
EDF veut implanter deux EPR2 sur le site nucléaire du Bugey, dans l’Ain. Un débat public se tient jusqu’à fin mars pour discuter d’un chantier… qui semble déjà acté. Les activistes antinucléaires préparent la réplique.
Par Moran KERINEC.
Loyettes (Ain), Vaulx-en-Velin (Rhône), reportage
« Voilà. C’est ici que seront implantés les EPR2. » Anne-Marie Brunet balaie le champ du regard. Quelques épis de maïs oubliés jonchent la terre. Devant elle, les quatre cheminées du site nucléaire du Bugey se découpent à l’orée des arbres. Directrice d’une école primaire à Loyettes, à 40 kilomètres à l’est de Lyon, également conseillère municipale sans étiquette, elle possède 2,96 hectares des terres agricoles à proximité de la centrale. EDF souhaite les acquérir pour y bâtir une paire de réacteurs nucléaires nouvelle génération, dits « EPR2 ». Mais Anne-Marie ne vendra pas. Si l’électricien désire étendre son usine atomique, il faudra l’exproprier.
L’institutrice a reçu le premier courrier de la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) en 2018. Cette année-là, un représentant de la Safer lui a indiqué être missionné par EDF pour prospecter l’acquisition de 336 hectares, sans lui en préciser le motif. Les masques sont tombés en 2022 quand Emmanuel Macron a annoncé la construction de trois paires d’EPR2, officialisées en 2023 sur les sites de Penly (Seine-Maritime), Gravelines (Nord) et du Bugey (Ain).

Pour EDF, enraciner ces réacteurs dans l’Ain est une évidence. Son bassin industriel et son climat politique sont favorables à l’atome. Les collectivités locales réclament en chœur l’EPR2. À Loyettes, le maire et plusieurs de ses adjoints sont eux-mêmes retraités d’EDF. « Regardez à la sortie de la commune : j’ai installé un panneau Non aux réacteurs EPR sur un petit terrain qui m’appartient et la mairie a planté des arbres et un affichage municipal pour en cacher la vue », observe Anne-Marie.
Contactées, les mairies de Loyettes et Saint-Vulbas — où se situe le site du Bugey — n’ont pas répondu à Reporterre.
Devis à 100 milliards
Sur le papier, le projet promet aux communes d’alléchantes retombées économiques. La construction des EPR2 fait miroiter jusqu’à 8 000 emplois au plus fort du chantier, puis 2 000 pour les faire tourner à l’horizon 2045. Selon EDF, l’électricité produite correspondrait à 40 % de la consommation annuelle de l’Auvergne-Rhône-Alpes. Mais des ombres planent sur le dossier. D’abord estimé à 51,7 milliards d’euros, le devis des trois paires d’EPR2 a déjà dérapé à 67,4 milliards, et pourrait dépasser les 100 milliards selon la Cour des comptes. Le coût précis des EPR2 du Bugey n’est pas connu.
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Ce brouillard budgétaire n’inquiète pas les élus de l’Ain. Le schéma de cohérence territoriale (Scot) a déjà été modifié en 2023 pour accueillir les futurs réacteurs ainsi que les infrastructures routières et hôtelières destinées aux ouvriers du nucléaire. La quasi-totalité des 220 hectares nécessaires aux EPR2 a déjà été acquise par EDF. Selon Anne-Marie Brunet, une partie des terres agricoles a été cédée à un prix plus que généreux, fixé par la Safer, elle-même missionnée par l’électricien : « Celles qui valaient 35 à 40 centimes le mètre carré en 2018 sont estimées à 7 euros aujourd’hui. » Joint par Reporterre, EDF a refusé de commenter ces montants.
Face aux promesses d’emplois, l’institutrice oppose les risques de l’atome. Elle-même y a été sensibilisée par l’association Sortir du nucléaire (SDN), qu’elle a intégrée en 2018. Plus ancienne centrale en activité, le Bugey a laissé fuiter de l’eau radioactive dans le fleuve Rhône voisin en 2022.
Par ailleurs, une catastrophe pourrait advenir : en amont de l’usine nucléaire, le barrage de Vouglans rencontre « des problèmes de stabilité » selon une enquête d’Envoyé spécial. S’il cède, un tsunami balaierait la vallée de l’Ain jusqu’au site nucléaire.
Le débat public : de la poudre aux yeux
Théoriquement, l’installation des EPR2 au Bugey n’est pas actée. Depuis fin janvier et jusqu’au 15 mai, les Aindinois sont invités à participer aux forums organisés par la Commission nationale du débat public (CNDP) sur ce projet titanesque et à émettre des avis sur un site dédié. Le 20 février, une série de conférences se tenait au centre commercial du Carré de Soie, à Vaulx-en-Velin, en périphérie de Lyon. À l’extérieur, des affiches antinucléaires ont été collées sous l’œil courroucé des vigiles. À l’intérieur, les stands de Greenpeace, Sortir du nucléaire et Négawatt côtoyaient ceux d’EDF, RTE et des Voix du nucléaire.
Pour les opposants aux EPR2, cette concertation n’est que de la poudre aux yeux. Des informations cruciales sont absentes du dossier présenté par le maître d’ouvrage. « On ne sait pas ce que les EPR vont coûter ni comment ils vont être financés », pointe Yves Marignac de Négawatt lors d’un débat.

Aucune étude d’impact n’a été réalisée pour déterminer les enjeux environnementaux du chantier — les travaux n’étant pas officiellement actés. Nulle alternative basée sur les énergies renouvelables n’est mentionnée dans son dossier. Face à ces récriminations, la déléguée générale de la société française d’énergie nucléaire, Valérie Faudon, rétorque : « Il y avait un temps où les débats arrivaient tard dans le processus, et quand c’est trop tôt les gens disent qu’il n’y a pas suffisamment d’informations. »
Péril sur l’eau du Rhône ?
Les opposants à l’atome craignent que les deux nouveaux réacteurs ne siphonnent l’eau du Rhône. Selon EDF, la consommation d’eau des EPR2 ne dépassera pas 0,5 % du débit actuel du fleuve. « Ce qu’EDF oublie de dire, c’est que ce prélèvement s’ajoutera aux usages existants, car le Rhône est déjà le fleuve le plus artificialisé de France », rappelle Joël Allou, membre de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO).
La Compagnie nationale du Rhône y a posé 19 barrages hydroélectriques, 18 sites industriels maillent le cours d’eau, 14 réacteurs nucléaires puisent déjà dans le fleuve, Lyon y pompe son eau potable, sans compter l’irrigation agricole… Cette accumulation est d’autant plus inquiétante que, selon une étude commandée par l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse, le débit estival du fleuve pourrait baisser de 20 % d’ici 2055 à cause du dérèglement climatique.

Au Carré de Soie, les débats étaient polarisés mais cordiaux. « C’est plaisant de pouvoir échanger sans s’écharper », glissait en fin de journée un jeune activiste de Greenpeace. Mais personne n’est dupe. « On joue le jeu du débat pour l’instant, mais que se passera-t-il si les conclusions sont majoritairement contre les EPR ? s’interroge Jean-Pierre Collet, membre de SDN Bugey. Est-ce une simple vitrine d’exercice démocratique ? Ou est-ce qu’on va tirer les vrais enseignements de ce débat ? »
Expropriations dès 2027
Pierre-Franck Thomé-Jassaud, directeur du débat public sur les EPR2 chez EDF, tente d’arrondir les angles. « Vous avez des préoccupations sur les coûts, la biodiversité, la sûreté… Ce sont des éléments sur lesquels on se penche. Nous sommes encore très en amont de la décision. On est prêt à revenir pour apporter des compléments dans ce débat. »
Mais le temps file. Selon le dossier du maître d’œuvre, les acquisitions de terre à l’amiable céderont la place aux expropriations en 2027. Anne-Marie Brunet n’est pas résignée à perdre la sienne. D’ailleurs, elle n’est pas seule dans son combat. À ses côtés, 190 élus de la région ont signé une tribune pour dénoncer les carences de l’EPR2 et une dizaine d’associations écologistes collaborent pour stopper le projet nucléaire.

Pour y parvenir, la quinquagénaire s’apprête à signer une obligation réelle environnementale (ORE) avec la propriétaire d’une autre parcelle agricole et l’association Agir pour l’environnement. Ce contrat foncier permettra de protéger son terrain pour 99 ans. « On a les moyens de ralentir les choses. Peut-être même le temps de revenir à la raison et d’abandonner ce projet », espère-t-elle.
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Source: https://reporterre.net/Malgre-le-flou-budgetaire-les-projets-d-EPR2-avancent-a-grands-pas
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