Mines, usines… Une grève inédite contre la dégradation du débat public (Reporterre-25/03/25)

La Commission nationale du débat public avait par exemple organisé un débat sur le projet d’exploitation du lithium d’Imerys dans l’Allier. – Guillaume Imerys / CC BY-SA 4.0 / Wikimedia Commons

Les salariés et les garants de la Commission nationale du débat public sont en grève. Au nom de la démocratie, ils protestent contre la volonté du gouvernement de retirer les projets industriels de leur champ d’action.

Par Emilie MASSEMIN.

Une première dans l’histoire de l’institution. Mardi 25 mars, les dix salariés et les 300 garants de la Commission nationale du débat public (CNDP) sont appelés à faire grève contre un projet de réforme porté par le gouvernement retirant les projets industriels de son champ d’action.

Le décret qui devait la mettre en œuvre a été retoqué par le Conseil d’État, a révélé le média Contexte vendredi 21 mars. Mais l’exécutif n’a pas l’intention de s’en tenir là et devrait retenter le coup par voie d’amendement au projet de loi dit de simplification de la vie économique, dont l’examen a commencé en commission spéciale lundi 24 mars.

« Il n’y aura pas de régression environnementale aussi forte sans combat »

S’il était adopté, les projets de mines, usines et autres projets d’exploitation pétrolière pourraient être lancés sans que la population soit consultée ni même informée à leur sujet. « Par cette grève, nous voulons alerter l’opinion sur ce projet de réforme vraiment problématique et marquer le coup : non, il n’y aura pas de régression environnementale aussi forte sans protestation et combat », explique à Reporterre Florent Guignard, salarié à la CNDP.

Cette commission a été créée en 1995 par la loi Barnier pour organiser des débats publics sur les grandes opérations publiques d’aménagement d’intérêt national présentant un fort enjeu socio-économique ou environnemental. Elle est devenue une autorité administrative indépendante en 2002. EPR2 de Gravelines, éolien en mer, programmation pluriannuelle de l’énergie… Tous les derniers grands textes programmatiques et projets d’envergure sont passés par ses bureaux.

Actuellement, les industriels sont obligés de saisir la CNDP pour tout projet d’un montant supérieur à 600 millions d’euros, et sont libres de le faire s’il dépasse 300 millions d’euros. « La CNDP décide alors d’organiser soit une concertation préalable, soit un débat public, explique Florent Guignard. Ces procédures permettent de garantir que les citoyennes et citoyens concernés soient informés du projet et que celles et ceux qui le souhaitent puissent donner leur avis. » Deux droits inscrits depuis 2005 dans l’article 7 de la Charte de l’environnement, un texte à valeur constitutionnelle.

Une attaque sur la participation citoyenne

La réforme serait un rude coup pour la participation citoyenne. « À la place d’un débat public, le gouvernement propose une concertation préalable. Sauf qu’elle est facultative et que les porteurs de projets qui savent qu’ils ne sont pas d’intérêt général et qu’ils ont de gros impacts écologiques n’iront pas. C’est une belle hypocrisie », raille Danielle Simonnet, députée (groupe Écologiste et social) de Paris et membre de la CNDP.

La concertation préalable deviendrait aussi plus courte : quinze jours à trois mois, contre quatre à six mois pour un débat public. « Une réunion d’entrée, une réunion de sortie et c’est fini, on a le label CNDP à la fin du document qui montre que le minimum syndical en matière de démocratie participative a été fait », ironise François Gillard, qui a représenté la CGT à la CNDP de 2014 à 2024.

Cette restriction affaiblirait aussi l’autorité administrative indépendante. « Les projets industriels représentent la moitié de l’activité de la CNDP. C’est son activité la plus compréhensible et la plus emblématique », dit Florent Guignard. En outre, elle ne coûte rien aux contribuables puisque les débats publics sont financés par les porteurs de projets : 1 million d’euros environ pour un projet à 1,5 ou 2 milliards d’euros.

« Si cette activité s’arrêtait, la CNDP ne fonctionnerait plus qu’avec de l’argent public. Ce serait un argument supplémentaire pour ses opposants, qui diront qu’elle coûte trop cher », s’inquiète le salarié.

Des offensives qui s’enchaînent

Car cela fait des années que la CNDP est attaquée. Dès 2014, la loi de transition énergétique prévoyait la fin des débats publics pour les projets de lignes à haute tension, à la grande satisfaction de RTE. En 2021, un décret de la loi d’accélération et de simplification de l’action publique (Asap) relevait de 300 à 600 millions d’euros le seuil d’obligation de saisine de la CNDP pour les projets industriels. Sans parler des tentatives répétées de carrément supprimer la Commission : en 2023 par des députés Les Républicains (LR) et en 2024 par des députés Rassemblement national (RN).

L’ancien ministre de l’économie Bruno Le Maire lui-même avait proposé de la faire disparaître, avant de rétropédaler devant l’opposition du ministère de la Transition écologique. Quant à la restriction de son champ d’action, c’est un projet porté de longue date par les macronistes : l’ex-Premier ministre Gabriel Attal qui l’a annoncé dans son discours de politique générale, son successeur Michel Barnier qui a mis le décret en consultation le jour même de la censure de son gouvernement — alors qu’il a lui-même fondé la CNDP. Et désormais le Premier ministre François Bayrou, qui s’apprêtait à le signer avant son rejet par le Conseil d’État et envisage désormais de passer par voie d’amendement.

Un douteux gain de temps

Motif avancé pour justifier cet acharnement : le débat public rallongerait insupportablement l’implantation des projets et nuirait à la réindustrialisation du pays. S’en passer, « c’est six mois de gagné dans les procédures », vantait Gabriel Attal. Un argument fallacieux qui trahit une grande méconnaissance du fonctionnement de la CNDP, répliquent toutes les personnes interviewées par Reporterre.

« Le débat n’empêche en rien le projet d’avancer. Il se situe très en amont de sa mise en œuvre et les études techniques peuvent continuer en parallèle », balaie Ginette Vastel, représentante de France Nature Environnement (FNE) et membre de la CNDP. « Il y a ce mythe de l’entrepreneur découragé par les lourdeurs bureaucratiques de la France. Sauf que la saisine n’est obligatoire que pour les projets supérieurs à 600 millions d’euros. Et je ne pense pas que c’est à cause du débat public que des projets type EPR prennent du retard », commente Florent Guignard, exaspéré.

« Il y a des industriels qui rechignent »

C’est peut-être plutôt parce que la CNDP oblige les industriels à faire preuve de transparence que le bât blesse. « Il y a des industriels qui rechignent car ils savent qu’ils vont soumettre leur projet à la critique. On les force à parler de choses qu’ils n’ont pas envie d’aborder, on fait intervenir des experts indépendants et on donne la parole à tout le monde, y compris aux oppositions. Ce n’est pas simple », raconte Florent Guignard.

Le dossier du maître d’ouvrage, somme considérable d’informations validée par la CNDP et mise à disposition du public, est un document à très fort enjeu. « Souvent, la saisine, confidentielle, ressemble à une plaquette publicitaire. On leur répond qu’il faut y mettre beaucoup plus de choses : les données environnementales et socio-économiques, les retombées fiscales, sociales, etc. y compris en menaçant de recourir à la Commission d’accès aux documents administratifs », témoigne François Gillard.

Ce document participe ainsi à la construction d’une expertise citoyenne et associative sur les projets, et est soupçonné de fournir la matière pour des contentieux à venir. Pourtant, c’est l’inverse qu’observent les membres et les salariés de la CNDP. « Ses pouvoirs ont été élargis aux projets industriels en 2016, suite à la mort de Rémi Fraisse sur le site du projet de barrage de Sivens, pour déminer les conflits », rappelle Florent Guignard.

Un décret massivement rejeté

Même si l’objectif d’un débat « n’est pas d’améliorer l’acceptabilité des projets », insiste le salarié, nombre d’industriels s’aperçoivent qu’il est l’occasion de mieux connaître un territoire et ses habitants et d’améliorer le projet pour éviter les oppositions. C’est ainsi à l’issue de tels débats que le parc éolien initialement prévu au large d’Oléron a été déplacé de plusieurs kilomètres, rappelle la CNDP dans une déclaration de mai dernier.

La consultation sur le projet de décret organisée à la fin de l’année dernière a d’ailleurs mis en évidence l’attachement des répondants à la CNDP : « Sur plus de 4 000 avis, il n’y en avait que 11 favorables au décret », rapporte Florent Guignard.

« On ne veut pas que le peuple se mêle des enjeux écologiques »

Ce projet de restreindre le champ d’action de la CNDP s’inscrit dans un contexte plus large où la démocratie participative est maltraitée. Les quinquennats d’Emmanuel Macron ont été marqués par l’organisation du grand débat national — que Chantal Jouanno, alors présidente de la CNDP, avait d’ailleurs refusé de piloter —, et des conventions citoyennes pour le climat et sur la fin de vie.

Plus récemment, François Bayrou a annoncé des conventions citoyennes décentralisées sur la question « qu’est-ce qu’être français ? » Mais les cahiers de doléances ont été traités par le mépris et les conclusions des conventions peu mises en œuvre en matière de climat, et carrément rejetées pour la fin de vie.

« C’est très problématique. Cela montre que la parole citoyenne ne mérite pas qu’on la suive, ne serait-ce que dans les grandes lignes. Et ce mépris et cette indifférence du pouvoir à ce que veulent les citoyens alimentent très fortement la défiance dont il fait l’objet aujourd’hui », alerte Loïc Blondiaux, politologue spécialiste des questions de démocratie et de participation citoyenne et membre de la CNDP. « Ce participatif-washing décrédibilise les démarches sincères, comme celle de la CNDP, en renforçant l’impression que quoique vous disiez, ça ne changera rien », abonde Florent Guignard.

Certes, reconnaît-on aussi, la CNDP n’est pas un outil parfait. Ses avis ne sont pas contraignants. Son histoire est marquée par des débats houleux et des critiques très vives, en particulier en matière de projets nucléaires. « Mais ce n’est pas parce qu’elle est insuffisante qu’il faut l’affaiblir, insiste Danielle Simonnet. Cette réforme gravissime va à rebours de l’histoire : on ne veut pas que le peuple se mêle des enjeux écologiques, on ne veut pas permettre une démocratie qui s’exerce sur les projets industriels. C’est vraiment une régression à la Trump. »

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Source: https://reporterre.net/Mines-usines-Une-greve-inedite-contre-la-degradation-du-debat-public

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/mines-usines-une-greve-inedite-contre-la-degradation-du-debat-public-reporterre-25-03-25/

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