REPORTAGE. « Difficile, gratifiant, utile » : dans la peau de ces femmes qui travaillent la nuit (OF.fr-31/12/23)

Elea Quellec, 52 ans, est ripeuse à Brest, dans le Finistère. Un métier qu’elle a choisi et dont elle est fière.

Elles s’activent lorsque les autres dorment ou s’amusent, souvent invisibles, pourtant essentielles. Éboueuse, danseuse, infirmière ou policière, ces femmes racontent leur vie à contresens, avec les hauts et les bas, et témoignent, entre les lignes, d’un grand courage. Rencontre avec Elea, Cindy, Ophélie et Claudia. Quatre héroïnes du quotidien.

Par Camille DA SILVA

5 h 20. Une brise fraîche souffle sur les côtes finistériennes, le froid picote les joues et l’obscurité de la nuit a englouti le paysage. Une lumière éblouissante et une odeur de café fumant nous guident jusqu’au centre brestois de collecte des déchets, où une foule de travailleurs en blousons fluorescents s’apprêtent à embarquer dans leurs camions pour la première tournée de la journée. Au milieu de tous ces hommes, une silhouette filiforme. Frange brune, yeux clairs et large sourire : Elea Quellec est ripeuse depuis trois ans, le terme dorénavant employé pour éboueuse. Le réveil matinal n’a pas eu raison de son énergie ni de sa convivialité. « Bienvenue », lance la quinquagénaire dans une chaleureuse poignée de main. « Allez venez ! » nous enjoint-elle, prête à entamer son périple dans les rues endormies de la métropole.

22 h. Le Soleil est parti se coucher pour laisser place à la Lune. La salle du cabaret Le Live, à Château-Gontier, en Mayenne, est noire de monde. Attablé, le public de deux cents personnes discute dans le brouhaha, lorsqu’une voix suave capte l’attention. La lumière se tamise, l’orchestre fait pleuvoir ses notes de jazz sur l’auditoire, tandis que le rideau de velours s’ouvre pour dévoiler… notre diva du soir. Blonde, élancée, avec de longs cils noirs et une robe en strass qui scintille sous les spots  : Cindy Piquet est meneuse de revue depuis près de vingt ans. Micro en main, la trentenaire entonne avec puissance Padam… padam d’Édith Piaf, numéro d’ouverture d’un flamboyant spectacle de plusieurs heures.

Cindy Piquet, 37 ans, est meneuse de revue dans son propre cabaret, Le Live, à Château-Gontier, en Mayenne. | OUEST-FRANCE

Minuit. Les interminables couloirs du service de réanimation du CHU de Nantes (Loire-Atlantique) sont quasi déserts. Seules quelques blouses blanches vont et viennent d’une chambre à l’autre sous les néons grésillant. Le calme règne en maître, même s’il peut en un instant être renversé par la tempête d’une urgence vitale. Car derrière chacune de ces portes, se cachent des vies qui ne tiennent qu’à un fil. Au numéro 27, s’affaire Ophélie Gaudin, infirmière depuis plus de vingt ans, dont trois ici. Un tatouage au bras, des cheveux aussi bruns que ses yeux, des gants en latex aux mains, la quadragénaire relève les constantes physiologiques de son patient intubé à la suite d’un lourd traumatisme crânien. Avec minutie et délicatesse, elle lui procure les soins nécessaires avant de s’éclipser pour le laisser se reposer. « On se bat avec les patients, mais c’est eux qui font le travail, confie-t-elle à voix basse. Nous, on est là pour les accompagner. » En éteignant la lumière, elle pose sur ce malade un regard affectueux, serein. Comme le ferait un ange gardien.

Ophélie Gaudin, 42 ans, est infirmière dans le service réanimation du CHU de Nantes, en Loire-Atlantique. | JÉRÔME FOUQUET/OUEST-FRANCE

2 h. La nuit a jeté son voile sombre et étoilé sur Angers (Maine-et-Loire). Les bottes de Claudia (nom d’emprunt), policière à la tête du service de nuit départemental, claquent sur le sol carrelé du commissariat. Des cheveux blonds noués en queue-de-cheval, un uniforme bleu marine sur le dos, l’écusson bleu blanc rouge sur l’épaule, la commandante de 44 ans serre la main de chaque officier croisé, avec le vouvoiement de rigueur. La ville sommeille mais la police est sur le pont. Le visage éclairé par les écrans des caméras de surveillance, le bruit des talkies-walkies en fond, lafonctionnaire à l’autorité naturelle fait un point avec les équipes qu’elle pilote depuis son centre de commandement. La soirée promet d’être calme ? « Il y a des mots qu’on ne prononce pas, rectifie celle qui a gravi les échelons un à un depuis 2006. C’est le charme de la nuit, on ne sait jamais comment ça va se passer. »

De novembre à décembre 2023, nous avons parcouru l’Ouest, des falaises bretonnes aux terres nantaises, des plaines mayennaises aux ruelles angevines pour mettre en lumière celles qui, habituellement, restent dans l’ombre. Des femmes qui travaillent lorsque les autres dorment, dans un milieu qu’on leur dit hostile, théâtre des pires peurs comme des plus belles joies. Quand Ophélie préserve des vies, Cindy les égaye, quand Elea nettoie la ville, Claudia la surveille. Quatre chemins de vie parallèles, quatre visions de la nuit, quatre femmes qui, discrètement, courageusement, font tourner le monde.

Claudia (nom d’emprunt), policière de 44 ans, est cheffe du service de nuit départemental, qu’elle pilote depuis Angers, dans le Maine-et-Loire. | JÉRÔME FOUQUET/OUEST-FRANCE

Vivre la nuit, dormir le jour

En France, environ 4,3 millions de personnes travaillent la nuit, de façon régulière ou occasionnelle. Et depuis 2001 seulement, les femmes en ont aussi le droit, dans tous les domaines. « Le réveil pique un peu, mais on s’habitue », sourit Elea en se frottant les mains pour les réchauffer. Cette mère de trois grands enfants, mariée, se lève tous les jours à l’aube pour embaucher vers 5 h 30. À l’avant du camion poubelle en tant que conductrice, ou à l’arrière pour ramasser les bacs à ordures, la ripeuse ne relâche pas le rythme jusqu’à 12 h 30. Mais en contrepartie, « extinction des feux à maximum 21 h le soir. »

Cindy, quant à elle, se transforme en oiseau de nuit principalement le week-end. La meneuse de revue est à la tête de son propre cabaret, qu’elle dirige avec son mari, père de leurs trois enfants (8, 12 et 14 ans). Après un début de semaine consacré à l’administratif, place aux spectacles du vendredi au dimanche. L’artiste, aux manettes devant et derrière la scène, arrive le matin et ne rentre chez elle que vers 2 h le lendemain. « C’est une vie irrégulière, qui demande beaucoup d’investissement et d’organisation  », concède Cindy en loge, au milieu des plumes et des costumes à paillettes.

Elea embauche à 5 h 30 et termine ses journées à 12 h 30. | GUILLAUME SALIGOT / OUEST-FRANCE

Ophélie et Claudia fonctionnent de leur côté par « petites semaines » de deux nuits et « grandes semaines » de quatre ou cinq nuits. Pour l’infirmière, mariée, mère de trois enfants (11, 14 et 17 ans), les gardes sont rythmées par les besoins des patients, entre surveillance, soins et gestion des visites, le tout de 19 h à 7 h. « Du coup, je me couche vers 8 h du matin et je me réveille vers 14 h », explique Ophélie en réajustant le tuyau qui oxygène son patient. Les soignants forment, parmi les travailleurs de nuit, le corps de métier le plus représenté.

Pour la policière, en concubinage sans enfant, même schéma avec une fin de poste à 6 h et quelques heures de sommeil en journée. Ses nuits sont en revanche construites autour du commandement des patrouilles de police, des prises de décisions judiciaires et « des interventions sur le terrain pour les affaires plus sensibles », précise Claudia, assise derrière son bureau avec vue directe sur le coffre des saisies et ses effluves de cannabis.

« Je suis là par choix »

Toutes ont en commun la passion qu’elles vouent à leur métier. « Je ne suis pas là par hasard ou par contrainte, c’est un choix », milite Elea, ancienne conductrice de poids lourds, que le bouche-à-oreille et la curiosité ont poussé à enfiler la veste jaune un poil trop grande pour son gabarit. Cindy, elle, le fait par « passion artistique », Ophélie pour « aider les autres », Claudia pour « être utile ». Et toutes voient des avantages aux horaires décalés. « Ça me permet de dégager du temps pour moi et pour ma passion, l’équitation », explique la commandante de police. « Ça donne l’opportunité de faire des choses dans la journée, tout en gardant le même temps de travail effectif », justifie la ripeuse. « Mais c’est vraiment quelque chose qu’il faut choisir, sinon on le subit », insiste l’infirmière.

Ophélie prend son service à 19 h le soir et finit à 7 h du matin. | JÉRÔME FOUQUET/OUEST-FRANCE

Et puis il faut dire que la nuit a son charme. « On est en effectif réduit par rapport à la journée, c’est une autre ambiance, plus intimiste, avec plus de solidarité entre nous », détaille Claudia. « On a plus de temps pour les patients, le relationnel est donc très fort, raconte de son côté Ophélie. La nuit, toutes leurs angoisses ressortent, alors on prend un peu le relais des familles, on est là pour eux.  »

Dans sa palette de contraires et de nuances, la nuit est aussi synonyme de fête. « Le soir fait partie du plaisir de la sortie, sourit la danseuse Cindy. La journée est terminée, on a toute la nuit pour passer du bon temps, les gens sont enjoués, c’est une atmosphère particulière. » Et travailler quand les autres s’amusent ne la dérange pas, au contraire. « C’est un moteur, ça me booste ! »

Mais ce qui plaît surtout à Elea, c’est le cadre de travail. « Je préfère être dehors que dans un bureau, entre quatre murs. Le mieux, c’est en été, quand le soleil se lève et qu’on longe la mer en camion. Tout est calme, les gens dorment encore, il n’y a pas l’agitation de la ville. C’est des moments magiques, suspendus. »

Claudia commence à 19 h et termine à 6 h du matin. | JÉRÔME FOUQUET/OUEST-FRANCE

« La nuit désinhibe les gens »

Mais l’obscurité peut aussi se muer en un terrain hostile. « La nuit, surtout avec l’alcool, désinhibe les gens, fait ressortir des choses qu’on ne voit pas forcément la journée », explique la commandante de police. Des interventions plus compliquées, une véhémence envers l’uniforme plus exacerbée… Claudia se souvient, par exemple, d’un « uppercut » qu’elle a reçu en plein visage de la part d’un étudiant ivre qui tentait d’échapper à sa patrouille. « Les forces de l’ordre sont devenues des cibles, et encore plus en étant une femme, là, c’est un défouloir. »

Ophélie, elle, a déjà reçu « une grosse baffe » d’un patient en manque d’alcool. « J’étais sonnée mais j’ai gardé mon sang-froid car il n’était pas dans son état normal, se souvient-elle. Et lorsqu’il s’agit de violences verbales, de misogynie, je ne me laisse pas faire, je n’ai pas été élevée comme ça. Ceux qui disent : baisse les yeux, toi tu n’es qu’une femme, en retour, je réaffirme ma position d’infirmière. »

Des « guerrières » de caractère

Le métier artistique de Cindy met, quant à lui, le corps et la féminité à l’honneur. Une liberté parfois mal interprétée. « Récemment, je me produisais entre les tables et un homme m’a mis la main aux fesses. Je l’ai remis à sa place et la salle m’a soutenue. J’étais en costume, c’est un peu ma carapace, mais si ça m’était arrivé dans la rue, je ne sais pas comment j’aurais réagi. Je ne comprends même pas que ça puisse arriver, qu’on puisse avoir le sentiment qu’on a le droit de faire ça. Le respect n’est pas encore acquis par tous. » Pour autant, la meneuse de revue ne changera rien à ses habitudes. « Il ne faut pas qu’on s’arrête, parce que si on renonce à cause de ça, ils ont gagné. L’avantage du cabaret, c’est qu’on peut s’affirmer à travers notre corps. On a le droit d’être en petite tenue si ça nous chante, sans avoir à subir ces comportements. Ça ne devrait même pas être discutable, c’est notre décision, notre liberté.  »

Aux manettes devant et derrière la scène, Cindy ne compte pas ses heures et rentre chez elle à 2 h du matin. | OUEST-FRANCE

Et puis il y a les soi-disant « métiers d’hommes », où il faut savoir faire sa place, essuyer certaines blagues et quelques a priori. Elea le sait bien, elle qui fait partie de la petite dizaine de femmes sur une centaine de ripeurs. « C’est un peu macho, on va pas se mentir, mais ça ne m’impressionne pas, sourit-elle. Il faut avoir du caractère et ne pas être susceptible, sinon on se fait bouffer. On est peu de femmes, mais on est des guerrières, soudées. On a fait nos preuves et ça se passe très bien. » Même son de cloche du côté de la policière. « En tant que femme, on se sent attendue, c’est vrai. Et la nuit, on retrouve de forts caractères, alors ça forge. Maintenant, ils savent qu’avec moi il n’y a aucun problème, je suis droite dans mes bottes, mais il ne faut pas me faire de « crasse » (rires). »

« On loupe plein de choses »

La nuit c’est aussi, et surtout, un mode de vie à contre-courant. Quand on interroge ces femmes sur les inconvénients de leur métier, un élément revient dans toutes les bouches, avec un goût de sacrifice : « La vie de famille ». Les mamans comptent sur les papas ou les grands-parents. Tout en essayant, non sans mal, de dégager du temps pour tout le monde. « On est décalés par rapport aux autres.   Avec le recul, je me rends compte qu’on loupe plein de choses avec nos enfants, constate amèrement l’infirmière. Juste le fait de ne pas les embrasser le soir avant de dormir, ça manque. » Cindy, elle, cherche encore un équilibre mais tente de positiver. « Mes enfants l’ont accepté et je pense qu’on profite davantage des moments ensemble parce qu’on en a moins. » « C’est sûr que le soir ou le week-end, mon conjoint préférerait que je reste avec lui, reconnait Claudia. Mais bon… Moins on se voit, moins on s’engueule, c’est l’avantage », plaisante-t-elle.

Pour Ophélie, la nuit a ses avantages, comme la proximité avec les patients, mais aussi ses inconvénients, comme le décalage avec ses proches. | JÉRÔME FOUQUET/OUEST-FRANCE

La nuit au détriment de la santé

Si la tête s’adapte à cette vie, le corps en revanche la subit. « L’impact, c’est vraiment sur le sommeil, complètement cassé, regrette Claudia. Le corps n’est pas fait pour dormir le jour. J’en viens même à redouter mes vacances, car je sais que je vais être encore plus déboussolée.  » Et pas facile quand son corps est son principal outil de travail. « J’avoue que je dois avoir de la fatigue chronique, reconnaît Cindy pour qui chaque show est un marathon. Avec ce rythme irrégulier, mon horloge biologique est complètement à l’envers, c’est très difficile de me lever le matin quand je dois emmener ma fille à l’école. » D’après une étude publiée dans la revue médicale BMJ, travailler de nuit finit, à long terme, par affecter la mémoire, l’attention, la réactivité… Une personne qui travaille longtemps en horaires décalés présente un déclin cognitif plus rapide que les autres : son cerveau est en moyenne plus vieux de six ans et demi. Des effets qu’on estime résorbables après plusieurs années d’arrêt.

Elea alterne entre le poste de conductrice du camion poubelle et le poste de ripeuse, pour le ramassage à l’arrière. | GUILLAUME SALIGOT / OUEST-FRANCE

Et dans les métiers physiques, comme celui d’Elea, l’enjeu est double pour les femmes. « Les bacs à ordures font parfois plus que mon poids, on n’est pas à l’abri de blessures ou de chutes. Il faut être en bonne forme, faire du sport à côté, même si ce n’est pas toujours évident d’avoir une hygiène de vie irréprochable avec la fatigue… » Différentes études, relayées par Santé Publique France, pointent notamment les risques psychiques et physiques du travail de nuit, avec des facteurs accrus de stress, de maladies cardiovasculaires, de diabète ou de cancers, comme celui du sein.

« Je suis fière de mon métier »

Pourtant, malgré les risques et les contraintes, ces femmes continuent d’enfiler leur uniforme chaque soir, avec la même conviction, le même dévouement. Toutes veulent « continuer la nuit », loin du « vrai monde », peut-être pas jusqu’à la retraite mais « autant qu’elles le peuvent ». Dans leur milieu, les carrières longues sont rares, mais elles existent. « Artiste, c’est le plus beau des métiers. Les gens ont besoin d’être heureux, de s’amuser, c’est une parenthèse nécessaire dans un monde qui ne va pas toujours bien », sourit Cindy qui gagne, lorsqu’elle arrive à se dégager un salaire, 1 800 € par mois.

« Est-ce qu’un jour j’arriverai à quitter la scène ? C’est la grande question », sourit Cindy, passionnée par son métier d’artiste. | OUEST-FRANCE

« Je serai toujours fière de mon métier, affirme Claudia, qui gagne environ 2 800 € dont une prime de nuit d’une centaine d’euros. La police est là pour aider les gens. Quand j’arrête un agresseur, ça me prend aux tripes, c’est pour ça que je le fais.  » Elea, dont le salaire se chiffre à 1 600 €, dresse pour sa part un constat en demi-teinte. « Je me sens utile, je fais un métier essentiel, qui a un impact direct sur la vie des gens. Mais j’ai l’impression qu’il est encore trop invisible, peu reconnu. J’aimerais parfois que les autres se rendent compte de ce qu’on accomplit…  »

« Ce travail m’apporte énormément parce qu’il a du sens, explique de son côté Ophélie, dont le revenu mensuel est aux alentours de 3 000 € en comprenant une prime de nuit de 200 €. Toutes les rencontres, les situations difficiles, les moments de joie… Ça a fait de moi ce que je suis aujourd’hui. »

Source: https://www.ouest-france.fr/societe/reportage-difficile-gratifiant-utile-dans-la-peau-de-ces-femmes-qui-travaillent-la-nuit-d2d561c4-9f42-11ee-9839-768f8ee105c7

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/reportage-difficile-gratifiant-utile-dans-la-peau-de-ces-femmes-qui-travaillent-la-nuit-of-fr-31-12-23/

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