Non, Amnesty n’est pas une organisation de gauche, alors pourquoi tout ce ramdam ? ( Investig’Action – 24/08/22 )

On a beaucoup glosé sur le récent rapport d’Amnesty International relatif aux transgressions de l’armée ukrainienne dans la guerre avec la Russie. C’était pourtant un rapport équilibré et prudent. Les attaques contre cette organisation qui défend les droits de l’homme sont tout sauf innocentes. Contexte et perspectives autour de cette question. 

Un rapport remarquable 

Le 4 août, Amnesty International a publié un rapport sur la façon dont les tactiques de combat de l’armée ukrainienne mettent en danger les civils. Ce qu’elle fait en construisant des bases et en utilisant des systèmes d’armes dans des zones résidentielles, des écoles et des hôpitaux densément peuplés.

Amnesty a rédigé des dizaines de rapports sur les violations commises par l’armée russe dans cette guerre. Cette fois, il s’agissait du côté ukrainien de l’histoire. Un rapport des Nations unies et un autre du Spiegel étaient parvenus à des conclusions similaires à celles d’AI.

Le rapport est prudent. Il pointe également du doigt la Russie. « Le fait que l’armée ukrainienne place des objets militaires au sein de zones peuplées ne justifie en aucun cas les attaques russes aveugles.” 

Dans ce rapport, Amnesty mentionne d’ailleurs uniquement l’utilisation de civils comme boucliers humains. Elle ne dit pas un mot de l’utilisation de bombes à sous-munitions [1] ou de mines papillon [2], du bombardement de la centrale nucléaire de Zaporijia ni de la torture des soldats russes capturés. 

Une mine papillon. Source : Twitter

Quoi qu’il en soit, ce rapport constitue une première remarquable. C’est la première fois qu’une grande organisation occidentale de défense des droits de l’homme dénonce le comportement de l’armée ukrainienne. Jusqu’alors, il n’y avait eu que des condamnations des crimes de l’armée russe. 

Une tempête de critiques 

Les réactions ne se sont pas fait attendre. Une tempête de critiques a suivi le rapport. De grands médias tels que le Washington Post, le Telegraph ou Bloomberg ont accusé Amnesty de « blâmer les victimes » et d’agir comme des « idiots utiles » au profit de Poutine. Ils ont parlé de la « faillite morale » d’Amnesty et de son « obsession anti-occidentale ». 

Le gouvernement ukrainien a réagi avec fureur. Le président Zelensky, dans un discours à la nation, a condamné le rapport et a accusé Amnesty International de « tenter d’amnistier l’État terroriste et de faire passer la responsabilité de l’agresseur à la victime de l’agression ». 

Le ministre des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba, a déclaré sur Twitter que le rapport « déforme la réalité, dépeint une fausse équivalence morale entre l’agresseur et la victime, et renforce les efforts de désinformation de la Russie ». Il s’agit selon lui d’une fausse « neutralité », pas de véracité. »

La section ukrainienne d’Amnesty elle aussi s’est fermement opposée à la publication du rapport. La directrice de la section, Oksana Pokalchuk, a déclaré : « Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour empêcher que ce rapport soit rendu public ». 

En raison de la pression intense, l’organisation de défense des droits de l’homme a été contrainte de s’excuser pour la « souffrance causée », quelques jours après la publication du rapport: « Amnesty International regrette profondément la détresse et la colère que notre communiqué de presse sur les tactiques de combat de l’armée ukrainienne a provoquées. » 

L’organisation est toutefois restée pleinement fidèle à ses conclusions. Auparavant, CBS, l’une des trois plus grandes chaînes de télévision commerciales des États-Unis, avait partiellement retiré un documentaire sur les livraisons d’armes à l’Ukraine, suite aux pressions exercées par le gouvernement de Kiev. Amnesty n’a pas cédé à la pression. 

Trois générations de droits de l’homme 

Pour discréditer Amnesty, certains vont jusqu’à la qualifier d’organisation d’extrême gauche. Mais ce n’est absolument pas le cas. Pour être bien clair, examinons les différents types de droits de l’homme. 

Il existe trois types ou générations de droits de l’homme. La première génération est celle des droits dits civils et concerne la liberté et la participation à la vie politique. Ils ont été introduits après la Révolution française de 1789 et ont servi à protéger la bourgeoisie émergente contre la toute-puissance du roi et de la noblesse. 

Ils comprennent la liberté d’expression, l’égalité devant la loi, la liberté de culte, le droit à la propriété privée, le droit à un procès équitable, le droit à la vie privée. 

La deuxième génération est constituée des droits sociaux, économiques et culturels. Ils sont liés à l’égalité. Ils sont nés sous l’impulsion du mouvement ouvrier émergent et des pays socialistes. Avec ces droits, le gouvernement garantit l’égalité de conditions et de traitement à la population civile. 

Il s’agit du droit à la nourriture, au logement, à l’éducation, aux soins de santé, au travail, aux loisirs, à la sécurité sociale, à des salaires équitables, etc. 

La troisième génération peut être décrite comme des droits collectifs ou droits des peuples. Ils sont devenus populaires dans les pays du Sud pendant la décolonisation. Ces droits concernent un ordre mondial juste et doivent garantir que chaque pays puisse poursuivre sa propre voie autonome. 

Il s’agit notamment du droit à la souveraineté, au développement économique et social, aux ressources naturelles, au patrimoine culturel, à un environnement sain et à la durabilité (pour les générations futures). 

Le prisme occidental 

Chacune des trois générations est importante, mais les élites occidentales ont réussi à limiter le champ de vision principalement à la première génération. Afin de maintenir le fossé entre les riches et les pauvres, il est avantageux de ne pas considérer les droits sociaux et économiques. Afin de maintenir la domination du Nord sur le Sud, il est également utile de ne pas parler des droits des peuples. 

On se concentre donc sur les droits civils et politiques. Et en outre, ils sont appliqués à la carte. Dans le cas de pays amis comme l’Arabie saoudite ou Israël, on ferme bien fort les yeux lorsque ces droits sont bafoués. En revanche, les pays non amis comme l’Iran, le Venezuela ou la Chine sont placés sous la loupe dès qu’il s’agit de ces droits. 

Une fois que la vision dominante des droits de l’homme en Occident est devenue une valeur commune, elle peut être utilisée comme une arme politico-idéologique. Par le biais d’une politique des droits de l’homme, les États-Unis et l’Occident tentent alors de donner une image négative de certains pays et de les isoler diplomatiquement. 

Depuis l’avènement du président Reagan dans les années 1980, la « campagne pour les droits de l’homme » s’est considérablement intensifiée. Dans une tribune parue dans le New York Times et intitulée « Pourquoi nous devrions soutenir les droits de l’homme », John McCain, l’un des principaux sénateurs républicains, a écrit ce qui suit : 

« Nous sommes le principal architecte et défenseur d’un ordre international régi par des règles issues de nos valeurs politiques et économiques. Ces règles nous ont rendus énormément plus riches et plus puissants. » Difficile d’être plus clair que ça. 

D’où parle Amnesty International ? 

Comme la plupart des autres organisations occidentales de défense des droits de l’homme, Amnesty se concentre principalement sur la première génération de droits de l’homme. Ce faisant, elle adopte le récit dominant et fait donc souvent le jeu des intérêts occidentaux. 

Aux États-Unis, il existe depuis longtemps une porte-tambour entre le personnel des principaux groupes de défense des droits de l’homme et le gouvernement. En Europe, c’est peut-être moins le cas, mais cela existe. En outre, il ne faut pas sous-estimer la pression exercée par les principaux donateurs, qui favorisent le scénario dominant. 

Traditionnellement, Amnesty a ignoré les structures de pouvoir qui maintiennent la domination occidentale sur le reste de l’humanité. Les actions d’un gouvernement de gauche qui tente d’arrêter une violente contre-révolution sont mises sur le même plan que celles d’un État impérialiste impitoyable qui persécute une minorité. 

En Bolivie, Jeanine Anez a été nommée présidente par les militaires après un coup d’État militaire en 2019. Son gouvernement s’est rendu coupable de répression brutale contre la résistance populaire. La décision du gouvernement nouvellement élu de la poursuivre pour un grand nombre de massacres a été considérée par Amnesty International comme un  » modèle de partialité du système judiciaire ». 

Le Morning Star note que ce n’est pas une preuve de partialité mais le résultat d’une « approche individualiste qui ignore les relations de pouvoir déterminant l’exploitation, l’oppression, la résistance et la révolte ». 

C’est pourquoi Amnesty ne pouvait pas accepter que Nelson Mandela soit considéré comme un « prisonnier de conscience ». Pour AI, la lutte révolutionnaire armée est identique à la répression armée de l’État.

C’est également la raison pour laquelle Amnesty accorde plus de poids à l’arrestation d’un magnat des médias à Hong Kong qu’à l’éradication de la pauvreté absolue de centaines de millions de personnes en Chine. 

C’est la même histoire avec Cuba. Le rapport Amnesty de 2021 se concentre sur quelques dissidents et sur le fait que certains hôpitaux n’ont pas pu faire face à l’afflux de patients Covid à un moment donné. Il ne dit pas un mot sur le blocus meurtrier qui maintient le pays dans un étau économique. 

À la suite d’une panne dans une usine cubaine de production d’oxygène, il y a eu une grave pénurie d’oxygène pour ventiler les patients gravement malades de Covid. Le blocus américain a empêché l’achat urgent d’oxygène. Ce qui a causé la mort injustifiable de centaines de patients cubains. Le rapport ne dit pas un mot à ce sujet.

Amnesty n’échappe pas non plus au fait de jouer les droits de l’homme à la carte vis-à-vis des nations amies et non amies. Par exemple, elle considère le dissident russe Navalny comme un prisonnier d’opinion, mais pas les lanceurs d’alerte Assange, Snowden ou Chelsea Manning [3]. 

Au-delà de l’autocensure 

Il y a donc beaucoup à redire sur l’approche d’Amnesty. Leur politique est tout sauf de gauche, mais cela ne nous empêche pas de défendre l’organisation contre les attaques de la droite. Parce qu’avec leur complément, les forces de droite tentent de faire taire toute voix dissidente. 

Ils essaient également de promouvoir une version hollywoodienne du monde, dans laquelle les Occidentaux sont les gentils qui ne peuvent rien faire de mal et où leurs opposants sont les méchants qui, par définition, se comportent mal. 

Bien sûr, des crimes de guerre ont été commis sous le pouvoir de « nos » adversaires, qu’il s’agisse de Poutine, d’Assad, de Kadhafi ou des Talibans. « Mais se concentrer sur ces crimes est trop souvent une excuse pour ne pas aborder les crimes de guerre occidentaux, et ainsi rendre possibles des agendas qui servent les intérêts des industries de guerre occidentales », selon le journaliste et auteur Jonathan Cook

Les reportages sur la guerre en Ukraine et la situation des droits de l’homme sont presque entièrement regardés à travers le prisme des priorités de la politique occidentale. Même l’auteur du rapport d’Amnesty, dont nous avons parlé ici, admet « que le degré d’autocensure sur cette question [les crimes de guerre ukrainiens] a été assez extraordinaire ». 

Ce rapport d’Amnesty rompt avec cette unilatéralité. La raison pour laquelle une organisation non gouvernementale occidentale très respectée brise le mur de l’autocensure est sans doute double. 

Tout d’abord, les doutes se multiplient, tant au sein d’une partie de l’establishment que dans la population ordinaire, quant à l’approche belliqueuse de l’Occident dans cette guerre. Avec la crise énergétique qui s’annonce en hiver, ces doutes vont encore s’accentuer. Par extension, l’opinion évolue lentement : outre le comportement criminel de l’armée russe, celui de l’armée ukrainienne n’est plus tolérable lui non plus.

Ce doute est sans doute également ressenti au sein de l’organisation AI elle-même. Une partie des supporteurs et peut-être aussi du personnel n’aura pas jugé bon que l’organisation se concentre unilatéralement sur les crimes de la Russie. 

Amnesty utilise principalement le premier type de droits de l’homme et ne rompt généralement pas avec l’approche occidentale. Mais ce n’est pas nécessairement une fatalité. Sur la question palestinienne, il y a eu beaucoup de pression de la base au sein de l’organisation, avec des résultats. AI a publié un rapport novateur qualifiant Israël d’État d’apartheid. C’est susceptible de se répéter. 

Source originale: De Wereld Morgen

Traduit du néerlandais par Anne Meert pour Investig’Action 

Notes : 

[1]  Une bombe à sous-munitions  contient un grand nombre de bombes plus petites dites sous-munitions. Lorsqu’une bombe à sous-munitions est larguée, elle s’ouvre en l’air et disperse des dizaines voire des centaines de sous-munitions sur un territoire qui peut couvrir plusieurs terrains de football. 

[2] Une mine papillon est un type de mine terrestre qui est larguée depuis les airs. La charge explosive est petite, destinée à blesser, pas à tuer. Le nom « papillon » fait référence à sa forme en ailes. Ses propriétés aérodynamiques facilitent sa propagation sur une grande surface lorsqu’elle est larguée comme une bombe à sous-munitions. Une bombe papillon mutile la victime qui entre en contact avec elle. 

[3] Chelsea E. Manning était un soldat américain en Irak. Sur WikiLeaks, elle a divulgué un enregistrement vidéo d’une attaque d’hélicoptères américains à Bagdad. Elle a été condamnée mais libérée anticipativement après avoir été graciée par Barack Obama. Cependant, elle a été à nouveau détenue de mars 2019 à mars 2020 pour avoir refusé de témoigner dans l’enquête contre WikiLeaks et Julian Assange. 

Source : Non, Amnesty n’est pas une organisation de gauche, alors pourquoi tout ce ramdam ? | Investig’Action (investigaction.net)

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