Rodolphe Saadé, portrait d’un super profiteur de l’inflation. ( Frustration – 27/08/22 )

C’était comment votre retour de Super U ? La CB n’est pas trop douloureuse au toucher ? L’inflation des produits alimentaires était, en juillet, de 7%, et de 8% pour les produits d’hygiène. Remplir le caddie fait mal, très mal, surtout quand le Rassemblement National, LREM et Les Républicains ont voté contre la hausse des salaires, au début du mois à l’Assemblée Nationale. Dans le même temps, vous pouvez voir dans tous les kiosques du pays un visage très souriant en couverture du numéro spécial de Challenges “Classement des 500 fortunes de France”. Rodolphe Saadé, PDG du groupe CMA CGM est affiché, heureux, devant un immense porte-conteneur et le chiffre de l’évolution de la fortune de sa famille : elle est passée de 6 milliards à … 36 milliards de dollars. C’est comme si vous, en un an, vous étiez passés de 1600€ mensuels à près de 10 000. Qu’auriez-vous fait pour mériter ça ? Rien, car ça n’arrive tout simplement jamais, sauf ticket gagnant du Loto. Qu’a fait Rodolphe Saadé ? D’abord, il s’est contenté de naître et d’hériter de l’entreprise de son père, CMCGM. Puis, il a considérablement augmenté ses tarifs depuis la pandémie de Covid. Portrait de cet homme dont les profits font nos fins de mois difficiles.

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“Mon secret de réussite ? être né !”

3 familles contrôlent la majeure partie du fret maritime mondial

Notre gouvernement n’en parle quasiment jamais, mais les profits faramineux des transporteurs comme Saadé a provoqué les foudres de Joe Biden, qui a exigé des enquêtes détaillées sur cette envolée des coûts du transport international, qui nourrit l’inflation planétaire que nous connaissons actuellement. Michel-Edouard Leclerc, PDG des hypermarchés du même nom (lui aussi héritier de l’entreprise familiale), a même attaqué Rodolphe Saadé et son groupe en novembre 2021 : “Je trouve bizarre d’augmenter les factures quand on affiche des résultats de 30 milliards par trimestre. Il ne faut pas laisser passer cette inflation”. Saadé agit pourtant avec cohérence, comme tout bon capitaliste : plus la dépendance à l’égard de ses services augmente, plus il augmente ses coûts. Michel-Edouard Leclerc, qui s’est attribué le rôle d’incarner la conscience morale du système, feint d’ignorer cette règle. Le secteur du transport maritime est dominé par 4 géants mondiaux, dont l’ensemble des pays sont dépendants pour échanger des marchandises. MSC (famille Aponte), Maersk (famille Moller), Cosco (propriété de l’État chinois) et CMA CGM (famille Saadé) ont même conclu des alliances stratégiques et techniques (Ocean Alliance, 2M et The Alliance). Vous voyez la Guilde Spatiale dans Dune, de Frank Herbert ? Une entreprise en situation de monopole qui dicte sa loi aux États ? On s’y dirige.

En France, la symbiose avec notre gouvernement est totale. La famille Aponte, qui détient le groupe MSC (17,3% du marché mondial des porte-conteneurs) a semble-t-il pu compter sur le petit cousin de madame pour veiller sur ses intérêts. Il s’agit d’Alexis Kohler.

On parle peu de ces entreprises alors qu’elles occupent, dans le contexte de “mondialisation” que nous connaissons (processus de répartition de la production mondiale en fonction de la faiblesse du coût de la main d’œuvre des différents pays), une place prépondérante et de plus en plus forte. Discrètes, nos grandes familles leaders du transport fonctionnent en bonne intelligence avec les États. En France, la symbiose avec notre gouvernement est totale. La famille Aponte, qui détient le groupe MSC (17,3% du marché mondial des porte-conteneurs) a semble-t-il pu compter sur le petit cousin de madame pour veiller sur ses intérêts. Il s’agit d’Alexis Kohler, actuel secrétaire général de l’Élysée et très proche du président Emmanuel Macron. En 2010, il a siégé, malgré ses liens familiaux, comme représentant de l’État au conseil d’administration des Chantiers de l’Atlantique, dont MSC est le principal client, avant de devenir financier de la branche Paquebot de Croisière du groupe, en 2016. Malgré une plainte de l’association anti-corruption Anticor, l’affaire a été classée sans suite après une intervention du président de la République en 2019. Depuis des années, MSC bénéficie “d’un « accès à la liquidité publique » sans contrainte” selon les termes de Martine Orange, journaliste de Mediapart en charge de l’affaire Kohler. 

“Polluer le monde, ensemble”, devrait être le slogan du groupe MSC, qui apporte chaque année à la planète de nouveaux paquebots de Croisières dont les émissions de particules fines sont impressionnantes.

Le concurrent CMA CGM a essayé la même approche en tentant de recruter un ancien ministre des Transports. Jean-Baptiste Djebarri ne laissera pas de grandes traces dans l’histoire du quinquennat Macron, si ce n’est celle d’avoir fait des vidéos rigolotes sur la plateforme TikTok. Pourtant, en raison des dossiers techniques et politiques auxquels il avait eu accès durant son mandat, son recrutement présentait un risque pour l’État : c’est ce qu’a estimé la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP), consultée sur ce transfert. ​​L’Autorité a considéré qu’il présentait un risque « substantiel » pour le « fonctionnement indépendant et impartial de l’administration ». Ce risque est évidemment souhaité par les entreprises qui recrutent des anciens ministres, des anciens hauts fonctionnaires : il s’agit de bénéficier du carnet d’adresses de leur nouvelle recrue plus que de son talent. “Dis moi Jean-Baptiste, tu pourrais appeler tes contacts à ton ancien ministère pour comprendre pourquoi la commission X met autant de temps à rendre un avis sur le projet Y ?” Une bonne partie de la classe politique recycle ces “compétences” au service des grandes entreprises privées et de leurs actionnaires, pour capitaliser sur leur parcours et ainsi appartenir à un monde qu’elle envie souvent. 

Des patrons qui se sont “faits tout seuls ?”

Les familles Saadé et Aponte sont immensément riches, certes, mais cet argent ne vient pas de nulle part (air de violon) : “l’histoire côté Saadé débute en 1978, quand Jacques (le père de Rodolphe) a dû fuir la guerre civile, se réfugiant à Marseille. Il redémarre de zéro avec un seul navire. Avant de pressentir, à la fin des années 1980, l’essor de l’Asie. il ouvre les premières lignes vers la Chine, futur Atelier du monde”.  C’est le journaliste de Challenges qui parle. Dans ce magazine, tous les grands patrons sont des génies, visionnaires et philanthropes. Jacques Saadé a pressenti l’essor de l’Asie, il avait un train d’avance sur tout le monde. L’histoire de Gianluigi Aponte, le patriarche de la famille, est encore plus romanesque : “Natif de Sorrente, lui a commencé sa carrière de marin sur un ferry reliant Naples à Capri. Avant de rencontrer, au cours d’une croisière, sa future femme, Rafaela Diamant Pinas, fille d’un banquier suisse, avec laquelle il se lancera dans le transport de vrac, entre l’Afrique de l’est et la Méditerranée”. La justification première de la fortune de ces familles, c’est le mérite qui revient à leurs fondateurs. Leurs parcours cochent toutes les cases du récit capitaliste ordinaire. Les deux patriarches sont partis de rien, ou de pas grand-chose, nous laisse entendre l’article de Challenges : un réfugié d’un côté, un marin de l’autre. Ensuite, choix entrepreneurial : l’un “ouvre les premières lignes vers la Chine”, l’autre “se lancera dans le transport de vrac”, aidé tout de même par son épouse, du moins c’est ce qui est pudiquement sous-entendu (un père banquier suisse pouvant vous ouvrir bien des portes). Bref, si ce sont les fils qui ont repris les rênes, ce sont bien des fortunes récentes, acquises à la sueur de leur front par des hommes visionnaires qui ont dû se débrouiller tout seuls, ça force le respect non ?

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Auditionné par le Sénat le 22 juillet au sujet de l’inflation et de ses super profits, Rodolphe Saadé a visiblement passé un sale quart d’heure

Il faut évidemment, pour adhérer à ce point de vue, ne pas être trop regardant sur les détails, et s’en tenir à la biographie officielle délivrée par Challenges. Un petit approfondissement risquerait de nous apprendre que Jacques Saadé est lui-même héritier d’une belle affaire familiale, qui comptait plusieurs usines en Syrie… Jacques Saadé le dit lui-même au Point en 2013 : c’est son père qui “a tout bâti tout seul”, pas lui. Mais dans les dynasties bourgeoises, chaque génération a droit à son heure d’héroïsme méritocratique, louant au passage la figure paternelle pour se grandir davantage. Rodolphe Saadé, auditionné par le Sénat le 21 juillet 2022 au sujet des “super profits” de son entreprise (la plus bénéficiaires de tout le pays, avec Total Énergies), a débuté son intervention par le rappel de l’épopée paternelle : “mon père a dû fuir le Liban pour s’installer à Marseille, j’avais 8 ans”. Quel rapport avec les super-profits engrangés, sur fond d’inflation galopante, par son entreprise ? Aucun. Mais le récit des origines permet de rappeler aux sénateurs qu’ils ont face à eux le fils d’un héros. Et la presse spécialisée n’est pas du genre à contrarier l’histoire racontée (storytelling) du grand patronat. “Saadé, confidences d’un tycoon des mers” titrait Le Point, annonçant la couleur de son entretien sans concession avec le patriarche. 

Une fortune réalisée sur le dos du contribuable

Pourtant, un peu de mémoire politique ne fait pas de mal, et permet de relativiser un peu un récit de réussite uniquement basé sur un pressentiment entrepreneurial. Comme beaucoup de fortunes consolidées dans les années 80-90, Saadé a bénéficié d’un ensemble de choix politiques et macroéconomiques qui ne relèvent pas du “pressenti” sur un contexte géopolitique nouveaux, mais de belles opportunités aux soubassements moraux discutables.  En 1996, comme partout en Europe et dans le monde, le gouvernement français d’Alain Juppé s’adonne aux plaisirs des privatisations à tout va. La Compagnie Générale Maritime (CGM) est bazardée pour l’occasion. Héritière des messageries maritimes et de la compagnie générale transatlantique (propriétaire du célèbre paquebot France), cette entreprise est cédée à celle de Jacques Saadé, CMA. L’affaire est cousue de fil blanc : juste avant la privatisation, le gouvernement a renfloué la compagnie publique à hauteur d’1 milliard de francs, pour ensuite la céder à un prix bien plus faible à CMA. Il faut dire que Jacques Saadé est en très bonne entente avec le gouvernement et le parti présidentiel – le RPR – pour lequel il a activement travaillé dans les départements d’Outre-mer. Le gouvernement préfère CMA à un concurrent, malgré une offre nettement inférieure. 

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En Grèce, le port de Thessalonique a été privatisé fin 2017 par le gouvernement d’Alexis Tsipras. Parmi les acquéreurs, CMA CGM, toujours dans les bons plans

Quelques années plus tard, sous l’impulsion du frère de Jacques, Johnny, évincé des affaires familiales, la justice se penche sur le cas CMA CGM : Jacques est mis en examen pour « abus de biens sociaux, faux et usage de faux, présentation de faux bilans, escroquerie »… Il est notamment accusé d’avoir pompé les finances de la compagnie publique pour renflouer sa propre entreprise, totalement dans le rouge avant la privatisation. Dans cette affaire, la justice patine, et le dénouement est rocambolesque : le 23 mars 1999, la police perquisitionne la société où sont entreposées les archives de la CMA. “Tout à coup, ils entendent des cris… et apprennent qu’un carton d’archives vient d’être dérobé par deux personnes qui se sont enfuies en voiture. Coïncidence, il s’agit de la caisse numéro 278, dont le contenu est intitulé « CGM privatisation huit dossiers spéciaux » !” – la lumière sur cette affaire n’a jamais été faite, mais une chose est sûre : ce n’est pas seulement Jacques Saadé, le “tycoon des mers”, qui a permis à son entreprise de passer le cap du deuxième millénaire, mais le contribuable français, dont l’ex-entreprise publique a été bradée après avoir été renflouée, et qui aurait servi de réserve financière à la CMA en difficulté. 

“Juste avant la privatisation de la CGM, le gouvernement a renfloué la compagnie publique à hauteur d’1 milliard de francs, pour ensuite la céder à un prix bien plus faible à la CMA. Il faut dire que Jacques Saadé est en très bonne entente avec le gouvernement et le parti présidentiel”

La “réussite” de Jacques Saadé est donc moins univoque que ce que sa biographie officielle laisse entendre. Celle de son fils Rodolphe ces dernières années est nettement moins difficile à comprendre : il est né au bon endroit. Mais surtout, il a bénéficié d’un contexte économique porteur pour les activités de son entreprise. La pandémie mondiale et l’importante reprise des échanges commerciaux qui l’ont suivi ont mis le secteur du transport en tension et permis à CMA CGM et ses concurrents d’augmenter considérablement leurs tarifs. “Porté par la surchauffe du transport maritime et la désorganisation des chaînes logistiques mondiales qui ont suivi la pandémie de Covid-19, CMA CGM est devenu en 2021 l’entreprise française qui a dégagé le plus de bénéfices (18 milliards de dollars), devant TotalEnergies. Et l’année 2022 sera encore meilleure” nous prévient la Tribune

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La tour CMA CGM domine Marseille en toute modestie

Rodolphe Saadé s’est contenté de naître et de tirer profit de la situation confortable que son secteur du transport maritime occupe dans la reprise économique post-Covid. Vous, vous vous contentez de travailler, pour ne plus pouvoir vous payer les produits rendus hors de prix par Saadé et ses semblables. La “mondialisation”, “l’inflation”, les “délocalisations”, la “baisse du pouvoir d’achat” sont décrits par nos médias comme des processus incontrôlés, inéluctables, dont les causes sont “complexes” et bien abstraites. Or, derrière ces mots creux se cachent des noms, et des adresses. Vous souffrez de l’inflation des produits qui vous permettent de survivre ? L’un des responsables s’appelle Rodolphe Saadé. C’est l’héritier d’un homme d’affaires, lui-même héritier, qui a su piller le contribuable avec la bénédiction de nos politiques. Son adresse professionnelle est à Marseille : vous ne pouvez pas la louper, la tour CMA CGM est le plus haut bâtiment de la ville, après Notre-Dame de la Garde et elle est située… Boulevard Jacques Saadé. 


Nicolas Framont

Source : Rodolphe Saadé, portrait d’un super profiteur de l’inflation (frustrationmagazine.fr)

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