Propositions pour une sortie de crise-par Tapio Kanninen & Heikki Patomäki (LeMondeDiplo-Janvier23)

Les appels à la négociation d’un accord de paix en Ukraine se sont récemment multipliés, même aux États-Unis. Le général américain Mark A. Milley, président du Comité des chefs d’état-major interarmées, s’y est ainsi prêté début novembre 2022 (1). Le professeur Charles A. Kupchan, membre de l’influent think tank de politique étrangère Council on Foreign Relations, a quant à lui annoncé qu’il était temps d’« amener la Russie et l’Ukraine à la table des négociations (2) ». Les termes possibles, et réalistes, d’un accord restent à élaborer.

Tout accord de paix est un compromis qui ne s’accepte pas sans difficultés. Les conditions doivent être recevables par l’Ukraine comme par la Russie ; en d’autres termes, les deux pays devraient y voir plus de bénéfices que de pertes. Il faudrait également prendre en compte les leçons tirées de l’échec des accords de Minsk de 2015 (lire « Le dilemme de Washington, jusqu’où armer l’Ukraine ? »). Convaincre les victimes de l’invasion que des négociations de paix ont du sens ne se fera pas sans l’Occident — et sans les États-Unis en particulier. Pour les Ukrainiens, qui pourraient finir par exiger une victoire totale sur les envahisseurs, il faut prévoir certaines garanties : que l’invasion russe ne soit pas récompensée, et que l’accord ne conduise pas à une déstabilisation du système international dans son ensemble.

Pour ce qui est de la Russie, il faut reconnaître que ses intérêts et préoccupations en matière de sécurité sont légitimes ; et que plusieurs de ses revendications, passées et actuelles, n’ont rien de déraisonnable. Si les États-Unis et l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) ont rejeté les traités Russie-OTAN et Russie-États-Unis proposés par Moscou en décembre 2021, on peut soutenir que certains points auraient pu être négociés et approuvés, tandis que d’autres étaient difficiles à accepter, ou encore irrecevables (3). La négociation est toujours possible dès lors qu’il existe une volonté politique d’y procéder.

Au cours de l’année 2022, quelques propositions auraient pu poser les premières pierres de la désescalade et des négociations de paix. En février, au début de l’invasion, un groupe d’anciens diplomates et de chercheurs a suggéré dans une lettre ouverte au Financial Times qu’il « devrait être possible pour l’OTAN, en étroite collaboration avec l’Ukraine, de soumettre des propositions détaillées pour la négociation d’un nouveau traité avec la Russie qui n’engendrerait aucune hostilité institutionnelle. Celui-ci couvrirait le retrait vérifiable des missiles à capacité nucléaire ; des mesures militaires propres à établir la confiance, qui limiteraient les effectifs et leur déploiement ; et un accord international sur les frontières russo-ukrainiennes contestées (4) ».

Zone démilitarisée

Messieurs Oscar Arias, Prix Nobel de la paix 1987 et ancien président du Costa Rica, et Jonathan Granoff, président du Global Security Institute, sont allés plus loin en proposant, en juillet 2022, que l’OTAN commence à planifier le retrait de toutes les têtes nucléaires américaines d’Europe et de Turquie, en amont des négociations (5). Le retrait effectif aurait lieu une fois la Russie et l’Ukraine en accord sur les conditions de la paix. Sans affaiblir l’OTAN sur le plan militaire, une telle démarche aurait attiré l’attention de M. Vladimir Poutine, et l’aurait peut-être conduit à négocier. Dans la littérature spécialisée, ce type de stratégie porte un nom : l’altercasting. Il s’agit de persuader l’autre en le plaçant dans une position différente, créant ainsi un nouveau rapport qui le dispose à agir conformément à son nouveau rôle. C’est la méthode qu’avait adoptée Mikhaïl Gorbatchev avec Ronald Reagan au milieu des années 1980 (6).

Les concepts de « zone démilitarisée » et de « territoire sous contrôle des Nations unies » ne doivent pas être négligés dans la perspective d’un accord de paix. Ce ne serait pas la première fois que l’Organisation des Nations unies (ONU) assiste et administre des zones démilitarisées et des territoires sous tutelle dans le cadre de son action pour la paix. Bien souvent, la démilitarisation s’est traduite par l’établissement d’une zone neutre entre les parties d’un conflit violent. L’ONU a également géré directement des territoires entiers, au moins temporairement ; c’était par exemple le cas de l’Administration transitoire des Nations unies au Timor oriental (Atnuto, 1999-2002). La mission de l’ONU consistait à maintenir l’ordre et la sécurité, à répondre aux besoins de première nécessité, à assister la reconstruction d’infrastructures physiques, à administrer le territoire selon l’État de droit, à épauler l’élaboration d’une nouvelle Constitution et à organiser des élections.

Il faut envisager sérieusement l’option d’une démilitarisation des territoires contestés dans l’est de l’Ukraine, ainsi que leur placement temporaire sous l’autorité des Nations unies. À la suite d’une période de diplomatie parallèle et de négociations, le Conseil de sécurité de l’ONU pourrait déclarer, ou les parties pourraient directement négocier, un cessez-le-feu contraignant, accompagné du déploiement d’une force de maintien de la paix et d’autres personnels onusiens. Les régions de l’Ukraine occupées par l’armée russe seraient démilitarisées et temporairement gouvernées par l’ONU ; les limites de ces territoires seraient déterminées avec souplesse.

Ces territoires requerraient une période de transition plus longue que pour le Timor oriental, de l’ordre de dix à vingt ans. En outre, leur étendue rendrait nécessaire une mobilisation importante de ressources et de personnel administratif. L’« Administration transitoire des Nations unies dans l’est de l’Ukraine » serait également chargée d’accompagner les négociations et d’aider à l’élaboration d’une base légale pour le statut de ces régions, d’organiser des élections régulières et un possible référendum.

Le non-alignement militaire de l’Ukraine demeure un enjeu-clé et doit être intégré aux négociations. En outre, dans le cadre de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, d’autres actions visant au renforcement de la confiance pourraient être envisagées, telles qu’une reprise, d’une part, des discussions entre la Russie et l’OTAN au sujet d’une réduction des risques militaires — nucléaires et autres — et, d’autre part, des discussions officielles autour du désarmement. En décembre 2020, un groupe de 145 anciens généraux, personnalités politiques, diplomates et intellectuels américains, européens et russes, tous préoccupés par l’accroissement des risques d’accidents militaires, nucléaires et autres, avaient ainsi formulé des recommandations, restées lettre morte à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine (7).

Quels médiateurs ?

Il en va de cette guerre comme des autres, les belligérants ont besoin d’une assistance extérieure pour en venir aux premières ouvertures en vue de la paix. Les facilitateurs et médiateurs tiers devraient être principalement issus de pays considérés comme étrangers au conflit par les deux parties, et pourraient compter des représentants d’institutions telles que la Cour internationale de justice (CIJ) ou la Cour permanente d’arbitrage (CPA).

Actuellement, les relations internationales sont traversées par une tendance qui n’est pas sans danger : celle de considérer la guerre en Ukraine uniquement en termes militaires et moralistes, comme un combat entre le bien et le mal. Les efforts diplomatiques pour résoudre ce conflit se comptent sur les doigts de la main, et n’attirent guère d’encouragement, bien au contraire. Nous sommes cependant convaincus que les propositions ci-dessus pour entamer les négociations pourraient contribuer à une désescalade, et à donner sa chance à la paix.

Tapio Kanninen & Heikki Patomäki

Respectivement président de l’organisation Global Crisis Information Network à New York et ancien directeur de la planification politique au département des affaires politiques de l’Organisation des Nations unies (ONU) ; et professeur de politique mondiale et d’économie politique globale à l’université d’Helsinki.

(1) Peter Baker, « Top US general urges diplomacy in Ukraine while Biden advisers resist », The New York Times, 10 novembre 2022.

(2) Charles A. Kupchan, « It’s time to bring Russia and Ukraine to the negotiating table », The New York Times, 2 novembre 2022.

(3Cf. Tuomas Forsberg et Heikki Patomäki, Debating the War in Ukraine. Counterfactual Histories and Future Possibilities, Routledge, Londres, à paraître en 2023.

(4) Lord Owen et al., « Letter : Remember Kissinger’s advice to the Ukrainians », Financial Times, Londres, 28 février 2022.

(5) Oscar Arias et Jonathan Granoff, « Nuclear strategy and ending the war in Ukraine », The Hill, 19 juillet 2022.

(6) Alexander Wendt, The Social Theory of International Politics, Cambridge University Press, 1999.

(7Cf. « Recommendations from an experts’ dialogue : De-escalating NATO-Russia military risks », European Leadership Network, 6 décembre 2020.

source: https://www.monde-diplomatique.fr/2023/01/KANNINEN/65408?m=sFWpz%252FOB7BAImYyOGoD7s93bDaPpW%252BCJypLxCUPAwqhQyLD2nIZT%252FuswtdLDjf8WApLCxxreuPGNzQe5%252BUfymIHQrElTzsDaAYDqsNLfCLm2

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