Retraites : 10 arguments pour dégonfler la baudruche des déficits (Alternatives économiques, 1/02/2023)

Christophe Ramaux Maître de conférences en économie à l’université Paris I, membre des Economistes atterrés

La France devrait être fière de son système de retraite, qui offre un certain « droit au bonheur » après une vie de labeur souvent rude. Au lieu de le conforter, les réformes néolibérales ne cessent de le dégrader.

Les conséquences des réformes déjà passées sont bien répertoriées : dans les prochaines années, le niveau de vie des retraités décrochera par rapport aux revenus des actifs, le taux de pauvreté réaugmentera, l’âge effectif de départ reculera. Faut-il aller plus loin encore ? C’est l’option choisie par le gouvernement au nom de déficits supposés hors de contrôle.

Au moins dix arguments permettent de dégonfler cette baudruche des déficits.

1/ Une présentation des déficits biaisée

Pour entretenir la peur, le gouvernement n’hésite pas à charger la barque au-delà du raisonnable. Le ministre Gabriel Attal a ainsi évoqué 500 milliards de déficits cumulés pour les retraites sur les 25 prochaines années. D’où sort ce chiffre ? A défaut d’une source précise, on peut se pencher sur les données fournies par le gouvernement dans son dossier de presse du 10 janvier et dans son étude d’impact (qui accompagne le projet de loi) publiée le 23 janvier 1.

Dans le dossier de presse, il est indiqué que le déficit « atteindra 12,4 milliards en 2027, 13,5 milliards en 2030 et 21 milliards en 2035. Les déficits accumulés d’ici 10 ans atteindraient environ 150 milliards » (p. 14). Preuve qu’il s’agit de l’argument massue, l’étude d’impact présente, dès sa première page, un graphique exhibant un creusement continu des déficits jusqu’à 35 milliards d’euros en 2046.

Ces déficits sont livrés en retenant certaines hypothèses qui assombrissent le tableau, on y revient ensuite. Mais comme si cela ne suffisait pas, le gouvernement les livre de façon totalement biaisée : il les affiche en euros courants (l’inflation future n’est pas neutralisée) en omettant de préciser qu’ils sont à rapporter aux PIB futurs et non au PIB actuel.

Selon le Conseil d’orientation des retraites (COR), avec les hypothèses retenues ici par le gouvernement, les déficits représenteraient 0,4 % du PIB en 2027, 0,4 % en 2030 et 0,6 % en 2040, soit l’équivalent, pour le PIB de 2022, de respectivement 10, 10 et 15 milliards, et en déficits cumulés sur 10 ans (2022-2032) l’équivalent de 88 milliards (et non de 150 milliards) et de 315 milliards sur 25 ans (et non de 500 milliards).

De même, pour alimenter l’effroi, le gouvernement affiche dans son dossier de presse un déficit de 43,9 milliards en 2050. En oubliant de mentionner que ce chiffre est à rapporter à un PIB alors estimé (avec un déficit des retraites de 0,8 %) à 5 500 milliards en euros courants… plus du double de celui d’aujourd’hui.

2/ Une hypothèse parmi de nombreuses autres

Les estimations du solde futur des retraites sont fournies par le COR. Or celui-ci prend soin d’indiquer qu’il en existe plusieurs selon les hypothèses retenues, en particulier autour de trois variables : la croissance future (avec 4 scénarios différents), le taux de chômage (3 scénarios)2 et le niveau d’engagement financier de l’Etat (avec deux conventions).

Parmi les 24 estimations possibles, le gouvernement dans sa communication n’en privilégie qu’une, laquelle n’est évidemment pas… la moins pessimiste, même si ce n’est pas non plus la pire puisqu’il retient une hypothèse de 4,5 % de taux de chômage, afin de ne pas se contredire avec son engagement de réduire le taux de chômage à la fin du quinquennat.

3/ Des prévisions aléatoires

Ce choix d’une seule estimation est d’autant plus contestable que le passé nous indique à quel point l’art de la prévision est difficile. En juin 2021, le COR avait prévu un déficit des retraites de près 10 milliards (0,4 % de PIB) pour l’année 2021, alors qu’un excédent (0,9 milliard) a finalement été enregistré, le COR ayant sous-estimé l’ampleur de la reprise.

Et cela vaut pour l’avenir : le solde des retraites (en % du PIB) prévu entre 2032 et 2070 est deux fois plus dégradé dans le rapport du COR de septembre 2022 que dans celui publié un an plus tôt 3.

4/ Un déficit lié à l’austérité imposée à la fonction publique

Selon le COR, le déficit des retraites se creuse de façon abrupte à court terme, entre 2023 et 2032. Il importe de saisir pourquoi : cela résulte principalement de l’austérité brutale projetée pour la fonction publique pour les dix prochaines années. Le COR est contraint ici de se caler sur les prévisions de Bercy (direction du Budget). Or, selon celles-ci, non seulement l’emploi de fonctionnaires sera gelé (hormis les 15 000 créations de postes liées au Ségur de la santé), mais leur traitement indiciaire augmentera de seulement 0,1 % et cela en euros courants entre 2023 et 2027, soit une chute du pouvoir d’achat de 10,75 %4 !

Entre 2027 et 2032, ce pouvoir d’achat cesserait de baisser (sans croître pour autant5), mais la part des primes augmenterait. Résultat : la part des traitements indiciaires de tous les fonctionnaires dans la masse totale des rémunérations chute d’un quart, de 10,5 % en 2021 à 8 % en 2032 (et se stabiliserait ensuite à ce niveau bas).

De moindres rémunérations entraînent – à taux de cotisation constant – de moindres recettes : ce qui vaut en général, vaut-il pour le public ? Non, pour les fonctionnaires d’Etat et certains régimes spéciaux, dont l’Etat doit équilibrer les dépenses. Mais cela vaut en revanche pour les fonctionnaires territoriaux et hospitaliers couverts par la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL). Et, de fait, ce sont d’abord les déficits de cette caisse qui expliquent la hausse des déficits entre 2023 et 20326.

Le COR pointe lui-même « le caractère paradoxal de ce résultat, les mesures d’économie sur la masse salariale publique se traduisant par une détérioration du solde du système de retraite » (p. 99). De quoi servir les néolibéraux qui font d’une pierre deux coups : de l’austérité pour les services publics, qui creuse le déficit des retraites, lequel justifie de réduire celles-ci.

5/ Le gouvernement mise sur la convention statistique la plus restrictive

L’austérité pour les services publics ne joue pas que sur le court terme, elle pèse aussi sur le long terme. Et c’est surtout à ce niveau qu’opère la distinction entre les deux façons de concevoir l’engagement financier de l’Etat. Selon la convention dite d’« équilibre permanent des régimes » (EPR), il se contente de son obligation d’équilibrer les retraites des fonctionnaires d’Etat (et de certains régimes spéciaux). Sa contribution aux retraites baisse donc sensiblement grâce à l’austérité infligée aux services publics. Selon celle dite de l’« effort de l’Etat constant » (EEC), les ressources qu’il accorde aux retraites resteront à l’avenir au même niveau qu’aujourd’hui (en % du PIB). L’austérité pour les services publics a bien lieu, mais les ressources ainsi « libérées » demeurent réservées aux retraites.

Le gouvernement s’appuie bien entendu sur la convention EPR. La convention EEC permet a contrario de relativiser l’argument des déficits pour les retraites. Qu’on en juge : ceux-ci (avec les hypothèses gouvernementales de 1 % de croissance annuelle et de 4,5 % de taux de chômage) ne dépassent pas alors l’épaisseur du trait (0,3 % du PIB) jusqu’en 2035 avant de se réduire et de s’annuler en 2050.

6/ Ce sont les recettes qui font défaut

Le COR le souligne à de multiples reprises : le système de retraite n’est nullement en danger contrairement à ce que ressasse le gouvernement ; c’est du côté des recettes et non du côté des dépenses que des déséquilibres existent, du moins dans la convention EPR. Les dépenses de retraites sont maîtrisées sur longue période, et même plus que maîtrisées avec les réformes néolibérales déjà accumulées.

Alors qu’on comptera plus de retraités demain, la part du revenu (du PIB) que la nation leur consacrera à l’avenir n’augmentera pas ou peu, voire même baissera dans deux scénarios sur quatre : de 13,8 % en 2021 à 12,1 %, 12,8 %, 13,7 % ou 14,7 % en 2070, selon l’hypothèse de croissance annuelle retenue (respectivement 1,6 %, 1,3 %, 1 % et 0,7 %). Tout cela compte tenu de la baisse planifiée – et contestable (cf. infra) – des pensions relativement aux revenus d’activité.

C’est le défaut de recettes qui pèse à court terme comme à long terme et non les dépenses, celles-ci étant déjà maîtrisées par les « réformes » antérieures. Or ce sont les recettes que la nouvelle réforme réduit plus fortement encore.

7/ Cotisations : des hausses nécessaires exagérées

Le gouvernement noircit aussi le tableau dès qu’il s’agit d’évoquer la hausse des recettes. Dans son étude d’impact, il indique qu’à défaut d’une nouvelle réforme, il conviendrait d’augmenter les cotisations de 408 euros en moyenne en 2030 afin d’équilibrer le régime. Mais ce chiffre, à nouveau, est exprimé en euros courants en se référant au PIB et aux revenus de 2030 (et en convention EPR). Rapportés à 2022, cela représente 340 euros, soit 28 euros par mois (soit une hausse de 4 euros par mois répétée chaque année jusqu’en 2030).

A y bien regarder, la moitié de la hausse de cotisation requise jusqu’à 2030 est en outre concentrée sur une seule année, 2024 (avec une hausse de cotisation nécessaire de 212 euros courants pour cette seule année). On retrouve ce qui a été dit précédemment : l’hypothèse d’une chute des recettes dès 2024 associée à la cure d’austérité sur les services publics est décidément bien utile.

8/ La faute à des taux de prélèvements qui baissent

Dans le rapport du COR la hausse de prélèvements requise apparaît sous un autre jour. Il faudrait une hausse immédiate (dès 2021 et sous une hypothèse de croissance annuelle de 1 %) de 1,4 % selon la convention EPR et de 0,9 % selon la convention EEC afin d’équilibrer les retraites sur les 25 prochaines années, et une hausse de respectivement 1,8 % et 0,5 % pour l’équilibrer sur les 50 prochaines.

Mais le COR précise que cette hausse est à relativiser. Elle ne vaut que par rapport « aux évolutions spontanées de prélèvements et pensions, sous la législation actuelle » (COR, p. 132). En clair : la hausse des prélèvements pour équilibrer est calculée par rapport à une situation où lesdits prélèvements sont supposés… baisser fortement ! Le COR précise : « par exemple dans la convention EPR et le scénario 1 %, il est nécessaire pour assurer l’équilibre sur les 50 prochaines années d’augmenter dès 2021 le taux de prélèvement pour les retraites de 1,8 point mais cette exigence doit être appréciée en considérant que ce taux diminue spontanément et progressivement sous cette hypothèse de 3,4 points entre 2021 et 2070 (de 31,7 % à 28,3 %) ». Et le COR de conclure sur ce point : si elle était mise en œuvre, l’« exigence d’augmentation des prélèvements pour équilibrer le système de retraite trouve sa source non dans une dérive de la part des dépenses dans le PIB mais pour l’essentiel dans une diminution du taux de prélèvements » (COR, 2022, p. 132). On ne saurait mieux dire…

9/ De nombreuses pistes de recettes pour combler les déficits

Les recettes ne manquent pas pour combler les déficits, même gonflés à l’excès par le gouvernement. Le déficit affiché de 13,5 milliards en 2030 (0,6 % du PIB), par exemple, pourrait être couvert par un transfert de cotisations chômage (transfert qui serait légitime ces cotisations étant d’assurance sociale comme celles pour les retraites), puisque l’Unédic aurait alors un excédent de 16 milliards (0,8 % du PIB), si l’on suit l’hypothèse gouvernementale d’un taux de chômage à 4,5 %7.

D’autres recettes sont à portée de main, comme l’indique Michaël Zemmour (2022) : la suppression de certaines exonérations de cotisations sociales (80 milliards au total), dont celles clairement inutiles sur les salaires supérieurs à 2,5 Smic et même 1,6 Smic ; l’extension des cotisations retraite à l’intéressement et à la participation ; l’étalement du remboursement de la dette de la Cades (dont la dette doit s’éteindre en 2032, ce qui libérera plus de 15 milliards par an pour la Sécu) ; la remise en cause de la suppression de la CVAE (coût de 8 milliards en 2024). Une légère hausse des cotisations de l’ordre de 0,8 point en 2027 permettrait, de même, de résorber le déficit de 12 milliards affiché par le gouvernement à cette date, soit, pour un salaire moyen à temps plein, une hausse de cotisation de l’ordre de 28 euros par mois. Le salaire net moyen à temps plein, aujourd’hui à près de 2 600 euros, au lieu d’augmenter de 128 euros augmenterait d’une centaine d’euros.

10/ Comment améliorer le sort des retraités

Les « réformes » déjà accumulées, en réduisant la générosité future des pensions, rendent caduc l’argument du gouvernement : les dépenses étant plus que maîtrisées, les déficits qu’il affiche sont largement gonflés et dans tous les cas aisément résorbables. La vocation de la nouvelle réforme est de toute évidence autre que celle de la « saine gestion » des deniers publics. Il s’agit de réduire un peu plus la part socialisée de nos économies (ici les retraites), ce qui bénéficiera aux entrepreneurs capitalistes de la solidarité (ici les fonds de pension). Reste un enjeu majeur : les déficits sont mineurs en raison des réformes déjà intervenues. Si l’on souhaite revenir sur une partie de celles-ci, en particulier la baisse relative des pensions, il y a bien lieu de trouver de nouvelles ressources substantielles. Est-ce possible ?

On est au cœur du sujet. La « bombe démographique » à venir, agitée à foison est, rappelons-le, inférieure à celle qui est derrière nous : pour 10 cotisants, on comptait 3 retraités en 1970, on en compte 6 aujourd’hui et on en comptera environ 8 à l’horizon 2070 (soit une hausse d’un tiers pour les 50 prochaines années contre le double pour les 50 dernières). Or le gouvernement se refuse à faire ce qui a permis hier tout à la fois d’amortir le « choc » et d’améliorer considérablement le sort des retraités : cotiser dans la bonne humeur 8.

Les travailleurs ont hier accepté que leur salaire net augmente, mais moins vite que leur productivité, afin de s’offrir (via la hausse des cotisations) une retraite décente. Ce qui a été possible hier est parfaitement possible demain, et cela sans même recourir à d’autres sources de financement (il y a bien d’autres domaines à financer), afin de ne pas déstabiliser le noyau dur de la légitimité du système : la retraite conçue à la fois comme un salaire socialisé (les actifs paient les retraites d’aujourd’hui) et un salaire différé qui appartient au travailleur (les cotisations de chacun ouvrant des droits pour chacun).

Maintenir le niveau relatif des pensions à un niveau satisfaisant suppose de faire passer la part des retraites dans le PIB à 16,5 % en 2050 (il est passé de 7 % en 1970 à 13,8 % en 2021). Cela peut être financé, sans même toucher au taux de marge des entreprises, par une hausse progressive du taux de cotisation de 5 points (soit 0,25 point par an pendant 25 ans)9. Le niveau de vie des actifs augmenterait moins vite que prévu, mais cela leur garantirait une retraite décente.

La « réforme » est inique aussi pour cela : elle s’interdit de mobiliser les leviers à même d’offrir une perspective de progrès, celle-là même qui manque tant aujourd’hui.

Source: https://www.alternatives-economiques.fr/christophe-ramaux/retraites-10-arguments-degonfler-baudruche-deficits/00105892

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