Qu’est-ce qui a causé la révolte ratée contre le Kremlin? (arretsurinfo-26/06/23)

Par Elijah J. MAGNIER

Dans un surprenant revirement de situation, Evgueni Prigojine, le commandant du groupe Wagner de Russie, s’est ouvertement rebellé contre l’autorité militaire du Kremlin. Il a même exprimé son souhait de voir le ministre de la Défense, Sergei Shoigu, jugé et condamné sur la Place Rouge de Moscou. Le président Vladimir Poutine, en tant que commandant en chef des forces armées, est rapidement intervenu, accusant Prigojine de trahison sans le nommer. Le sort de Prigojine étant en suspens, les négociations visant à mettre fin à la rébellion étaient cruciales pour éviter que la Russie ne plonge dans la guerre civile. Avec l’accord de Poutine, le président biélorusse Alexandre Loukachenko est intervenu et a joué avec succès le rôle de médiateur. Le président russe a réussi ainsi à étouffer la rébellion sans recourir à la violence. Au lieu de détruire le convoi du groupe Wagner, qui transportait plusieurs milliers de rebelles vers Moscou sans but stratégique, il a emmené le personnel de Wagner au ministère de la Défense et a envoyé leur chef en exil au Belarus. Cette décision a permis d’éviter un affrontement possible, car les forces tchétchènes de l’unité spéciale Akhmat stationnées à l’extérieur de Rostov, le centre de commandement du front sud, étaient prêtes à affronter Prigojine et ses troupes. Mais qu’est-ce qui a poussé Prigojine à se retourner contre le Kremlin et le président à titre de commandant en chef de toutes les forces armées, et quels sont les facteurs sous-jacents à son mouvement de rébellion?

Le différend entre le ministère russe de la Défense et le groupe Wagner a commencé en 2018, lors de leurs opérations en Syrie. Les tensions se sont intensifiées lorsque le groupe Wagner, tenté de traverser l’Euphrate à la poursuite des restes de Daech, a été victime de frappes aériennes américaines qui ont fait d’importantes victimes parmi les contractants russes. Les dirigeants de Wagner ont alors accusé le Kremlin de ne pas avoir assuré une coordination efficace avec le quartier général de Hmeimim, la base russe dans l’ouest de la Syrie, et les Américains qui occupaient le nord-est de la Syrie. Le fait que le Kremlin a qualifié l’incident de dommage collatéral a tendu encore plus les relations entre les deux entités.

Malgré cet incident sanglant, les relations de coopération entre le ministère de la Défense et le groupe Wagner, une ONG militaire, se sont maintenues. La Russie a continué de recourir aux services du groupe Wagner dans diverses zones d’influence, notamment au Soudan, en Libye, en Afrique centrale et au Mali. Le Kremlin s’est servi du groupe Wagner pour échapper à toute responsabilité officielle lorsque cela était nécessaire, de la même manière que le Pentagone a utilisé la société Blackwater dans diverses parties du monde, notamment lors de l’invasion de l’Irak.

La guerre en Ukraine a révélé la vulnérabilité de l’armée russe, qui a été prise au dépourvu par les tactiques occidentales utilisées contre elle. La présence d’une cinquantaine de pays occidentaux rompus à la guerre, qui dirigent les opérations militaires en Ukraine depuis la base allemande de Ramstein, leur a permis d’exploiter les faiblesses de l’armée russe. Le président Poutine a réalisé que son armée n’était pas à la hauteur de ses ambitions politiques et qu’un effort de reconstruction et de réarmement était nécessaire pour relever le défi de moderniser l’efficacité, le commandement et les institutions militaires. Se retirer de l’Ukraine et admettre la défaite étant hors de question, Poutine a saisi l’occasion d’introduire des réformes indispensables.

Dans ce contexte, le Kremlin s’est tourné vers le groupe Wagner, qui se compose de combattants expérimentés et d’officiers supérieurs à la retraite. Il comprend également des unités spéciales déclassées qui ont joué un rôle majeur dans la bataille de Bakhmout en Ukraine. Sauf que l’attention exclusive des médias occidentaux sur la bataille de Bakhmout a détourné l’attention d’autres fronts. Le refus des États-Unis et de leurs alliés d’autoriser les forces ukrainiennes à se retirer de cette ville stratégique a entraîné des combats prolongés qui se sont finalement terminés en faveur de la Russie après plusieurs mois.

C’est au porte-parole du ministère de la Défense qu’incombe de décrire le déroulement de la guerre. Sauf que le commandant du groupe Wagner a cherché à se tailler une place dans les médias. Il a commencé à apparaître sur les médias sociaux, en donnant des détails sur la bataille de Bakhmout et en soulignant les succès de ses troupes. Ses messages ont renforcé le moral des Russes, qui se sont mis à consommer les informations et les images décrivant les victoires lentes mais constantes du groupe Wagner sur le champ de bataille. Puis Prigojine s’est mis à critiquer les chefs militaires, les accusant notamment de ne pas avoir fourni les munitions nécessaires pendant la bataille. Il a même menacé de retirer ses forces de Bakhmout si elles ne recevaient pas les munitions dont elles avaient besoin. Prigojine s’en est pris au ministre russe de la Défense, Sergei Shoigu, qu’il a accusé de négligence et de corruption. La communauté internationale a pris note des commentaires de Prigojine et du sort de Bakhmut, tout en reconnaissant que le véritable champ de bataille s’étendait sur plus d’un millier de kilomètres, de Lougansk et Donetsk à Zaporijia.

Lorsqu’il a réalisé que la bataille de Bakhmout touchait à sa fin, le Kremlin a commencé à ajouter du personnel du groupe Wagner dans ses propres rangs, y compris des membres ayant un casier judiciaire, dans le but de reprendre le contrôle de ces forces et de saper l’influence de Prigojine. Alors que la bataille s’achevait, le commandant du groupe Wagner a commencé à discuter du retrait de ses forces de l’Ukraine, en signalant indirectement que le Kremlin avait l’intention de l’écarter de la scène. Prigojine croyait que sa popularité après la victoire de Bakhmut empêcherait Moscou de le marginaliser. Ignorant le fait que personne au monde n’est indispensable, le leader du groupe Wagner a déclaré que ses soldats étaient revenus en Russie pour faire des achats et que la population leur offrait des biens gratuits, signe d’une baisse de popularité de son mouvement. Le gouvernement russe avait même autorisé une vaste campagne publicitaire incitant les gens à rejoindre le groupe Wagner, qui a été rapidement retirée de toutes les villes russes après le soulèvement.

Moins de deux semaines auparavant, le commandant du groupe Wagner avait annoncé qu’il quittait la ligne de front en Ukraine et qu’il s’installait dans la ville méridionale de Rostov où il se trouvait pendant le bref soulèvement. Wagner a alors stationné ses troupes au centre de commandement et de contrôle dans le centre de la ville et à l’aéroport militaire, sans rencontrer de résistance de la part des forces régulières.

Cependant, on ne savait pas comment Prigojine, qui commandait quelques milliers de combattants, pourrait contrôler une ville aussi grande (Rostov est géographiquement plus grande que la Belgique et cinq fois plus grande que le Liban). De plus, il n’a envoyé qu’une fraction de ses forces en convoi vers Moscou, qui se trouve à 1 000 kilomètres de Rostov et qui abrite 25 millions de personnes et le gros des forces armées russes.

Le fait que Prigojine avait besoin d’un plan plus stratégique que simplement attirer l’attention et compter sur Poutine pour négocier avec lui est devenu évident au fur et à mesure que son convoi progressait le long de la M4 en direction de la capitale, Moscou. Malgré les dégâts qu’un affrontement entre les troupes régulières et les forces spéciales de Wagner aurait pu causer, la rébellion était discordante dès le départ. La situation a mis en évidence l’incapacité apparente des dirigeants russes à contrôler les affaires intérieures.

Les événements en Russie sont importants parce que Prigojine a détourné l’attention de la guerre en Ukraine sans nécessairement affecter la dynamique sur le champ de bataille. Prigojine avait juré de « détruire tous ceux qui se trouveraient sur son chemin ». Cependant, la présence d’un petit nombre de ses forces à Rostov n’avait pas pour but d’obtenir de grands résultats.

Le bras de fer entre Prigojine et le président Poutine et ses beaux discours ont finalement coûté une grande partie de la popularité du commandant du groupe Wagner. Poutine a résolu la question rapidement, en démontrant la cohésion de son leadership et en réprimant efficacement la rébellion du groupe Wagner avant qu’elle ne devienne incontrôlable. Prigojine, le chef des forces mercenaires motivées par l’appât du gain, quitte maintenant la Russie, où il a fait fortune, pour un avenir incertain au Belarus. L’attention se porte désormais sur la réorganisation de l’État russe, qui tire les leçons de ses erreurs passées et se prépare à naviguer ente les réformes internes et la guerre en cours contre l’Occident.

Du jour au lendemain, Wagner est passé, aux yeux des médias occidentaux, du statut de « sale groupe terroriste mercenaire » à celui de « force luttant contre la corruption russe ». Les observateurs occidentaux qui espéraient un soulèvement prolongé ont été déçus par sa fin rapide avant la fin de la journée. La froideur habituelle du président Poutine en période de crise laissait présager un avenir incertain pour le groupe Wagner et pour son ancien chef, à moins que Prigojine ne trouve des bailleurs de fonds étrangers pour soutenir son défi lancé au Kremlin. Mais l’euphorie en Occident a été de courte durée, car le chef de Wagner, surnommé le « chef de Poutine » (parce qu’il possède des restaurants et des sociétés de restauration qui fournissent des services au Kremlin), a servi son dernier repas en Russie.

L’évolution de la situation en Russie rappelle l’importance de la rébellion de Prigojine, qui a temporairement détourné l’attention de l’arène ukrainienne. Il reste à voir comment l’État russe, après avoir rapidement contenu la rébellion, corrigera les erreurs du passé, poursuivra les réformes intérieures et gérera le conflit en cours avec les puissances occidentales.

Elijah J. MAGNIER, 26 Juin 2023

Source : https://arretsurinfo.ch/quest-ce-qui-a-cause-la-revolte-ratee-contre-le-kremlin/

Source originale: https://ejmagnier.com/2023/06/26/le-chef-de-poutine-a-servi-son-dernier-repas-en-russie-quest-ce-qui-a-cause-la-revolte-ratee-contre-le-kremlin/

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