une forte augmentation du nombre de morts au travail, avec 738 morts uniquement dans le secteur privé. Soit le plus haut niveau depuis une vingtaine d’années ! Il faut donc rajouter à cela les agriculteurs ou encore les pêcheurs qui dépendent d’autres régimes… En les additionnant, on arrive à au moins 903 morts en France, selon une enquête de Politis. Ces chiffres sont sûrement sous-estimés car les auto-entrepreneurs, là encore, ne sont pas pris en compte : un livreur Uber Eats renversé par une voiture ne rentrera pas dans ces statistiques. On assiste pourtant à une hausse du nombre d’indépendants, ces dernières années. C’est un avantage pour les entreprises car elles n’ont pas de cotisations à payer pour ces salariés qui changent désormais de statut.
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Le gouvernement a lancé, en septembre 2023, une campagne de prévention. Est-il à la hauteur sur ce sujet ?
Tant mieux que cette campagne existe car le combat doit être mené à l’échelle nationale. Maintenant, on ne peut se limiter à quelques clips qui ne débouchent sur rien. En attendant, le code du travail est régulièrement attaqué, les CHSCT sont supprimés et les effectifs au sein des Inspections du travail plongent. Aujourd’hui, la France compte un inspecteur pour 10 000 à 11 000 salariés et des postes ne sont plus pourvus dans certaines régions. En comparaison, faire un clip ne coûte pas grand-chose.
\u25aa\ufe0f Il y a 20 ans, le 15 janvier 2004, le chalutier Bugaled Breizh (“Enfant de Bretagne”) sombrait dans la Manche causant la mort de ses 5 marins : Yves Gloaguen, Georges Lemétayer, Pascal Le Floch, Patrick Gloaguen, Éric Guillamet. Une grosse pensée pour eux et leurs familles. pic.twitter.com/gxqcsfUbio— Accident du travail : silence des ouvriers meurent (@DuAccident) January 15, 2024
Selon vous, les accidents au travail ne sont pas des faits divers mais avant tout l’expression d’un fait de société…
Chaque année, plus d’un million d’accidents du travail sont déclarés. Un phénomène qui se répète un million de fois, ce n’est peut-être plus un fait divers… Je trouve ça fou de voir, parfois dans la presse, au milieu de cambriolages et des accidents de voiture, qu’un ouvrier est mort sur un chantier. Les causes sont les mêmes, structurelles et liées à une organisation du travail qui est complètement défaillante. On assiste à une intensification générale du travail, une externalisation très forte de la main-d’œuvre et une précarisation de ces travailleurs. Là aussi, il faut agir sur ces leviers pour changer les choses. Tout ça n’est pas un hasard et on sait pourquoi.
À travers votre blog (matthieulepine.wordpress.com) et votre compte Twitter (X), vous mettez justement des visages derrière ces chiffres et statistiques…
Quand on met un visage, les gens sont beaucoup plus sensibilisés et concernés. On parle d’un mort mais quand on connaît son nom, son identité, qu’il avait des enfants et une famille, on est tout de suite dans l’empathie. C’est pour ça qu’il faut raconter ces histoires.
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