Aux urgences de l’hôpital du Scorff, à Lorient, dans le Morbihan, les soignants font face à un flux permanent de patients et craignent chaque jour de commettre une erreur. Pour tenir le coup, ils rient beaucoup ensemble.
Ce qui frappe d’abord, ce sont les rires. De mauvaises langues pourraient les croire inappropriés dans cet univers où la douleur est omniprésente. Elles se tromperaient. Ces blagues, piques et boutades sont le carburant de ces soignants qui y puisent toute l’énergie nécessaire pour tenir garde après garde. De quoi oublier, l’espace d’un instant, les patients qui se nichent jusque dans ces couloirs labyrinthiques.
Aux urgences de l’hôpital du Scorff, à Lorient, dans le Morbihan, les médecins, infirmiers et aides-soignants ont pris l’habitude de flirter « avec le carton rouge », confie Damien Henry, chef de service. Le carton rouge, comme l’image cet urgentiste, c’est la mère de famille souffrant d’un infarctus qui passerait entre les mailles du filet. « Tous les soirs ou presque, il y a une bombe. Le but du jeu, c’est de la désamorcer à temps. » Le tout avec des joueurs « surépuisés » par cette interminable course contre la montre.
Record battu
Il est un peu plus de 21 heures, ce mardi 27 décembre 2022, quand le retard de l’après-midi commence à être rattrapé. « Depuis deux à trois semaines, nous battons tous les records. Aujourd’hui, nous avons eu jusqu’à 61 patients pour trente lits disponibles dans le service. Au-dessus de 50 personnes, il y a trop de monde », décrypte, le nez entre deux dossiers médicaux, le docteur Henry.
En clair, « le service manque de mains et la direction reste sourde à nos demandes », dénonce Maxime, infirmier au Scorff depuis 2014. Ce soir, il est également de permanence SMUR. C’est-à-dire qu’il peut partir à tout moment porter secours. Un départ qui réduirait aussitôt le nombre de personnels présents. Et ce n’est pas un cadeau. Car, contrairement à ce que pourrait croire le premier observateur venu, aux urgences, l’incendie couve en permanence, y compris en l’absence de fumée.
Pas comme sur Urgences
Encore faut-il vouloir y voir autre chose que des sirènes hurlantes, des mares de sang et des blessures toutes plus impressionnantes les unes que les autres. En somme, la toile de fond d’Urgences, une célèbre série télévisée mettant en scène un hôpital de Chicago. À Lorient, ce sont d’abord des personnes âgées. Comme ce nonagénaire qui, pansement sur la tête, réclame de rentrer chez lui. Et que Sandra, infirmière, prend le temps de rhabiller, non sans une douceur sincère.
« Les jeunes urgentistes ont tendance à se réfugier dans les gestes techniques pour masquer leur anxiété relationnelle. Avec l’expérience, ils se consacrent à l’humain », résume le docteur Michel Personnic, dépeint comme « la mémoire vive du service ».
Difficile dès lors de ne pas être saisi par le temps passé à rassurer les patients, mais aussi les familles dont l’inquiétude bruyante résonne depuis l’accueil. À quoi s’ajoutent des hérésies incompréhensibles, comme l’absence de réseau téléphonique, ce qui contraint les soignants à filer de chambre en chambre, téléphone à la main. Mais le trop-plein oblige parfois à rester sourd. « La première fois que j’ai ignoré une demande, ça m’a fendu le cœur. J’ai perdu une part d’humanité », se souvient Damien Henry.
« La bobologie nous a fait beaucoup de mal »
Au détour d’un couloir, un motard à la clavicule fracturée, Grégory raconte être arrivé à 14 h. Il y a donc un peu plus de sept heures. Un automobiliste venait de lui couper la route. « Comment leur en vouloir ? Ils font ce qu’ils peuvent avec les moyens qu’ils ont. » Et, aussi surprenant que ça paraisse, cette patience teintée d’admiration est partagée des deux côtés, comme s’en étonne Maxime : « Je me demande comment pas plus de patients ne craquent. »
Ce qui est sûr, c’est que cet embouteillage ne trouve pas son origine dans la bobologie. « Ce mot nous a fait beaucoup de mal. Les malades qui viennent pour une otite sont rares. Et une otite, à la limite, c’est vite soigné », objecte Damien Henry.
En revanche, ce qui pose problème, c’est le manque de lits dans les autres services. Conséquence directe, « les patients prolongent leur séjour ici jusqu’à ce qu’une place se libère ailleurs. C’est le serpent qui se mord la queue. »
120 € nets
Au bout du compte, cette charge de travail pèse parfois lourd sur les épaules, comme sur celles de Marie, une interne de neuvième année, payée 120 € nets par garde de 14 heures. « Pour moi, c’est une contrainte. J’ai toujours peur de faire une erreur. Et l’absence de sommeil, je ne peux pas encaisser. »
A contrario, d’autres, à l’image de Thibault, un jeune aide-soignant à l’accent du Midi, trouvent dans cette course permanente une source de satisfaction. « Ici, je me sens utile et épanoui. »
Nicolas GUEGAN