Qatar. À la rencontre de ces travailleurs Népalais qui ont connu l’enfer sur les chantiers du Mondial (LH.fr-14/11/22)

Som Bahadur Rahadi et Yamuna, son épouse, à Thulo Lumpek. En l’absence de son mari, parti à Doha, elle a dû tout assumer le quotidien, les enfants, l’exploitation agricole

Pour tenter de s’extraire de la pauvreté, des centaines de milliers de Népalais partent travailler à Doha, capitale du Qatar. Ils s’endettent, rançonnés par des intermédiaires sans scrupule qui exigent des sommes colossales. Un business lucratif, « le plus gros au monde » selon le patron d’un agence de recrutement qui, pour l’Humanité, décortique ce système. Du mirage de l’eldorado aux portes de l’enfer. Reportage

Banganga, Katmandou, Thulo Lumpek (Népal), envoyé spécial.

Som Bahadur Rahadi n’est pas du genre rêveur mais, depuis quelque temps, il voit la vie d’un autre œil. Il redécouvre Thulo Lumpek, son village, un chapelet de hameaux qui court sur la ligne de crête, à 2 000 mètres d’altitude, face à la chaîne himalayenne et ses sommets éternellement enneigés. En cette fin de mois d’octobre, la saison de l’après-mousson, le ciel n’en finit pas d’être bleu, le soleil rutilant et l’air, frais et pur. Rien à voir avec le Qatar plat et sablonneux où il a passé quatre années. Un cauchemar. Et un pays qu’il a quitté à tout jamais. C’est en tout cas ce qu’il espère.

Som Bahadur Rahadi cultivait du blé, ce qui lui permettait de nourrir la famille – un fils et deux filles. Parfois, il prenait ses outils et se faisait embaucher sur de petits chantiers. « Mais chaque jour qui passait, j’étais de plus en plus inquiet pour les enfants, se souvient-il. Je me demandais comment j’allais pouvoir leur assurer un avenir. À cette époque, nous étions aidés par les voisins, souvent en nourriture, parfois en argent. »

Le début d’un endettement terrible

Comme il l’explique, non sans euphémisme, pour conjurer cette « vie difficile », il lui fallait trouver une solution. Celle-ci s’est présentée presque naturellement : partir au Qatar. Là-bas, les chantiers de la Coupe du monde de football et la construction des infrastructures annexes (routes, hôtels…) emploient des millions de migrants parmi lesquels plus de 350 000 Népalais. Une main-d’œuvre dont se repaissent les pétromonarchies du Golfe. Seuls 5 % sont des travailleurs qualifiés, tandis que 74 % sont non qualifiés et 21 %, semi-qualifiés.

En accord avec son épouse, Som Bahadur prend sa décision. Le parcours du combattant commence. C’est le début d’un endettement terrible. Pour prétendre à un emploi au Qatar (mais cela vaut pour tous les pays du Golfe), il faut d’abord s’adresser à une agence spécialisée dans le recrutement. Il en existerait 854 au Népal. Un business lucratif –  « le plus gros au monde », prétend l’un de ces patrons d’agence qui tient à rester anonyme mais qui, pour l’Humanité, décortique le système.

Pour se faire connaître, ces agences développent leur marketing dans les pays d’embauche comme le Qatar. Lorsque l’une d’entre elles obtient un marché, elle diffuse les offres d’emploi dans les médias. Mais certaines sous-traitent l’embauche à des agences moins regardantes, qui envoient des rabatteurs dans les villages. Dans les zones rurales et montagneuses éloignées du monde moderne, les arnaques sont faciles. Les « recruteurs de la ville » font miroiter un eldorado. Ces populations pauvres concluent des accords injustes avec ces agences qui, le plus souvent, exigent des sommes exorbitantes. Le plafond légal du Népal de 10 000 roupies (76 euros) sur les frais de recrutement est pulvérisé.

Le travailleur doit tout payer de sa poche

Le pillage orchestré par les agences peut alors commencer. Tout est facturé, de l’assurance au visa, du stage censé apprendre aux travailleurs les us et coutumes du pays de destination jusqu’au fonds de prévoyance ! La somme de 20 000 roupies (152 euros) – un plancher – est vite atteinte. Dans un pays où un habitant sur cinq vit avec moins de 2 euros par jour, ce montant est déjà astronomique.

Ce n’est pas tout. « Lorsque le visa a été obtenu et payé 300 riyals (soit 80 euros), on les envoie au Qatar Visa Center (QVC) pour des examens médicaux (analyses de sang, contrôle respiratoire, urine) et tests biométriques », précise le patron de l’agence, toujours sous couvert d’anonymat. « Normalement, ce QVC est gratuit. Mais certaines compagnies basées à Doha le facturent au fournisseur népalais de main-d’œuvre. Le paiement se fait ainsi au Népal, puis est transféré au Qatar. » Selon lui, seules 10 % des entreprises installées dans l’émirat prennent en charge tous les frais inhérents au recrutement. Dans 90 % des cas, le travailleur doit tout payer de sa poche. Des données difficilement vérifiables, mais que corroborent les témoignages que nous avons pu recueillir.

Le « meter interest »

« Pour payer, les Népalais contractent des prêts avec des intérêts exorbitants, de 48 % à 60 % », nous explique Rameshwar Nepal, directeur exécutif d’Equidem Research Nepal, une organisation de défense des droits de l’homme et de ceux des travailleurs. Krishna Neupane, secrétaire général du Réseau national de soutien aux migrants (NNMS), basé à Katmandou, déplore lui aussi l’attitude des banques qui refusent de prêter de l’argent. « Alors, les candidats au départ vont voir les riches de leur village, hypothèquent leur terrain et doivent rembourser en deux ou trois ans. »

Il dénonce également ce qu’on appelle au Népal le « meter interest », littéralement l’intérêt au compteur. « Si on vous fait un prêt à 36 % d’intérêt et qu’au bout d’un an, vous n’êtes pas parvenu à rembourser, alors l’année suivante, la somme de base due est augmentée de 36 % et les intérêts seront calculés à partir de ce montant. » Un puits sans fond, en quelque sorte. Une procédure qui peut durer toute une vie.

Poussés au désespoir ultime

Raj (un nom d’emprunt), qui travaille au Qatar, dénonce « la corruption du gouvernement qui permet à cette mafia des agences de recrutement de se développer ». On parle d’un brassage d’un milliard de roupies par mois (7,6 millions d’euros). Raj a lui-même été grugé une première fois en 2005. Après avoir versé 300 000 roupies (aujourd’hui 2 200 euros), il est parti d’abord à Delhi, en Inde, pour, lui avait-on promis, travailler en Afghanistan. Il est rentré bredouille au Népal, aucun job ne l’attendait à Kaboul.

Selon lui, « 15 % des travailleurs qui arrivent au Qatar n’ont, en réalité, pas d’emploi et doivent rentrer. Ceux qui sont malins ou éduqués arrivent à se faire rembourser par l’agence. Mais la très grande majorité ne fait rien et se retrouve dans une situation très difficile. »

Ce qui peut pousser certains migrants au désespoir ultime. « Un de mes amis s’est suicidé au Qatar, le mois dernier, témoigne Keshav, qui occupe un poste de superviseur depuis 2006 dans une grande entreprise pétrolière de l’émirat. Il était très endetté et ne savait plus comment s’en sortir. Certains ont mis fin à leur vie à cause des salaires retardés ou impayés, ce qui aggravait leur dette, d’autres à cause d’une embrouille et de peur d’aller en prison. »

Les congés ? Tous les deux ans, seulement

Som Bahadur Rahadi, lui, a dû payer 80 000 roupies (600 euros), somme qui n’englobe pas les coûts occasionnés par les déplacements et les logements à Katmandou, à huit heures de bus de son village. Un « beau » jour, il a enfin embarqué dans un avion qui l’amenait à Doha. Il s’est retrouvé à décharger les marchandises dans les supermarchés du Qatar. Réveil à 3 heures du matin et trajet d’une heure pour embaucher à 4 heures. Il ne sera de retour dans sa chambrée de quatre personnes qu’à 19 heures. Quatorze heures payées douze, « parce que le patron ne prend pas en compte le temps passé entre deux points de livraison ». Pas un seul jour de repos hebdomadaire. Les congés ? Tous les deux ans, seulement.

Sous la pression des syndicats internationaux et des organisations de défense des droits de l’homme, le Qatar a initié, à partir de 2017, une réforme du système du travail. Dans ce pays où les syndicats sont interdits, on se vante maintenant de la mise en place de « comités mixtes » (joint committees) censés porter la parole des salariés. Une structure que l’organisation népalaise General Federation of Nepalese Trade Unions, la Fédération générale des syndicats népalais (Gefont) qualifie d’« inutile et incapable d’aborder réellement les problèmes ».

Son représentant syndical (clandestin) au Qatar, que nous avons pu rencontrer à Katmandou (appelons-le Saurav), reconnaît qu’ « il n’y a plus de kafala (système qui soumettait le travailleur à son patron avec retenue du passeport – NDLR), plus d’obligation de fournir un certificat dit de non-objection (NOC) lorsqu’on veut changer d’employeur. Ce qui ne veut pas dire que tous les problèmes sont réglés. Il y a tellement de conditions à remplir que c’est beaucoup plus difficile qu’ils le disent ».

Quant aux comités mixtes, non seulement ils sont loin d’être mis en place par les patrons, mais aucune mesure de coercition n’est prévue. « Le 14 août, nous étions près de 4 000 manifestants dans la rue pour réclamer le paiement des retards de salaire », rappelle Saurav. Nombre d’entre eux ont été arrêtés puis expulsés.

Priés de disparaître du paysage

« Changement » encore, avec la mise en place d’un salaire minimum de 1 800  riyals (477 euros). Mais, en l’absence de véritables contrôles – que même l’Organisation internationale du travail est dans l’incapacité d’effectuer –, « des compagnies trichent et ne paient pas ce qu’elles doivent », dénonce Smritee Lama, responsable du syndicat Gefont.

Le mécanisme est le suivant : « Les cartes de retrait d’argent de chaque travailleur sont en réalité dans les mains de l’employeur, qui ponctionne 800 riyals » (212 euros). Ces retenues arbitraires couvriraient les frais de nourriture (300 riyals, 80 euros) et de logement (500 riyals, 133 euros). Comme les employeurs n’en parlent pas, « la plupart des travailleurs ne s’en rendent même pas compte ! s’insurge la syndicaliste. Et ceux qui le savent se taisent par peur d’être licenciés pour une raison ou pour une autre. Être licencié, cela signifie retour au pays où il y a un prêt à rembourser. Donc, ils se disent mieux vaut 1 000 riyals (265 euros) que rien du tout ». 

Rameshwar Nepal relève qu’« il y a eu des annonces à l’intention du reste du monde, mais je ne vois pas de changements significatifs dans la vie des travailleurs migrants. Ils restent sous la coupe des recruteurs et les décès sont toujours nombreux. Malgré les promesses des autorités qataries, les attaques contre ces migrants se poursuivent ».

La preuve aussi par l’expulsion de centaines, voire de milliers de travailleurs étrangers, ces dernières semaines, priés de disparaître du paysage pour laisser place nette à l’arrivée des supporters de la Coupe du monde, qui débute le 20 novembre. Cachez ces migrants que je ne saurais voir, en quelque sorte.

« Retour à la case départ »

Une pratique honteuse qui se traduit aussi par des ruptures de contrat sans indemnisation. « On avait déjà vu ça pendant la pandémie, rapporte Rameshwar Nepal. Leurs salaires n’étaient pas payés et, contrairement à ce qu’exige la loi au Qatar, les employeurs n’ont pas pris en charge le billet de retour. »

Il ajoute : « Officiellement, il n’y a plus de kafala. Mais il y a d’autres lois qui placent les travailleurs dans des situations où ils ne peuvent pas changer d’employeur ou même rentrer chez eux. Parce qu’ils ont des dettes qui s’accumulent, ils ne sont pas libres de faire ce qu’ils veulent. Ils se retrouvent dans une situation de travail forcé. » De l’esclavage moderne.

Après avoir réclamé une augmentation de salaire de 300 riyals (80 euros), qui lui a été refusée, Som Bahadur, âgé aujourd’hui de 40 ans, est rentré chez lui, au Népal. « Je ne supportais plus d’être loin de ma famille. Avec l’argent gagné, j’ai pu payer les études de mes enfants. Maintenant, c’est retour à la case départ. On fait de notre mieux pour arriver à couvrir les frais. »

Son épouse, Yamuna, ajoute en baissant les yeux : « Le plus difficile pendant ces quatre années a été de tout gérer seule. Il fallait préparer à manger, s’occuper des enfants avant leur départ à l’école, nourrir les animaux, cultiver les champs. Au début, mon mari ne pouvait pas nous envoyer d’argent, alors j’ai dû à nouveau emprunter ». Som Bahadur et Yamuna se serrent l’un contre l’autre. Comme pour faire face à l’adversité.

À savoir

  • Les envois de fonds des travailleurs migrants au pays représentent environ 25 % du produit intérieur brut du Népal.
  • Sur près de 2,7 millions d’habitants du Qatar, les Népalais représentent environ 432 000 personnes, soit 16 % de la population totale, selon les données de l’ONU de juillet 2022. La plupart d’entre eux sont employés sur des chantiers de construction.
  • Une campagne mondiale, #PayUpFIFA, a été lancée par Human Rights  Watch, appelant l’instance dirigeante du football international, la Fifa, à fournir un remède adéquat à la situation des migrants et éviter une « Coupe du monde de la honte ».

Pierre BARBANCEY


Témoignages

« Les menaces de nous conduire à la police »

Pramina Saru, employée d’une entreprise de nettoyage

Pramina Saru, 35 ans, est arrivée au Qatar en 2017, après avoir payé 120 000 roupies (913 euros actuels). Son contrat était clair : elle devait être embauchée dans une entreprise de nettoyage affectée aux écoles. Huit heures par jour, pour 800 riyals par mois (212 euros). Ce n’est pas exactement ce qui s’est passé. « À la fin de mon service, je devais travailler de 16 heures à 22 heures pour 400 riyals par mois (106 euros) chez un particulier, souvent différent. Si je refusais, la compagnie retirait ces heures de mon salaire. » Tous les matins, elle quittait le camp d’hébergement à 5 h 30 et n’était de retour qu’à 23 heures : 14 heures de travail quotidien. La jeune femme parle des harcèlements subis, des insultes pour un rien. « Le pire, quand on travaille dans une maison, ce sont les menaces de nous conduire à la police si quelque chose ne va pas. » Elle raconte qu’une jeune Népalaise, très peu instruite, venue d’une zone reculée du pays, employée de maison, a été battue parce qu’elle avait rangé les chaussures de son employeur dans le réfrigérateur.

Le gouvernement népalais interdit aux femmes, officiellement pour les protéger, de partir travailler à l’étranger comme domestiques. « Mais, en réalité, des milliers partent sans aucun document de travail et sont d’autant plus la proie des trafiquants et des violences sexuelles », dénonce Manju Gurung, cofondatrice de l’ONG Pourakhi, qui s’occupe des migrantes qui rentrent au pays. P. B.

« Il s’est endormi et ne s’est jamais réveillé »

Hira Devi, veuve de Dilbahur Pulami

Hira Devi était enceinte quand, en 2014, elle a appris la mort de son mari, Dilbahur Pulami, 31 ans. « De retour du travail, il s’est endormi et ne s’est jamais réveillé. » Le corps est arrivé à Katmandou. Hira Devi ne le confie pas elle-même, mais, faute de moyens, il a été incinéré dans la capitale et non au village, à 8 heures de route de là. Trente ans et déjà veuve, elle élève ses quatre enfants grâce à la retraite de son beau-père, ancien de l’armée indienne : 100 000 roupies par an (760 euros). « La compagnie pour laquelle il travaillait m’a seulement versé son dernier salaire. Et aucune indemnité car, nous a-t-on dit, il est mort en dehors de ses heures de travail », explique- t-elle. Pour payer les études des enfants, chaque année elle contracte un nouveau prêt…

Entre 2008 et 2019, au moins 1 095 travailleurs migrants népalais sont morts au Qatar, ce qui représente près d’un tiers du total des décès de migrants survenus dans les pays du Golfe, selon l’Office népalais de l’emploi à l’étranger. Officiellement, les familles des défunts reçoivent une indemnisation de 700 000 roupies (5 300 euros) du Fonds de protection de l’emploi étranger. Mais, comme dans le cas de Hira Devi, beaucoup ne sont pas indemnisées. Faute d’informations ou parce qu’éloignées des centres administratifs, les familles n’en font pas la demande. P. B.

« Pour se nourrir, il fallait emprunter »

Gobinda Thapa, agriculteur et électricien

Au Népal, il cultivait des tomates et des brocolis et était embauché parfois comme électricien. Impossible de s’en sortir. En 2004, Gobinda Thapa cherche à partir. « On m’a d’abord envoyé à Bombay en me disant que je travaillerais au Koweït mais en fait, je suis arrivé au Qatar. Je n’avais pas le choix, sinon on me renvoyait à Katmandou. On m’avait promis un salaire de 800 riyals (212 euros) ; en réalité, il était de 600 riyals (160 euros) et encore, on n’était pas payés tous les mois. Pour se nourrir, il fallait emprunter. » En 2006, il rentre au Népal, mais sa situation étant inchangée, il repart au Qatar en 2011. « J’avais un bon salaire au départ mais, après, ils ont embauché plus de travailleurs et ont réduit nos heures et nos salaires. On avait le droit à deux mois de vacances tous les deux ans. Mais, à l’époque, il y avait encore la kafala (subordination du salarié à son employeur qui lui confisquait son passeport – NDLR). On ne nous laissait partir qu’un mois en congés. En 2015, alors qu’on était sur un chantier, un de mes amis en train de visser des fenêtres est tombé de l’échafaudage. Il a été conduit à l’hôpital mais il est mort. Il n’y a pas eu de rapport et la compagnie n’a pas payé l’assurance à la famille. Chacun d’entre nous a donné une journée de salaire qu’on a envoyé à la famille. » Il raconte également le cas d’un autre ouvrier, tombé lui aussi. C’était en 2020. Il est maintenant sur une chaise roulante, paraplégique mais resté au Qatar, car il n’a pas encore perçu l’indemnisation de l’assurance. P. B.

source: https://www.humanite.fr/monde/qatar-2022-plus-jamais/qatar-la-rencontre-de-ces-travailleurs-nepalais-qui-ont-connu-l-enfer-sur-les-chantiers-du-mondial-770825

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *