Portrait : Jean Le Dû, un Breton dans l’entre-deux langues. ( Libération – 25/06/1996 )

A 56 ans, il fait figure d’exception dans le domaine des langues régionales. Linguiste, il enseigne à la fac de Brest un breton sans nationalisme. Et explique pourquoi nous sommes tous bilingues.

A 14 ans, petit Breton en exil à Dieppe, il passait son temps sur le port et était devenu ami avec un jeune Hollandais de son âge, embarqué pour la pêche au hareng. «J’avais acheté un bouquin pour apprendre le néerlandais. Il m’a invité chez lui à Noël et j’ai débarqué dans une famille de 18 gosses. Un choc culturel, mais finalement j’ai toujours été intéressé par l’extérieur», se souvient Jean Le Dû.

Voilà peut-être pourquoi, une quarantaine d’années plus tard, il est devenu linguiste et professeur de breton à l’université de Brest, mais jamais au grand jamais, militant d’un état breton ou d’une renaissance des peuples celtes. Au contraire. A 56 ans, cet universitaire chaleureux et carré, au visage un peu slave de certains Bretons, est un oiseau rare dans le milieu des langues régionales où l’on mêle facilement militantisme et recherche scientifique.

Exil en Normandie. Tout avait pourtant commencé comme dans les histoires régionalistes édifiantes. Découverte de sa bretonnitude lors de l’exil en Norman-die. Retour au pays natal pour faire des études d’anglais. Eblouissement en découvrant à la fac de Rennes les cours de breton et d’irlandais du chanoine Falc’hun. Poste d’assistant de celtique à l’université en 1965. Jusque-là, le tableau est parfait. Quand arrivent les années 70, «les grandes années ethniques», il est jeune enseignant à la fac de Brest, marié à une prof de physique-chimie et déjà père des toute rousses Mai et Donaig. Très logiquement – «tout le monde retrouvait ses racines» –, il se retrouve embarqué dans les mouvements régionalistes. A l’époque, deux grandes familles se partagent le domaine breton: les nationalistes – tenants d’une langue pure et d’un état breton – et les régionalistes dont il fait un moment partie.

«Le retour à la terre, les valeurs du passé… c’était assez réactionnaire. On allait voir les vieux qui chantaient faux, on trouvait ça formidable. Toutes les conneries qu’on peut croire.» Juste au moment où il commence à douter, il rencontre Yves Le Berre (aujourd’hui enseignant dans le même département et adjoint à la mairie de Brest) et découvre qu’il porte le même regard sur l’idéologie ambiante. «Les idées reçues des années 70 sur l’histoire et la littérature bretonnes nous laissaient assez sceptiques.» La littérature bretonne humiliée ? «Franchement, c’est une littérature de pauvres, écrite par des curés de campagne ou des vieux tisserands.» L’appel à se battre contre l’ennemi français qui a imposé le breton par la force ? «Notre expérience, c’est que, dans les familles pauvres en particulier, le français représentait l’ouverture sur le monde… et une stratégie de réussite. Les parents envoyaient les gosses apprendre le français pour qu’ils s’en tirent mieux.» Quant à la grande tirade sur les peuples celtiques, «une rigolade. C’est une vieille idée, lancée en Allemagne au XIXe siècle. Il fallait réévaluer les peuples du Nord: Celtes, Germains, Slaves. Et faire des Celtes les Latins de l’Europe du Nord». Tout ce que les Bretons et les Irlandais ont en commun, affirme-t-il, c’est de vivre en bout de terre et d’avoir des langues aux origines communes. «Le breton est plus proche du français et du latin que de l’irlandais !», ajoute-t-il amusé.

Devenus complices, inséparables, les deux linguistes s’en donnent à coeur joie et démolissent un à un les arguments des nationalistes… que ça énerve beaucoup. «On nous accusait de collaborer avec l’Etat français! Mais notre boulot, ce n’est pas seulement transmettre une langue : il faut aussi comprendre les valeurs qui sont derrière.» Comment peut-on plonger dans la langue et la culture bretonnes et se retrouver à rebours des grands courants «revivalistes» ? Peut-être par la faute d’un atavisme familial résolument anticalotin. Jean Le Dû adore évoquer son grand-oncle illettré qui partait en car manifester pour l’école laïque ou son grand-père qui tonnait : «Les curés, il n’y en a pas assez : il faudrait les couper en deux.» Aujourd’hui, le temps des empoignades politiques est un peu passé – Jean Le Dû constate avec étonnement qu’il a de bonnes relations personnelles avec ses vieux adversaires, «l’âge peut-être» – mais il campe ferme sur ses positions. Toujours à contre-courant, il reste au PC (envers et contre ses filles) et, passant dans les locaux flambant neufs du département de celtique, il rigole en montrant les panneaux : Sal-leoriou (bibliothèque). «Ce sont les étudiants qui y tenaient».

Lui ne s’entretient pas en breton avec ses collègues, «ce n’est pas une langue de travail», mais s’amuse à l’utiliser pour interpeller un couple de retraités en balade près de Plougastel : «C’est cela aussi, la socio-linguistique.» Sa langue maternelle, il la parle «dans les situations normales», avec sa mère toujours, avec sa femme parfois. Il l’a apprise à ses filles et espère bien la transmettre à ses petits-enfants. Mais «nous ne sommes pas des celtomanes surgis du passé pour tenter d’imposer à nouveau le breton comme langue-mère», insistent les deux linguistes.

Réfléchir sur la diglossie. Pour eux, l’enseignement de cette langue a, au contraire, été le point de départ d’une «réflexion sur la diglossie comme situation linguistique normale». En Bretagne, expliquent-ils, les gens utilisaient le breton dans les situations de «parité» : avec la famille ou les amis. Et le français pour les situations de «disparité» : avec l’instituteur ou le médecin. Mais «nous nous sommes aperçus que ces deux registres existaient partout», que l’on utilise le couple français/catalan ou français paritaire («J’ai planqué mon fric»)/français disparitaire («J’ai caché mon argent»). Un prisme pour regarder d’un oeil nouveau les situations de diglossie dans le reste du monde. Quant au breton comme langue héritée, «la chose est entendue, reconnaît-il. Il faut enregistrer, garder le plus possible». Aujourd’hui, le débat langue morte/langue vivante est dépassé: il faut s’intéresser aux gens qui parlent et à ce qu’ils parlent. «Le breton, j’en ai fait le deuil au cours d’une longue thérapie mutuelle avec Yves Le Berre. Les nationalistes, eux, sont dans la mélancolie. Dans le deuil impossible.»

Source : Jean Le Dû, un Breton dans l’entre-deux langues – Libération (liberation.fr)

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