Militaires français en Afrique. Le trompe-l’œil de la «réarticulation»(AfriqueXXI-12/07/23)

Avril 2023, à Goré, dans le sud du Tchad. Des soldats français aident des militaires tchadiens à rénover un poste-frontière à la frontière centrafricaine.

Analyse · Sur fond de contestation grandissante sur le continent, le gouvernement français assure qu’il a appris de ses erreurs au Sahel et qu’il va revoir son dispositif militaire en Afrique. Une nouvelle architecture réfléchie sans le moindre débat démocratique, et qui a tout l’air d’un simple ravalement de façade. Cet article paraît simultanément dans le bulletin mensuel de l’association Survie, Billets d’Afrique n° 329, été 2023.

Par Raphaël GRANVAUD (*)

Il y a un an, au moment du retrait contraint des militaires français du Mali et de la débâcle de l’opération Barkhane, les Français avaient eu droit à une campagne de presse sur le thème des nouvelles bonnes résolutions de l’armée française. Le Niger, où s’était repositionnée une partie des troupes françaises, serait alors devenu, selon l’armée française, le « laboratoire » d’un nouveau « partenariat de combat ». La France, désormais, n’agirait plus que « sous commandement nigérien » dans le cadre d’une « une inversion partenariale »1.

Il faut croire que les retombées médiatiques n’avaient pas été jugées suffisantes. Un an après, le général de division Bruno Baratz, commandant des Forces françaises au Sahel (FFS) (le nom donné aux déploiements militaires au Niger et au Tchad depuis la fin de Barkhane), remet le couvert au moment où les autorités françaises s’apprêtent à communiquer sur l’évolution du dispositif et des bases militaires françaises en Afrique. Selon lui, il y aurait à l’œuvre une « position philosophique […] différente » nécessitant de « reformater les esprits » des militaires français2. Le Monde titrait le 2 juillet 2022 « Le Niger, laboratoire du nouveau “Barkhane” » ; près d’un an plus tard, une dépêche AFP intitulée « Le Niger, “laboratoire” de la France pour sa nouvelle approche militaire en Afrique » est reprise entre autres par Le Monde. Elle souligne à nouveau un « changement de paradigme » et nous assure que la consigne présidentielle de discrétion et de stricte adhésion aux besoins du pays hôte est « respectée à la lettre au Niger ». L’article de l’AFP est écrit par Daphné Benoit, correspondante défense de l’AFP et présidente de l’Association des journalistes de défense, passée notamment par l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN)3.

Un refrain bien connu

Dans une analyse publiée sur AOC, l’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan4, qui s’était montré très critique sur l’opération Barkhane, donne crédit aux propos du général Baratz comme aux commentaires de l’AFP, lesquels témoignent selon lui « du changement radical des modalités d’intervention de l’armée française en Afrique dans la lutte contre le djihadisme ». « Il faut reconnaître que les troupes françaises ont réellement changé leurs méthodes d’intervention, elles sont réellement placées sous commandement nigérien, elles interviennent réellement en appui aux forces nigériennes au niveau opérationnel, elles se font réellement discrètes. C’est un gros progrès, même s’il est bien tardif », estime l’anthropologue, qui juge néanmoins probable que « la mentalité de “corps expéditionnaire” », « les nostalgies coloniales » et « le sentiment de supériorité et la morgue de donneurs de leçons » n’ont pas pour autant disparu immédiatement des « comportements individuels sur le terrain »5. Ajoutons ceci : si la mesure de la réussite, comme l’affirment les militaires français, est désormais le retour des cultures dans les champs des paysans nigériens et non plus le nombre de djihadistes « neutralisés », il s’agit là encore d’un progrès.

Sources : senat.fr, Assemblée nationale, ministère des Armées, Afrique XXI. © Afrique XXI

On nous permettra toutefois de demeurer circonspects au vu d’une longue tradition d’instrumentalisation des armées africaines par l’armée française, d’ingérence de cette dernière, y compris dans le domaine politique, et d’une non moins longue tradition d’effets d’annonce des autorités françaises. Depuis soixante ans, la coopération militaire française est périodiquement justifiée par la supposée volonté de former des armées africaines à même de s’en émanciper. L’affirmation selon laquelle la France n’aurait plus « vocation » à jouer le rôle de « gendarme de l’Afrique » est un refrain qui a été entonné sous tous les présidents français. En février 2008, par exemple, pour contrebalancer l’image rétrograde et raciste donnée par le discours de Dakar, et juste après que l’armée française eut sauvé la dictature d’Idriss Déby Itno au Tchad, le président Nicolas Sarkozy, dans un discours prononcé en Afrique du Sud, promettait la fin de l’ingérence dans les combats africains (« un changement sans précédent »), le respect absolu du « principe de la transparence » dans les relations militaires franco-africaines, et assurait que la France n’avait « pas vocation à maintenir indéfiniment des forces armées en Afrique ».

Olivier de Sardan cite les propos de Kalla Moutari, ex-ministre nigérien de la Défense (2016-2019), à l’appui de son interprétation optimiste : « Aujourd’hui le commandement est nigérien, maître du terrain et des besoins. » Mais Moutari explique aussi : « Les Français nous apportent la formation, les Français nous apportent du matériel, nous devons mettre leur présence à profit pour acquérir les moyens de renseignements, pour utiliser au mieux la dimension aérienne dont nous ne disposons pas et profiter aussi de leur présence pour former nos forces spéciales »6.

En résumé, l’une des premières puissances militaires mondiales agit, en théorie, sous les ordres d’un des pays les plus pauvres de la planète auquel il fournit la formation, la technologie, le renseignement et la protection aérienne par drones ou avions de chasse – ainsi que des hommes qui, sur le terrain, risquent leur vie. Les coopérants militaires français qui conseillent l’état-major nigérien, dont on ignore d’ailleurs toujours le nombre, prennent évidemment une part active à l’élaboration de la stratégie à laquelle ils prétendent se plier, et on les imagine mal appliquer des ordres avec lesquels ils pourraient se trouver en désaccord. Les militaires français ne mènent plus d’opérations autonomes, comme ils le faisaient du temps de Barkhane sans même en référer aux autorités africaines, nous dit-on. Mais cette règle vaut-elle aussi pour les forces spéciales et leurs opérations secrètes ? À ce jour, nul ne le sait.

Circulez, y a rien à voir

S’il y a un point sur lequel on ne peut qu’être d’accord en revanche, c’est la discrétion cultivée au sujet des forces françaises encore présentes au Sahel. Du moins vu de France, où l’opacité règne toujours. « “Barkhane” est morte. Le nom de la nouvelle opération n’est pas encore connu », constatait Le Monde il y a un an. Le journal ne semble plus s’interroger sur cette étrange situation. Le général Baratz explique quant à lui : « Quand on me demande quel est le nom de cette nouvelle opération, puisque Barkhane a disparu, j’ai l’habitude de dire qu’il n’y a pas d’opération française ! Nous, on n’a plus d’opération, il y a uniquement celles de nos partenaires nigériens, tchadiens. » Les 2 500 soldats des Forces françaises au Sahel (FFS) ne sont pas en opérations extérieures (Opex) : circulez, y a rien à voir… Ils touchent pourtant la solde majorée des militaires en Opex, selon la lettre d’information Africa Intelligence7, et, sauf avis contraire, le surcoût de la présence militaire française sera bien décompté dans le budget des Opex. Mais s’il n’y a pas d’opération extérieure officielle, il n’y a pas non plus de contrôle parlementaire possible, comme le soulignait l’association Survie dès novembre 2022.

C’est bien pratique. L’explication du général Baratz a cette fois énervé l’ONG CCFD-Terre solidaire, dont le porte-parole, Robin Guittard, expliquait sur RFI : « On continue sur les mêmes erreurs, c’est-à-dire de mener une stratégie et une politique française dans cette région sans aucun débat démocratique, sans aucune consultation. […] Après dix ans d’échec de la politique qui a été menée par la France au Sahel, une des leçons à tirer, c’est que cette politique a été menée entre les quatre murs de l’Élysée, sans que les différentes forces vives démocratiques en France et au Sahel puissent donner leur opinion et puissent rétablir dans une autre direction une politique qui a failli. » Et d’appeler les « parlementaires français à s’emparer de cette question, questionner l’exécutif qui fait des annonces sans informer sur le statut, sur le mandat de ces militaires français »8.

Une gageure, pour la représentation nationale : à l’occasion du débat sur la loi de programmation militaire 2024-2030 en commission de la défense de l’Assemblée nationale, le député LFI Aurélien Saintoul avait déjà déposé un amendement pour que soit réalisé, dans un délai de trois mois, un rapport sur le bilan de l’opération Barkhane et la stratégie de l’armée française en Afrique. Il s’était vu répondre, sur un ton outragé, aussi bien par la majorité présidentielle que par les Républicains, qu’il était « scandaleux » et « malvenu » de vouloir « faire le procès de la politique africaine de la France au mépris des hommes tombés au Mali », lesquels auraient « sauvé des milliers de vie ».

« Faut-il baisser les bras ? »

L’autre volet sur lequel porte la volonté de discrétion française, c’est le maintien des bases militaires en Afrique. Lors de son discours du 27 février 2023, le président français avait assuré qu’il n’y aurait bientôt « plus de base militaire telles qu’elles existent aujourd’hui ». En réalité, il s’agit d’en réduire les effectifs (surtout en Côte d’Ivoire) – une « diminution visible », avait-il expliqué. On cherche aussi à associer à leur gestion des pays africains et peut-être européens. Rien de très nouveau : déjà, dans les années 2000, la France avait prétendu vouloir mettre ses bases militaires au service du projet de Casques bleus africains (les « Forces en attente » de l’Union africaine). Les réformes en cours ne concernent toutefois pas la base de Djibouti puisqu’elle « n’entre pas dans le cadre de la stratégie africaine mais dans la stratégie indopacifique », s’était justifié Emmanuel Macron. Cette réorganisation, qui ne concernerait pas non plus les bases « non permanentes » des Forces françaises au Sahel pour l’instant, « pourrait être dévoilé[e] en marge du discours que le chef de l’État prononcera lors du traditionnel défilé du 14 juillet »9.

Elle ne manquera pas d’alimenter une nouvelle vague de discours sur le désengagement militaire français de l’Afrique, discours presque aussi vieux et récurrent que les Opex françaises. Ni l’exécutif, ni les militaires, ni même les parlementaires ne l’entendent pourtant de cette oreille. Ils expliquent même l’inverse. « Faut-il baisser les bras et considérer que l’Afrique n’est plus notre affaire et se désengager au plus vite ? Bien au contraire, plus que jamais il faut agir mais différemment », explique par exemple le général Pellistrandi, rédacteur en chef de la Revue Défense Nationale10.

Dans un rapport publié le 12 mai 2023 au nom de la commission de la défense de l’Assemblée nationale au sujet du projet de loi de programmation militaire, les députés expliquent que « les forces de présence françaises en Afrique doivent évoluer, car elles cristallisent aujourd’hui une partie du sentiment antifrançais sur le continent ». Mais, précisent-ils, « la stratégie présentée par le chef de l’État évite l’écueil qui consisterait à remettre en cause entièrement notre présence militaire en Afrique et, par extension, notre influence sur le continent ». Ils soulignent ainsi l’intérêt des bases pour former les armées africaines, car « la formation représente […] un levier majeur d’influence et de consolidation des partenariats stratégiques ». Pas question non plus de renoncer à mener des opérations extérieures : « Les forces prépositionnées […] restent fondamentales pour maintenir notre capacité de projection militaire », assènent-ils. Le général Baratz le confirme, « le modèle que l’on veut promouvoir », c’est « ne plus être visible sur le temps long » sans s’interdire de regonfler ponctuellement les effectifs dont on pourrait avoir besoin : « Aujourd’hui, avec les moyens de projection dont on dispose, avec les avions gros-porteurs comme l’A400M, on peut assez facilement renforcer un dispositif. »

Puisqu’il s’agit de vanter les vertus de la nouvelle stratégie militaire de la France en Afrique, il faut bien concéder que l’opération Barkhane présentait quelques défauts. Pour la première fois, on trouve ainsi dans un rapport parlementaire l’expression « d’échec de la lutte contre le terrorisme au Sahel », même s’il s’agit aussitôt d’assurer qu’il y a « coresponsabilité » de cet échec avec « les dirigeants africains ». Le rapport mentionne également les enquêtes du journaliste Rémi Carayol (membre du comité éditorial d’Afrique XXI), du moins celles qui portent sur « l’héritage colonial » qui « reste très présent dans le logiciel de certains officiers militaires français en Afrique ». Mais, relativisent les députés, « si la persistance d’un univers colonial dans l’esprit de certains militaires français pose un problème moral et a parfois pu conduire à des choix tactiques contestables, elle n’est cependant pas en cause dans le rejet dont la France fait l’objet. Après tout, lorsque des accusations de bavures ont parfois visé l’armée française, la mobilisation n’a jamais été très importante ». Pas suffisamment importante en tout cas pour que ces accusations soient prises au sérieux par les députés français, qui préfèrent, dans leur grande majorité, relayer les dénégations systématiques de l’armée française.

Raphaël GRANVAUD

(*) Raphaël Granvaud est militant de l’association Survie pour laquelle il a écrit plusieurs ouvrages, portant notamment sur l’ingérence militaire française en Afrique.

Source: https://afriquexxi.info/Militaires-francais-en-Afrique-Le-trompe-l-oeil-de-la-rearticulation

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