Réforme des retraites : ces entreprises qui se débarrassent de leurs vieux, Médiapart (27/02/23)

Alors que le gouvernement prévoit de décaler l’âge de départ à la retraite, de nombreuses grandes entreprises continuent de faire la chasse aux seniors, à coups de plans de préretraite. Elles les poussent vers la sortie jusqu’à quatre ans plus tôt. Exemple chez Renault, Stellantis, Orange et Michelin.Pour sa réforme des retraites, le gouvernement s’affranchit même de la réalité du monde du travail. Alors qu’il prévoit de repousser l’âge légal de départ à 64 ans, nombre d’entreprises font déjà tout pour sortir les seniors de leurs effectifs, bien avant leurs 62 ans.

Depuis des années, de grandes entreprises françaises se débarrassent des plus vieux, en leur offrant des préretraites avec dispense d’activité partielle ou totale, ou en les ciblant dans des plans de rupture conventionnelle collective (RCC).

La première ministre Élisabeth Borne a beau répéter que la discrimination des seniors la choque, parlant d’« une pratique abusive et discriminatoire », il n’en reste pas moins que cette pratique est généralisée. Mediapart l’a examinée de près dans quatre des plus gros groupes français.

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Ouvriers de Stellantis à Hordain, dans le nord de la France. © Sameer Al-DOUMY / AFP

Chez Orange, ils l’appellent le « temps partiel seniors ». Chez Renault, les presque retraités peuvent partir trois ans plus tôt. Chez Stellantis, groupe multinational issu de la fusion de PSA et de Fiat-Chrysler, les mesures pour faire partir plus tôt les salariés sont nombreuses, dont les populaires « congés seniors ». Chez Michelin, il est possible de ne plus venir travailler jusqu’à six mois avant sa retraite. 

Philippe Martinez lui-même, 61 ans, actuel patron de la CGT mais toujours officiellement salarié de Renault, s’est vu indiquer la porte par son employeur. « Plus d’un senior sur deux n’est plus en activité à 62 ans, et c’est ça, la question à regarder, indiquait-il à Mediapart en septembre dernier. J’ai reçu récemment un courrier qui me propose 125 000 euros pour quitter mon poste. » 

Comme de nombreux salariés de Renault, il a en effet reçu une lettre l’invitant à un départ volontaire, dans le cadre d’un accord de rupture conventionnelle collective. Renault prend même le temps de calculer pour chacun des salariés visés les indemnités auxquelles ils pourraient avoir droit. Selon le leader de la CGT, les seniors sont particulièrement visés dans ces plans de départs volontaires. 

Philippe Martinez assure aussi avoir reçu « un fascicule [expliquant] chaque année aux plus âgés de l’entreprise qu’ils peuvent partir avec un peu d’argent et attendre la retraite ».

« Il y a trois ans, on s’est retrouvés dans une situation très difficile, au bord de la faillite,affirme Renault auprès de Mediapart. Il a fallu faire un plan de restructuration avec réduction d’effectifs. Plusieurs accords ont été signés avec les syndicats, dont des mesures de départs volontaires, comme la dispense d’activité. Ces dispositifs s’adressaient à tous nos collaborateurs, peu importe leur âge, dans des périmètres donnés. Donc, oui, Renault a écrit à tous les salariés concernés pour leur présenter ces dispositifs auxquels ils avaient droit. »

Philippe Martinez assure aussi avoir reçu « un fascicule [expliquant] chaque année aux plus âgés de l’entreprise qu’ils peuvent partir avec un peu d’argent et attendre la retraite. » Fascicule qu’il précise avoir offert à Élisabeth Borne et à son prédécesseur Jean Castex, qui lui auraient « dit tous les deux être surpris de cette méthode ».

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Dans le « Guide Compétence Avenir Renault », la dispense d’activité est illustrée par une dame aux cheveux blancs confortablement installée chez elle. © Document Mediapart

Le fascicule en question est le « Guide Compétence Avenir Renault », auquel nous avons eu accès. Il présente la multitude de dispositifs proposés aux salariés pour les pousser vers la sortie. 

Parmi ceux-ci, la dispense d’activité ne concerne que les seniors, puisque pour y adhérer, il faut être à trois ans maximum du départ à la retraite à taux plein. La mesure est illustrée par une salariée aux cheveux blancs, en train de se détendre chez elle sur un fauteuil, thé à la main.

Une grosse bulle indiquant « 72 % de votre rémunération moyenne » précise la part de salaire que touchent les bénéficiaires, pendant trois ans maximum. 

« Il y a eu tellement de départs et ça coûtait si cher que la direction a arrêté le dispositif en 2022, explique Rachid Karroumi, délégué syndical central adjoint de la CGT Renault. Beaucoup de salariés sont partis comme ça et, derrière, les embauches se font au compte-goutte, avec des salaires très bas. Le but final, c’est de supprimer des emplois et d’externaliser à l’étranger, en Roumanie, en Asie, en Inde… » 

Des « congés seniors » qui durent jusqu’à trois ans

Dans l’usine caennaise de Stellantis, Karl Danel, délégué syndical Sud, parle pour sa part sans détour des manières de son employeur : « Stellantis nous met la pression pour qu’il y ait le plus de départs volontaires possible chez les seniors, puisqu’ils estiment qu’au-dessus de 50 ans, vous n’êtes plus rentable. Ils préfèrent embaucher des petits jeunes qui ont la forme. » 

Le groupe automobile détaille dans un document interne les dispositifs de départs volontaires du DAEC, le « dispositif d’accompagnement des emplois et des compétences ».Et le groupe, qui vient d’enregistrer une deuxième année record avec un bénéfice net de 16,8 milliards d’euros, est prêt à casser la tirelire pour faire partir ses salariés plus tôt. Et faire des coupes drastiques dans ses effectifs. 

Il y a d’abord le passeport de transition professionnelle qui pousse le salarié dans les bras d’autres employeurs puisque Stellantis paye la formation de reconversion, verse un différentiel de salaire jusqu’à 500 euros brut par mois pendant un an, puis jusqu’à 300 euros les six mois suivants. 

Il y a l’aide à la création d’entreprise, où la formation du salarié peut être prise en charge jusqu’à 10 500 euros, en plus d’une prime de 8 000 euros brut pour tout salarié ayant quitté les effectifs pour créer son entreprise, Kbis à l’appui. 

Et il y a, là aussi, le « congé senior », un dispositif qui est présenté comme un « aménagement de fin de carrière par une dispense totale d’activité professionnelle au sein du Groupe PSA, avant un départ en retraite à taux plein ».

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Salariés de l’usine Renault de Sandouville. © CHARLY TRIBALLEAU / AFP

Pour un ouvrier, un technicien ou un agent de maîtrise, le « congé senior » PSA est de trois ans maximum. Pour les ingénieurs et les cadres, la durée est limitée à deux ans. Et dans des conditions tout aussi confortables que chez Renault : 70 % du salaire, avec un minimum de 1 800 euros brut par mois pour un temps plein. Ils jouissent aussi d’une majoration de 20 % de l’indemnité de départ à la retraite prévue par la loi

Par ailleurs, PSA comptabilise et différencie les métiers « en tension », où il faut embaucher, des métiers « à l’équilibre », où il n’est pas urgent de licencier, et des métiers « sensibles ». Pour ces derniers,« en gros, le message est clair : il serait temps de partir parce que vous êtes trop nombreux »,souffle Karl Danel. Et selon le syndicaliste, les seniors passent alors en premier. Interrogée, la direction de Stellantis ne nous avait pas répondu lundi en fin d’après-midi.

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Première page du document de présentation du « dispositif d’accompagnement des emplois et des compétences » de Stellantis. © Document Mediapart

« Sur le fond, nous ne sommes pas contre ces dispositifs parce qu’on ne va pas bloquer le départ d’un travailleur qui veut partir,continue le délégué syndical, mais ce ne sont pas vraiment des départs volontaires. À Caen, les chefs peuvent passer plusieurs fois par semaine pour nous parler de ces plans. Ils pourrissent le climat social jusqu’à ce que les gens cèdent et décident de partir. » 

Chez Stellantis, tout comme chez Renault, ces départs volontaires sont rarement compensés par des embauches.Angélique Pucelle, déléguée du personnel dans l’usine Stellantis de Caen, avance que les effectifs sont passés de 3 000 en 2008 à 1 600 environ aujourd’hui, principalement en raison de ce type de mesures. « Ce plan senior, c’est pour dégraisser les effectifs. Et ceux qui restent sont chargés à bloc. À Caen, ils ont lancé une trentaine d’embauches pour compenser mais ça ne remplacera pas tous ceux qui sont partis et ça ne suffira pas pour soulager le personnel. »

Surcharge de travail pour ceux qui restent

Ces questions se posent exactement de la même manière à Lannion, dans les Côtes-d’Armor, où les effectifs d’Orange ne cessent de fondre. « Tant mieux pour ceux qui peuvent partir plus tôt, mais pour ceux qui restent, c’est terrible », introduit Isabelle Pettier, déléguée syndicale CGT sur le site. Son chef a annoncé en novembre qu’il partait… un mois plus tard, grâce au « temps partiel seniors» (TPS).

« Normalement, il lui reste un an de travail à mi-temps, mais en alignant tous les congés qu’il n’avait pas encore pris et son compte épargne temps, il pouvait partir, détaille-t-elle. Depuis, on se retrouve avec une charge de travail vraiment alourdie. » 

Le TPS est l’une des mesures des « accords intergénérationnels » signés régulièrement chez Orange. Il permet à un·e salarié·e à cinq ans de la retraite de travailler à temps partiel un à deux ans, payé 70 % de son salaire, avant de passer les dernières années complètement dispensé·e d’activité, payé·e 65 % du salaire. L’employeur cotise même pour sa retraite à 100 %, pour permettre une retraite à taux plein au bout du dispositif. 

La salariée bretonne l’assure : à Lannion, Orange pousse les seniors vers la sortie, peu importe les effets délétères que cela peut avoir dans les équipes. L’entreprise s’arrangerait même pour qu’ils puissent travailler à mi-temps durant moins d’un an. L’élue raconte que les pots de départ de collègues âgé·es de 57 ans se suivent et se ressemblent. Et qu’elle n’y aura pas droit : le dernier plan TPS s’est arrêté le 1er janvier 2023.

Auprès de Mediapart, Orange défend son dispositif et estime que le TPS vise aussi « à accompagner les salariés désireux de repenser leurs dernières années de carrière en prenant du temps pour eux ou pour les autres. Ainsi, certains salariés en TPS effectuent des missions dans plus de 250 associations partenaires telles que Les Restos du cœur, la Croix-Rouge, etc. ». 

« Les TPS, c’est une forme déguisée de plan de licenciements »,tranche Samira Gouja, déléguée syndicale centrale CGT pour Orange France, peu sensible aux arguments associatifs de son employeur. 

Au total, depuis le lancement du « temps partiel seniors » en 2010, 42 000 salarié·es en ont profité, concourant à la baisse des effectifs d’Orange France, qui compte désormais 73 700 équivalents temps plein, soit une baisse de près de 28 % depuis ces dix dernières années, tous types de départ confondus.

« Dans certains métiers, certaines régions, les services sont désertifiés,poursuit Samira Gouja. Ils nous promettaient 8 000 embauches en face, mais quand on regarde dans le détail, plus de la moitié de ces embauches sont fléchées vers les filiales, alors que la plupart des TPS sont pris dans la maison mère. Ils veulent envoyer le plus de gens possible vers les filiales, où les conventions collectives sont moins protectrices. »

« Le remplacement des salariés n’est pas systématique, se défend Orange, mais s’inscrit dans la volonté d’être au plus proche des réalités opérationnelles actuelles et futures, afin d’avoir les bonnes compétences au bon endroit partout dans l’entreprise, chez Orange SA comme dans les filiales. » 

Les syndicats, entre le marteau et l’enclume

Dans chacune de ces entreprises, les syndicats se retrouvent entre le marteau et l’enclume : poussés par les salarié·es concerné·es à signer ces plans de préretraite, et critiqués s’ils le font puisque ces dispositifs cachent souvent d’importantes réductions d’effectif. Et c’est à ceux qui restent que la surcharge de travail brise le dos… jusqu’à leur préretraite.  

Chez Michelin, les salarié·es pouvant partir à la retraite dans l’année peuvent le faire jusqu’à six mois plus tôt, en étant rémunéré·es 75 % de leur salaire brut. « Les mesures de dispense d’activité sont des dispositifs prévus par la loi et sont strictement basées sur le volontariat », précise le groupe français. En 2022, 321 salariés ont opté pour ce dispositif de fin de carrière.

Dans l’accord dédié que nous avons pu consulter, la première des raisons motivant la mise en place des dispenses d’activité pour les seniors est sans équivoque : « Permettre une réduction des effectifs en adéquation avec chacun des projets annuels des établissements concernés. »

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À Orange comme à Michelin, les préretraites participent à la baisse des effectifs. © THIERRY ZOCCOLAN / AFP

Auprès de Mediapart, Michelin use d’un autre langage et préfère répéter que ces dispositifs sont « prévus par la loi » et « sur la base du volontariat ». La direction ne répond pas sur sa motivation pour proposer ces préretraites, mais assure que « dans le groupe, les salariés seniors, au même titre que l’ensemble des salariés de l’entreprise, ont la possibilité d’évoluer, de se former et de se reconvertir vers de nouveaux métiers ».

Michelin précise que le groupe « recrute à tous les âges et à toutes les étapes de la carrière », y compris des seniors, « sur des métiers qui demandent une expertise forte », et assure, chiffres à l’appui, que le turn-over de ses équipes reste bas. 

« Les gens nous tannent pour qu’on signe ce genre de plans, reconnaît José Arrieta, délégué syndical central CGT de l’entreprise. Ce qui est phénoménal depuis quelques années, c’est que quasiment tout le monde veut partir, à tous les niveaux et quel que soit le statut. Ça n’a pas toujours été le cas. Quand les conditions de travail et le salaire étaient corrects, les salariés étaient attachés à leur outil de travail et à leurs postes. » 

Même constat chez Renault : « Les salariés n’aspirent qu’à une chose, partir, abonde Rachid Karroumi. Même si avec le congé senior leur salaire n’est que de 72 %, et même si leur charge de travail est répartie sur les collègues qui restent, notamment du coté de l’ingénierie. » 

Pour José Arrieta, ces plans seniors sont surtout un moyen « de réduire les effectifs de manière plus populaire qu’en licenciant les gens ».Mais ils ne sont que l’un des nombreux outils pour faire partir des salariés : le groupe souhaitait voir partir jusqu’à 2 300 de ses salariés d’ici à 2023 (lire notre reportage)« Mais, finalement, après 1 600 postes, Michelin s’est rendu compte qu’il ne pouvait plus réduire les effectifs, ils étaient arrivés au bout », glisse le cégétiste.

Comme chez Orange, Michelin promet que « l’objectif est que les suppressions ne deviennent effectives que lorsque l’organisation et les processus permettent d’absorber ces évolutions dans les meilleures conditions possibles pour les salariés ».

D’un côté, les dirigeants des grandes entreprises françaises font donc tout pour pousser les seniors vers la sortie. De l’autre, ils ne se privent pas d’assurer en public qu’il faut travailler plus longtemps, et soutiennent largement la réforme portée par le gouvernement. « C’est une réforme financière, difficile, indispensable parce qu’on a un système en déficit. Ce n’est pas très populaire de le dire mais c’est la réalité », a affirmé Geoffroy Roux de Bézieux, le patron du Medef, le 19 février.

Cinq jours plus tard, Carlos Tavares, directeur général de Stellantis, récemment mis en cause pour sa faramineuse rémunération, assurait sur RTL qu’un ouvrier de 64 ans peut être productif, « s’il travaille dans de bonnes conditions ergonomiques, bien sûr ».Et d’appeler ses « concitoyens » à faire « attention au dogmatisme ».

« C’est cette réforme des retraites qui est dogmatique, contre José Arrieta de la CGT Michelin. On se demande pourquoi nos employeurs soutiennent cette réforme, alors qu’eux-mêmes virent les seniors. Je ne vois pas bien la cohérence. »

Khedidja Zerouali

Source:https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/270223/reforme-des-retraites-ces-entreprises-qui-se-debarrassent-de-leurs-vieux?at_medium=custom7&at_campaign=1046&fbclid=IwAR01zxtnLYtOMm5kNJM908rU5s9tfBqvA8xJsNaWIhfxZvyskTTRnkvhSuU

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