Nicolas Legendre : “On a assimilé le développement de l’agro-industrie à celui de la Bretagne dans son ensemble”, (Marianne-18/04/23)

Dans « Silence dans les champs », le journaliste Nicolas Legendre décrypte la mécanique du « système » agro-industriel breton et son corollaire : la violence exercée pour faire taire les récalcitrants. « Pour certains, le quotidien a commencé à ressembler à un chemin de croix à partir du moment où ils se sont opposés publiquement à la stratégie d’une instance agricole », explique-t-il.

C’est un livre aussi important pour les Bretons que pour tous ceux qui s’intéressent à ce qu’ils ont dans leur assiette. Dans Silence dans les champs (Éditions Arthaud), le journaliste Nicolas Legendre, correspondant du Monde en Bretagne, détricote les rouages du « système » agro-industriel qui s’est déployé dans la péninsule depuis les années 1960 et nourrit l’équivalent de 22 millions de personnes chaque année. Ce système, dont on connaît les conséquences environnementales avec le développement des algues vertes, traverse une crise profonde, entre diminution du nombre d’agriculteurs et hausse des métiers éprouvants dans les usines, mais peine à évoluer.

C’est sur les logiques profondes de cet immobilisme que l’auteur, lui-même originaire de la région et fils d’éleveur, a longuement enquêté. Nicolas Legendre lève le voile sur ce dont les Bretons ne parlent et que les touristes ignorent : les pressions, les menaces, voire les violences exercées contre ceux qui s’opposent au modèle dominant ou empruntent une autre voie. Lesquels sont assimilés à des « fainéants », des « koll boued » en breton (littéralement, « celui qui gaspille la nourriture qu’on lui donne »), ce qui équivaut à l’ostracisation et à d’éternels regards moqueurs. Entretien.

Editions Arthaud / DR

Marianne : C’est un livre sur la Bretagne mais pas seulement. Vous écrivez que la péninsule est un « cas d’école » pour comprendre le système agro-industriel. En quoi la péninsule a-t-elle été un « laboratoire » selon vous ?

Nicolas Legendre : La Bretagne s’est engagée corps et âme dans l’agriculture dite moderne alors qu’elle était très peu industrialisée. Elle a alors sauté dans la modernité et tout le monde a été aspiré, ce qui a transfiguré les paysages et la société. Cela a engendré un « tout » qui n’a pas de nom. Or, c’est un véritable système agro-industriel, dont le fonctionnement repose sur une idéologie : le productivisme. Soit un système de production qui a pour objectif l’accroissement maximum des volumes produits, le recours à beaucoup d’intrants, de mécanisation et peu de main-d’œuvre.

Le fonctionnement de ce « système » et ses logiques sont peu évoqués en Bretagne. Ce livre vous a d’ailleurs valu d’être vilipendés jusque dans l’hémicycle du conseil régional de Bretagne. « On se laisse taper dessus par un journaliste. Il y a un moment où il faut réagir, où on ne peut pas se laisser faire ! » vous a reproché l’élu de droite Stéphane de Sallier Dupin. Qu’est-ce que ce « on » que vous auriez offensé ?

C’est un cas d’école. C’est une manière de dire que remettre en cause ce système, qui est avant tout économique et industriel avant d’être agricole, revient en fait à remettre en question le peuple breton, voire l’essence même de la Bretagne. Pour moi, cela relève de mécanismes mentaux qui sont à questionner. Avec ce « on », on a assimilé le développement de l’agro-industrie à celui de la région dans son ensemble, comme si de la bonne santé de l’une dépendait celle de l’autre. Telle qu’elle a été développée, l’agriculture a été un levier de développement majeur, c’est indéniable. Mais il ne fait pas se raconter d’histoires. Il y a eu d’autres activités importantes, dans la défense, les télécoms, le tourisme… Et s’il n’y avait pas eu le modèle agro-industriel, il y aurait pu en avoir un autre.

Vous décrivez donc un système opaque à première vue, qui a pour « corollaire » une réalité nébuleuse et violente. Vous racontez que des « ombres » empoisonnent des truies dans les porcheries, déversent des antibiotiques dans le lait fraîchement collecté de certains éleveurs, ou que des prêts sont soudainement refusés à des agriculteurs jugés « récalcitrants » C’est un sujet tabou et méconnu en Bretagne. Pourquoi ?

Il y a une chape de plomb, un silence fort, même si la parole s’est un peu libérée depuis la médiatisation de ce qui est arrivé à mes consœurs Morgan Large et Inès Léraud. L’une des raisons à cela, c’est que ce n’est pas quelque chose de systématique, c’est assez gazeux. Il peut par exemple arriver des bricoles à un paysan qui va se plaindre de sa coopérative dans le Finistère et il n’arrivera rien à un gars qui a le même profil en Ille-et-Vilaine. Mais j’ai recueilli près d’une cinquantaine de témoignages de gens pour qui le quotidien a commencé à ressembler à un chemin de croix à partir du moment où ils se sont opposés publiquement à la stratégie d’une instance agricole, qu’ils ont milité dans un syndicat agricole minoritaire ou dans une association environnementale.

Et il y a plein de façons de faire payer quelqu’un, d’autant plus quand on est dépendants pour son activité d’un grand nombre d’entités, comme c’est le cas des paysans. Il y a les banques, les organismes financiers, la MSA (Mutualité sociale agricole), les assurances… Cela peut venir de partout et c’est gazeux. Il n’y a évidemment pas un bureau du productivisme, avec un représentant clairement établi qui menacerait les autres. C’est une nébuleuse d’intérêts convergents ou divergents, qui se cooptent ou s’opposent, mais qui ont globalement intérêt à ce que le système perdure.

« L’Église a été une matrice et un vecteur pour le productivisme. »

Et cela fonctionne ?

Je ne veux pas faire de plans sur la comète, mais rien ne laisse penser qu’on va vers une inflexion majeure. Quand la Bretagne a subi les marées noires, la population s’est mobilisée très vite et très fort. C’était un péril qui venait de l’extérieur. Actuellement, on continue à subir des marées vertes mais on agit à la marge. Peut-être parce que c’est un problème qui vient de l’intérieur.

Vous insistez aussi sur le rôle très important qu’ont joué certains leaders agricoles bretons, comme Alexis Gourvennec*. Ils ont comme particularité d’être presque tous passés par une institution religieuse : la Jeunesse agricole catholique (JAC). En quoi l’Église a joué un rôle dans cette construction ?

L’Église a été une matrice et un vecteur pour le productivisme. Une matrice parce que beaucoup de leaders et de notables très liés au clergé local se sont imposés comme des maîtres à penser, des encadrants des révolutions agricoles dès le début du XXe siècle. Et l’Église a été un vecteur, notamment via la Jeunesse agricole catholique (JAC). Cette institution a eu un rôle ambivalent. Elle a été un formidable mouvement d’émancipation pour beaucoup de ruraux bretons. Mais à travers ses leaders, elle a porté un big bang conceptuel au début des années 1960 : le mariage de l’acceptation de l’économie de marché, une fascination pour la technoscience et une forme de messianisme travaillée par l’idée de nourrir le monde. Les territoires bretons qui ont connu la plus importante intensification des exploitations agricoles sont aussi ceux qui ont été les plus marqués par l’influence du clergé et de la JAC.

Face à cela, quel rôle a joué l’État ?

Depuis le départ, le système ne fonctionne pas sans l’État. C’est ainsi de l’argent public qui a permis de détruire les haies et les talus pendant le remembrement. En soi, ce n’est pas un problème que l’agriculture soit subventionnée, le problème c’est peut-être ce qui en a été fait. On peut observer qu’il y a eu une forme de consanguinité entre les barons du RPR (Rassemblement pour la République) et l’élite agro-industrielle, quand le patron de l’usine était souvent aussi le maire.

Mais il faut aussi voir qu’un rapport de force s’est instauré à partir du moment où certains syndicats ont pris l’habitude d’appeler ou d’encourager à des manifestations violentes. Il y a eu un déferlement de manifestations parfois très violentes pendant 30 ans. Beaucoup d’élus ont eu une peur bleue de la jacquerie.

« N’y a-t-il pas eu des manipulations de la masse paysanne par certains leaders ? »

Le système que vous décrivez a permis à certaines familles de bâtir de grandes mais discrètes fortunes, qui tranchent avec le lot de la grande majorité des agriculteurs et des ouvriers bretons. Vous expliquez que le poids de certains industriels peut être comparé à celui des nobles dans une région où des formes de féodalité ont longtemps subsisté…

En disant cela, je marche sur des œufs. Mais en Bretagne, des caractères féodaux, des systèmes de domination, ont perduré plus longtemps qu’ailleurs. On peut faire un parallèle entre certains barons de l’agro-industrie du XXe siècle et les seigneurs d’antan. Jacques Tilly [ancien maire et propriétaire d’abattoirs à Guerlesquin] avait ainsi fait construire un pont-levis à l’entrée de son siège social. L’une des questions c’est : à qui ont profité les coups de force et les manifestations violentes ? N’y a-t-il pas eu des manipulations de la masse paysanne par certains leaders ?

Quand on regarde les chiffres, on constate qu’il reste 55 000 paysans en Bretagne. C’est six fois moins qu’en 1970. Certes, ils étaient sans doute trop nombreux à l’époque, il restait encore des modèles d’autosuffisance, d’autarcie… d’accord. Mais c’est quand même étonnant de voir une corporation qui, pour se sauver, fait en sorte que ses membres soient de moins en moins nombreux. Et entre-temps, c’est toute une culture paysanne, des solidarités, qu’on a rayé de la carte. Avec le remembrement [la suppression des talus pour agrandir les parcelles], ce sont des repères séculaires voire millénaires qui ont été détruits. Il n’y a d’ailleurs aucune mémoire du remembrement, personne n’a représenté ça. Or, les gens ont vécu quelque chose d’ambivalent, à la fois positif et très violent. Il n’y a jamais eu de psychanalyse collective comme il n’y a pas de débat collectif sur le système.

* Né dans une famille de paysans du nord du Finistère, Alexis Gourvennec (1936-2007) est devenu un important syndicaliste agricole et a tenu dans sa main de nombreux leviers économiques, en défendant farouchement l’essor du productivisme. Une statue symbolisant « tout le travail qu’il a réalisé pour la Bretagne​ » a été dressée dans la Vallée des saints de Carnoët (Côtes-d’Armor), où il trône avec de véritables saints religieux bretons (saint Malo, sainte Anne…). Comme un symbole, Nicolas Legendre relève dans son livre qu’Alexis Gourvennec est le seul personnage contemporain à avoir été ainsi honoré.

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