Pourquoi le conflit ukrainien signera la fin de l’OTAN… et de Biden. (Investig’Action – 20/07/23)

« Keep the Russians out, the Americans in, and the Germans down”. Les Russes dehors, les Américains dedans et l’Allemagne sous tutelle. Son premier secrétaire général, Lord Ismay, avait révélé toute l’utilité de l’OTAN lors de sa création. Un instrument de domination de Washington sur l’Europe. Mais les rivalités interimpérialistes sont restées. Et le déclin économique ainsi que les échecs militaires des États-Unis ont fissuré l’alliance atlantique. Avec sa guerre par procuration contre la Russie sur le sol ukrainien, Biden espérait revenir aux fondamentaux avant d’embarquer l’Europe vers le plat de résistance : la Chine. La stratégie ne s’est pas avérée payante. Le dernier sommet de l’OTAN à Vilnius témoigne de cet échec. Analyse. (I’A)


La guerre par procuration contre la Russie est la pièce maîtresse de la politique étrangère de Joe Biden. Cette politique consiste à unir les « démocraties » du monde contre les « autocraties », en particulier la Chine et la Russie. Il ne cesse de se vanter d’avoir uni les alliés des États-Unis, la plupart au sein de l’OTAN, comme jamais auparavant. Même si l’unité réelle est tout au plus ponctuelle, la rhétorique semblait fonctionner, jusqu’à récemment. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Lors du récent sommet de Vilnius, la désunion de l’OTAN a éclaté au grand jour, mais pas pour les raisons les plus souvent évoquées dans la presse. Les vraies raisons sont enracinées dans des développements qui menacent de dissoudre non seulement la stratégie de Biden, mais aussi l’OTAN.

Les tensions discordantes ont été amplement discutées au cours de la période précédant le sommet. Tout d’abord, les membres n’ont pas pu se mettre d’accord sur un successeur à Jens Stoltenberg. Ensuite, les dirigeants de l’Australie, du Japon, de la Nouvelle-Zélande et de la Corée du Sud assistaient au sommet pour la deuxième année consécutive. Et le communiqué final réitérait les préoccupations de l’OTAN concernant « les défis systémiques posés par la Chine à la sécurité euro-atlantique » et son engagement à « renforcer […] la prise de conscience commune, à améliorer la résilience et la préparation, à se protéger des tactiques coercitives de la RPC et des efforts visant à diviser l’Alliance. » Mais le président Macron a pris la tête d’une opposition (non négligeable) à un bureau à Tokyo et à une présence permanente de l’OTAN dans la région de l’Asie de l’Est. De plus, bien que l’adhésion de la Finlande ait été approuvée, le président Erdoğan s’est opposé à l’adhésion de la Suède jusqu’à ce que Biden lui propose non seulement des F-16, mais aussi un prêt du FMI octroyé depuis l’Air Force One.

Plus spectaculaire encore, alors que les membres ont une nouvelle fois promis d’augmenter les dépenses et la production en matière de défense et que l’alliance s’est engagée à soutenir l’Ukraine dans sa guerre contre la Russie, non seulement la demande d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN a échoué, mais l’OTAN s’est même montrée réticente à s’engager sur un calendrier pour l’entrée de l’Ukraine. Le président Zelensky a qualifié cette situation d’ »absurde » et l’administration US l’a en retour traité d’ingrat.

Cette querelle ostensible s’est finalement terminée par une attitude plus reconnaissante de Zelensky. Mais le sentiment d’inquiétude est bien présent. Les commentateurs atlantistes redoutent toujours la perspective d’un désengagement entre les États-Unis et l’Europe en cas de victoire de Trump ou de désaccords sur la Chine. Cependant, même ces inquiétudes ne permettent pas de soupçonner à quel point un tel désengagement est proche aujourd’hui, ni la raison de ce désengagement : Biden est sur le point de perdre son pari militaire en Ukraine.  Cela mettra forcément fin au projet de Biden d’unir les alliés des États-Unis, ce qui constitue sans doute le cœur de la doctrine Biden.

L’unité de l’OTAN, qui a toujours été un chantier en construction, est devenue plus difficile à mesure que la puissance US déclinait. Au cours des dernières décennies, son principal ciment a été la puissance militaire US. Si elle aussi cesse d’être un lien – comme le montre clairement la série d’échecs militaires qui a culminé avec la sortie humiliante de l’Afghanistan – alors l’abnégation que Biden a exigée – et obtenue dans une certaine mesure – des Européens sur l’Ukraine est la pièce maîtresse sur laquelle reposera l’avenir du leadership US sur ce qu’il reste de ses alliés et de son principal instrument, l’OTAN.

Les liens faibles qui unissent l’OTAN

Pour comprendre l’imminence d’un tel changement fondamental, il faut revenir aux principes fondamentaux qui se cachent derrière l’apparente unité de l’OTAN.

L’article 5, qui a fait couler beaucoup d’encre, stipule que « toute attaque armée contre l’un des membres … sera considérée comme une attaque contre … tous ». Cependant, si vous pensez que cela oblige tous les membres à se précipiter à la défense des alliés attaqués avec tout ce qu’ils ont, détrompez-vous. L’article précise en outre que chaque allié « apportera son concours […] en prenant immédiatement […] les mesures qu’il jugera nécessaires [c’est nous qui soulignons] ». Ainsi, la solidarité alliée s’avère être un festin à la carte, en fonction de ce que chaque pays membre « juge nécessaire ».

D’ailleurs, au début de la guerre froide, les États-Unis s’étaient engagés à défendre l’Europe occidentale de la grande méchante Union soviétique. L’OTAN est censée incarner avec force cet engagement. Mais dans la pratique, cet engagement se résumait surtout à des projets « toujours farfelus et reconnus comme tels« .

Ca vous titille ? Considérez ceci : les États-Unis ont « aidé » l’Europe pendant les deux guerres mondiales sur une base plus ou moins commerciale, augmentant considérablement leur poids économique et financier aux dépens des « alliés ». Ainsi, après la Première Guerre mondiale, les États-Unis ont exigé le remboursement de leurs prêts de guerre. Et après la Seconde, ils ont exigé en retour un alignement politique de leurs « alliés ».

L’Europe peut remercier son étoile que l’aide cruciale et les immenses sacrifices des forces soviétiques et chinoises aient assuré la victoire lors de la Seconde Guerre mondiale, et que la prétendue menace d’une attaque soviétique imminente contre l’Europe occidentale n’ait été qu’une invention de l’imagination hystérique des États-Unis. Une invention qui a tout de même permis à leur complexe militaro-industriel de se maintenir en si bon état au fil des décennies.

Ce que les États-Unis attendent de l’OTAN

Certains affirment que l’OTAN était principalement dirigée contre « l’ennemi intérieur« , les forces de gauche et populaires. De fait, l’OTAN affiche un bilan peu élogieux à cet égard. Mais cela ne tient pas compte de la dimension internationale.

Si les dirigeants US ont longtemps souhaité dominer le monde capitaliste, l’histoire leur a malheureusement donné l’occasion de le faire au moment où cette domination était devenue impossible : avec la montée en puissance de l’Allemagne, des États-Unis eux-mêmes et du Japon, le monde capitaliste était déjà devenu multipolaire au début du vingtième siècle. Aucune puissance ne pouvait le dominer à elle seule. Pire encore, la révolution russe, bientôt suivie par la révolution chinoise, avait fait sortir de vastes pans de la planète du monde capitaliste.

Sans se décourager, les États-Unis ont persisté, utilisant l’OTAN pour tenter de dominer l’Europe. Selon les mots apocryphes de son premier secrétaire général, Lord Ismay, l’objectif était de « garder les Américains en Europe, les Allemands sous tutelle et les Russes en dehors ».

Au cours de la guerre froide, les États-Unis ont assez bien réussi. Mais pour les Européens, cela ne s’est pas fait sans heurts : les Européens ont ainsi exigé de l’or plutôt que des dollars tout au long des années 1960, obligeant finalement les États-Unis à rompre le lien entre le dollar et l’or en 1971 ; De Gaulle a retiré la France du commandement intégré de l’OTAN en 1966 ; et Brandt s’est engagé dans son Ostpolitik visant à améliorer les relations avec le bloc de l’Est. Bien que beaucoup pensent que la rivalité interimpérialiste est morte après la Seconde Guerre mondiale, il semble qu’elle ait été toujours présente à travers le comportement européen.

La guerre froide ne s’est pas terminée par une unipolarité ni par des « dividendes de la paix ». Le déclin économique des États-Unis est devenu visible peu après et les États-Unis ont cherché à compenser ce déclin économique par une agression militaire. Dans ces circonstances, l’Europe s’est montrée de plus en plus ouverte à la création de structures de sécurité autonomes qui, inévitablement, impliquaient une amélioration des relations économiques et sécuritaires avec la Russie.

Les États-Unis, dont les objectifs restaient inchangés alors que leurs capacités diminuaient, devaient contrecarrer ces impulsions européennes. Ils y sont parvenus avec leur intervention militaire en Yougoslavie, notamment en démontrant l’efficacité de leur puissance aérienne supérieure. Et ce succès a permis de garantir que, dorénavant, l’expansion de l’UE vers l’est s’accompagnerait logiquement d’une expansion de l’OTAN.

Pourquoi les États-Unis ne comprennent pas

Loin d’être une simple affirmation « réaliste », l’élan européen vers l’autonomie découle des différences historiques entre les économies de l’Europe continentale et celles des pays anglo-américains : l’une est orientée vers la production plutôt que vers les finances, l’autre est orientée vers les finances et le commerce plutôt que vers la production. Après quatre décennies de néolibéralisme, l’économie anglo-américaine s’est trouvée affaiblie sur le plan productif et plus dépendante que jamais de la finance prédatrice et spéculative.

Ces différences avaient déjà rendu l’unité de l’OTAN difficile à concevoir et le déclin économique des États-Unis n’a fait que l’accentuer. Alors que l’Europe perdait de son attrait économique (tandis que, par ailleurs, la Chine et la Russie en gagnaient), que les États-Unis s’appuyaient sur la projection militaire pour échouer de manière de plus en plus spectaculaire, les impulsions européennes en faveur de l’autonomie refaisaient surface, le président Macron qualifiant même l’OTAN en état de mort cérébrale lors du sommet de l’alliance en 2019.

C’est dans ce contexte que Joe Biden a parié sur la victoire de la guerre par procuration en Ukraine comme prélude à la guerre contre la Chine. Sachant que l’Europe, déjà réticente à entrer en guerre avec la Russie, serait encore plus réticente (pour de bonnes raisons économiques) à se joindre à toute entreprise anti-chinoise, Biden a cherché si résolument et si complètement à séparer l’Europe de la Russie et à la lier aux États-Unis par le biais de la guerre en Ukraine qu’elle n’aurait d’autre choix que de suivre les États-Unis contre la Chine par la suite.

Toutefois, cette entreprise a connu un début peu prometteur. Et elle est maintenant en train de s’effondrer.

Il a été difficile d’obtenir l’unité, même contre la Russie, car cela a entraîné une grande souffrance économique pour l’Europe. Le gouvernement Biden avait pourtant la chance historique de pouvoir compter sur des dirigeants étonnamment dociles dans de nombreuses capitales, en particulier à Berlin. Mais l’unité de l’OTAN sur le conflit ukrainien a relevé plus du spectacle que de la réalité, avec un minimum de conformité réelle et un maximum de conformité de façade. Les sanctions ont généralement été limitées à celles qui font le moins mal, ce qui fait que de nombreuses entreprises occidentales continuent d’opérer en Russie, à tel point que l’on peut se demander ce qui se passe. Les livraisons d’armes se sont concentrées sur celles qui étaient les plus faciles à remplacer, souvent obsolètes, laissant l’Ukraine avec un « grand zoo d’équipements de l’OTAN » difficile à déployer ou à réparer de manière efficace.

Pourquoi la défaite en Ukraine va démembrer l’OTAN et Biden

On le voit bien aujourd’hui, les deux volets de la stratégie de Joe Biden – les sanctions et l’action militaire par procuration – étaient illusoires. Le premier, qui espérait plonger le rouble en eaux troubles et ramener l’économie russe « à l’âge de pierre », s’est avéré un échec manifeste dès la fin de 2022, voire plus tôt. Quant au second volet, malgré les milliards d’aide militaire, malgré l’épuisement des stocks d’armes occidentaux, malgré la découverte des limites quantitatives et qualitatives des capacités de production d’armes occidentales, malgré des complexes militaro-industriels au coût astronomique, malgré des armes de plus en plus meurtrières comprenant désormais des bombes à fragmentation, malgré le recours à des bataillons néonazis, malgré la volonté des États-Unis et de l’Ukraine de sacrifier les Ukrainiens et les mercenaires jusqu’à des niveaux macabres, il est clair depuis un certain temps que l’Ukraine est en train de perdre et qu’elle n’a aucune chance de l’emporter.

Le président Biden l’a reconnu en faisant volte-face sur la proposition d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, refusant même de dévoiler un calendrier pour cette adhésion. Il a non seulement insisté sur le fait qu’il ne faut pas faciliter l’adhésion de l’Ukraine, qu’elle doit faire des progrès sur les réformes requises, mais qu’elle doit aussi conclure un traité de paix avec la Russie avant de pouvoir adhérer à l’OTAN. Un point répété plus d’une fois par Jens Stoltenberg à Vilnius.

C’est la porte de sortie du conflit ukrainien pour le gouvernement Biden. Une porte dont il a également besoin en raison de l’impopularité de la guerre dans son pays, alors que la campagne électorale est sur le point de battre son plein.

Face à cette défaite militaire, aucun autre différend au sein de l’OTAN n’aura d’importance. Les États-Unis n’ont que la puissance militaire à offrir à leurs alliés. L’échec militaire imminent de Biden en Ukraine risque donc de sonner le glas de l’OTAN. Si les États-Unis ne peuvent garantir une victoire militaire, leur utilité pour l’Europe ne peut être que limitée.  Et si la stratégie de Biden a échoué à ce stade intermédiaire de la Russie, elle peut difficilement passer au stade final, celui de la Chine.

Auteur : Radhika Desai est une politologue indienne. Elle est professeure et directrice du Groupe de recherche en économie géopolitique à l’Université canadienne du Manitoba .

Source originale: Counterpunch

Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action

Photo: Phil Roeder – CC 2.0

Source : Pourquoi le conflit ukrainien signera la fin de l’OTAN… et de Biden | Investig’Action (investigaction.net)

URL de cet article : Pourquoi le conflit ukrainien signera la fin de l’OTAN… et de Biden. (Investig’Action – 20/07/23) – L’Hermine Rouge (lherminerouge.fr)

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