Quand une ligne de train renaît… sur fond de désengagement de l’État (reporterre-1/08/25)

La gare de Bagnères-de-Luchon, à nouveau desservie par le train depuis le 22 juin, après onze années d’interruption. – © Antoine Berlioz / Reporterre

La ligne ferroviaire Montréjeau–Luchon, fermée depuis 2014, a rouvert le 22 juin. Elle est gérée entièrement par la région Occitanie, une première en France qui traduit le « désengagement de l’État », selon un expert.

Par Justin CARRETTE & Antoine BERLIOZ (photographies) .

Entre Montréjeau et Bagnères-de-Luchon (Haute-Garonne), reportage

« C’est merveilleux de pouvoir venir à nouveau en train à la montagne. » Assis à bord du TER reliant Montréjeau à Bagnères-de-Luchon, Francis ne quitte pas la fenêtre des yeux. Le paysage se transforme au fil du trajet à travers la Haute-Garonne, à mesure que le train s’enfonce dans la vallée de Luchon. Depuis novembre 2014 et la fermeture de la ligne, consécutive à des inondations ayant endommagé des infrastructures déjà vieillissantes, la vallée était orpheline de son train. Le 22 juin, la région Occitanie a officiellement rouvert ce tronçon de 36 km, après en avoir obtenu la gestion intégrale auprès de l’État.

« Je suis Toulousain et, pour moi, c’est un luxe de pouvoir venir en train à la montagne. Je ne serais pas venu autrement », explique Francis. Ancien conducteur sur cette ligne entre 1995 et 1999, il profite désormais de sa retraite pour faire l’aller-retour dans la journée et se balader dans la vallée.

Arrivés à la gare de Luchon après environ trente-cinq minutes de trajet et trois arrêts — à Loures-Barbazan, Saléchan-Siradan et Marignac —, les passagers descendent, sac de randonnée sur le dos ou vélo à la main.

La ligne Montréjeau-Luchon est empruntée par de nombreux randonneurs et cyclistes. © Antoine Berlioz / Reporterre

« Luchon est de nouveau sur les rails », s’amuse Éric Azémar, maire (divers droite) de la commune, surnommée « la Reine des Pyrénées ». Sur le quai de la gare flambant neuve, réhabilitée pour 2 millions d’euros par la région, l’élu se montre enthousiaste : « Cela s’inscrit dans la continuité des engagements de la région Occitanie en faveur du ferroviaire. Carole Delga [présidente socialiste du conseil régional] en a fait son cheval de bataille, elle avait promis le retour de cette ligne, c’est chose faite. »

« Désengagement progressif de l’État »

La région a investi 67 millions d’euros pour la réhabilitation complète des 36 km de voie et a obtenu en 2023 le transfert de gestion de la ligne, une première en France. Ce transfert a été rendu possible par la loi LOM de 2019 et par la loi pour un nouveau pacte ferroviaire de 2018, qui « a permis la réouverture de la ligne en deux ans, un délai très court. Nous sentions que les citoyens et le territoire avaient une volonté d’aboutissement très forte, pas toujours entendue par les pouvoirs publics… » écrit Carole Delga par e-mail à Reporterre.

Ce transfert de compétence, s’il apparaît à première vue comme la solution miracle pour les petites lignes de train régionales menacées, est « un pansement sur une jambe de bois », selon Antonin Mazel, expert ferroviaire et consultant pour le cabinet Groupe 3E.

« La montée en puissance des régions dans la gestion du ferroviaire s’inscrit dans un contexte plus large : celui de l’ouverture à la concurrence et du désengagement progressif de l’État dans ce secteur. Ce n’est pas un hasard si la loi prévoit explicitement le transfert de la propriété et de la gestion des lignes TER. L’État se décharge à la fois sur des opérateurs privés et sur les collectivités, ce qui est problématique », déplore-t-il.

« L’État est en train de tout fragmenter, avec à la clé des disparités territoriales inévitables »

Conseiller de certains élus du Comité social et économique de la SNCF, il poursuit : « Il y a une urgence climatique. Les transports sont le premier secteur émetteur de gaz à effet de serre et le ferroviaire devrait être un levier national majeur. »

Plusieurs syndicats partagent ce constat, comme la CGT Cheminots. Dans un communiqué, elle estime que ce transfert et celui de la ligne Alès-Bessèges, dans le Gard, portent « un coup supplémentaire à l’unicité du réseau ferroviaire, qui reste pourtant un élément structurant et stratégique dans l’aménagement du territoire national ». « La SNCF a été créée en 1938 pour unifier les compagnies ferroviaires, retrace Antonin Mazel. Aujourd’hui, l’État est en train de tout fragmenter, avec à la clé des disparités territoriales inévitables. »

Bagnères-de-Luchon n’était plus accessible que par la route depuis onze ans. © Antoine Berlioz / Reporterre

Syndicats et experts redoutent aussi que l’éclatement du secteur — avec l’arrivée d’acteurs régionaux et privés — fragilise le statut des cheminots et les conventions collectives. Le désengagement de l’État est jugé préoccupant par la SNCF elle-même, qui évoque un risque « d’effondrement irréversible » du service public si cette dynamique se poursuit.

En plus de se décharger sur les régions, l’État a également décidé d’ouvrir le secteur à la concurrence en 2020, mettant fin au monopole historique de la SNCF. Les premiers TER opérés par la société privée Transdev ont circulé le 29 juin entre Marseille et Nice. D’autres régions pourraient suivre, mais l’Occitanie — comme la Bretagne — a décidé de conserver le monopole de la SNCF au moins jusqu’en 2033, date à laquelle toutes les lignes TER devront être ouvertes à la concurrence.

« Nous œuvrons pour maintenir un service public ferroviaire fort, écrit Carole Delga à Reporterre. Nous considérons effectivement que le train est un véritable outil d’aménagement du territoire et qu’il reste un service public essentiel, pour lequel il faut se battre […] L’État doit entendre l’appel des territoires et sacraliser des financements pérennes pour entretenir et moderniser le réseau ferré, qui lui appartient en totalité. »

Carole Delga, soutien du train… et de l’A69

La fragmentation ne concerne pas que l’exploitation des lignes : la réhabilitation et la maintenance échappent aussi, de plus en plus, à SNCF Réseau. Pour la ligne Montréjeau–Luchon, c’est à l’entreprise française NGE que l’Occitanie a fait appel. Selon les services de la région, NGE a été choisie suite à un appel d’offres auquel SNCF Réseau n’a pas répondu. La gestion en interne de ces travaux par la région a permis de faire baisser la facture « de près de 30 % » selon Carole Delga.

Florent, qui empruntait la ligne jusqu’à Bagnères-de-Luchon pour la première fois afin de débuter une randonnée en itinérance de quelques jours. © Antoine Berlioz / Reporterre

« En confiant les travaux à des sociétés privées, se pose la question du cahier des charges. Peut-être que NGE proposait une offre moins chère lors de l’appel d’offres, mais est-ce que l’expertise et les exigences sont les mêmes que celles de SNCF Réseau ? interroge Antonin Mazel. On risque d’avoir différentes qualités de réhabilitation et de service sur notre réseau national. »

La politique ferroviaire volontariste vantée par Carole Delga se heurte aussi à son soutien sans faille au projet d’autoroute A69 — financée à hauteur de 6 millions d’euros par la région —, contredisant certains cadres de son parti, une partie de la population locale et des milliers de scientifiques.

Lire aussi : Soutien à l’A69 : le grand malaise au Parti socialiste

Une alternative ferroviaire à l’autoroute existe pourtant : des experts comme le consultant indépendant Daniel Emery et Benoît Durand, membre de l’Association des usagers des transports de l’agglomération toulousaine, ont proposé de moderniser la ligne actuelle Toulouse–Castres, en renforçant la fréquence des trains.

Cela permettrait aux habitants du Tarn de rallier Toulouse en 1 h 05, plus rapidement qu’avec l’autoroute selon les calculs des partisans du rail. Le projet alternatif ferroviaire a été chiffré à environ 120 millions d’euros pour l’électrification et la modernisation des voies sur les 75 km de ligne, rapporte Basta !.

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Source: https://reporterre.net/Quand-une-ligne-de-train-renait-sur-fond-de-desengagement-de-l-Etat

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/quand-une-ligne-de-train-renait-sur-fond-de-desengagement-de-letat-reporterre-1-08-25/

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