Superprofits : pourquoi la taxe s’impose (LH.fr-8/09/22)

L’armateur CMA CGM a multiplié par deux ses bénéfices au premier trimestre 2022, pour atteindre 7,6 milliards d’euros.

Fiscalité. En cette rentrée, les forces de la gauche rassemblée ont lancé l’offensive pour taxer le surcroît de bénéfices généré au gré des crises, poussant l’exécutif à se contorsionner pour rejeter l’idée. La mesure serait pourtant populaire, et existe déjà ailleurs.

C’est un mot de la gauche qui a trusté les journaux et plateaux télé en cette rentrée politique. Dans un espace médiatique saturé de « wokisme », d’« islamo-gauchisme » ou d’« ensauvagement », on parle désormais, aussi, de « superprofits ».

La proposition, portée par la coalition de la Nupes, de taxer les profits gigantesques dégagés par les grandes entreprises durant les crises successives (pandémie, Ukraine) a été rejetée à l’Assemblée nationale fin juillet. Mais une large majorité des Français est pour.

Selon notre baromètre annuel Ifop pour l’Humanité, que nous publierons vendredi en intégralité, 79 % des Français adhèrent à l’idée d’une forte imposition sur les très grands profits générés par les multinationales pendant la crise du Covid – tout le monde s’y retrouve, à gauche évidemment (85 %), mais aussi les électeurs proches de LaREM (78 %), de LR (73 %) ou du RN (79 %). Reste maintenant à concrétiser cette première victoire.

La gauche marque des points

L’offensive médiatique est venue d’Olivier Faure. Le premier secrétaire du Parti socialiste a lancé, le 27 août depuis les universités d’été du PS à Blois (Loir-et-Cher), l’idée d’un référendum d’initiative partagée (RIP) sur une taxe sur les superprofits aux côtés de ses partenaires de la Nupes, qui ont accueilli positivement l’initiative. «  Il faut que nous obtenions par référendum ce que le gouvernement refuse de faire, explique Olivier Faure. Ou au moins mettre la pression suffisamment pour que l’exécutif soit obligé de faire un pas de côté et d’ouvrir vraiment une taxation des superprofits. »

L’exemple du RIP sur les Aéroports de Paris (ADP) reste en mémoire. Si la campagne a échoué à réunir suffisamment de signatures citoyennes (voir encadré), le projet de privatisation a finalement été abandonné. Forte des résultats des dernières législatives, la gauche a désormais assez d’élus pour mener seule une telle campagne. Un obstacle pourrait néanmoins se dresser : le Conseil constitutionnel. Les « sages » pourraient bloquer l’initiative, car le domaine fiscal n’est pas expressément cité dans l’article 11 de la Constitution relatif au RIP. Mais, faute de précédent, la question n’est pas tranchée par la jurisprudence.

Du reste, cela fait longtemps que l’idée a fait son chemin à gauche. « C’était dans mon programme présidentiel, avec une taxe exceptionnelle sur les bénéfices des multinationales, rappelle Fabien Roussel, secrétaire national du PCF. Si nous pouvons la faire gagner par le biais d’une pétition référendaire, mille fois oui. » La campagne constitue aussi l’occasion de concrétiser la Nupes comme alliance, et de démontrer à ses détracteurs qu’elle n’est pas qu’un accord de circonstance . « Merci à Olivier Faure d’avoir fait cette proposition car elle garantit que la Nupes vivra », s’est réjoui l’insoumis Jean-Luc Mélenchon. Le groupe FI à l’Assemblée avait fait, lui aussi, une proposition en ce sens lors d’une niche parlementaire en 2021.

Taxe légitime pour profit illégitime

Mais, sous le terme de « superprofits », de quoi parle- t-on exactement ? De bénéfices semestriels multipliés par deux pour Total, CMA CGM ou encore Engie. De sommes en milliards colossales atteignant les deux chiffres pour le géant pétrolier (10,6 milliards d’euros) ou s’en approchant (7,6 milliards) pour le transporteur CMA CGM, en à peine six mois. Même si aucune définition n’existe dans la littérature économique, les surprofits sont bien là. D’ailleurs, les économistes convergent pour définir cette rente de situation. Il s’agit, explique Vincent Vicard, spécialiste des multinationales, « de bénéfices exceptionnels du fait de chocs externes comme la crise sanitaire ou la guerre en Ukraine, qui bousculent les marchés et font grimper les prix, grâce à un facteur conjoncturel et non à des investissements qui auraient pu générer des revenus supplémentaires pour ces entreprises ». Leur montant ? Aucune évaluation n’a réellement été effectuée. Selon Attac, il suffirait d’ « établir la moyenne des profits des années précédentes (en excluant l’année 2020, année exceptionnelle de crise) et mettre en rapport cette moyenne avec les profits dégagés au titre de l’année précédente ». Pour 2021, l’association a calculé que le surprofit des 150 plus grandes entreprises en France était de 80 à 90 milliards d’euros ou de 61,37 milliards pour les entreprises du CAC 40. Et les taxer pourrait rapporter un budget de 15 à 30 milliards d’euros en fonction du taux retenu, évalue-t-elle.

Pour Vincent Vicard, la mesure nécessite avant tout de définir clairement le périmètre des entreprises visées. Or, « dans les propositions de loi soumises par les différents groupes à l’Assemblée nationale, les éléments diffèrent. Certains ne souhaitent taxer que les énergéticiens, d’autres ajoutent les entreprises de fret maritime ou encore les sociétés d’autoroutes. En Espagne, la taxe prend en compte les profits réalisés par les banques ». Et comment les taxer ? Une question complexe qui comporte un risque de «  louper la cible » , s’inquiète Vincent Vicard. Car, enchaîne son collègue économiste David Cayla, l’assiette fiscale de l’impôt sur les sociétés s’applique sur l’ensemble des revenus générés sur le sol hexagonal. Or, des groupes comme Total ou CMA CGM les réalisent en grande partie à l’étranger. Il faudrait donc revoir les règles du jeu.

Les grands illusionnistes de Bercy à l’Élysée

Reste que la proposition a le mérite de mettre un mot sur une situation économique indécente. Mais certains y restent imperméables. « Les superprofits ? Je ne sais pas ce que c’est, a ainsi ironisé le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, lors de l’université du Medef. Je sais en revanche que les entreprises doivent être profitables. Et que taxer plus en France, c’est produire moins en France. » La première ministre, Élisabeth Borne, avait déclaré, elle, ne « pas fermer la porte » à cette idée, avant de rapidement se rallier au locataire de Bercy. Le socialiste Olivier Faure ne se fait pas d’illusions : «  La concession de la première ministre était purement formelle, elle a essayé d’éteindre le feu. Mais elle n’a aucune intention de faire quoi que ce soit. »

Le salut ne viendra pas plus d’Emmanuel Macron. Obligé de répondre vu la médiatisation du sujet, le président de la République tente de le renvoyer à l’échelon européen pour masquer son inaction au niveau national. Se gardant bien d’utiliser le mot « superprofits » imposé par l’opposition de gauche, il propose plutôt « un mécanisme de contribution européenne » pour que les « opérateurs énergétiques » participent à financer les mesures de soutien au pouvoir d’achat dans les pays membres de l’Union européenne (UE). Du pur enfumage. Une telle proposition n’a que peu de chances d’aboutir. «  Ces questions de fiscalité sont compliquées au niveau européen, elles nécessitent l’unanimité des États membres de l’UE. On l’a vu avec la réforme de la taxation des multinationales », note l’économiste Vincent Vicard. Et d’ajouter : « Il n’y a aucune utilité à le faire au niveau européen, sachant que beaucoup de nos partenaires l’ont déjà fait. »

En Europe, nos voisins s’y mettent déjà

La France apparaît en effet à la traîne sur le sujet, au regard des mesures adoptées par d’autres États européens. L’Italie de Mario Draghi a pu ainsi faire figure de pionnier en instaurant dès le mois de mars une taxe de 10 % sur les rentes exceptionnelles des entreprises, réévaluée à 25 % cet été. Le produit attendu de 10 milliards d’euros doit financer des aides aux ménages et aux entreprises. Plus à droite sur l’échiquier politique, la Grèce de Kyriakos Mitsotakis a décidé en mai d’un impôt exceptionnel de 90 % sur les super-revenus réalisés entre le 1er octobre 2021 et le 30 juin 2022 visant surtout les producteurs d’électricité.

Le gouvernement de Boris Johnson a opté, au Royaume-Uni, pour une taxe exceptionnelle de 25 % sur les profits des compagnies pétrolières. Peu soupçonnables aussi d’entorse au dogme libéral, les Pays-Bas viennent d’adopter une hausse du salaire minimum financée par une taxe sur les profits extraordinaires des entreprises énergétiques.

Plus attendue a été l’instauration d’un impôt de 25 % sur les superprofits des entreprises gazières, pétrolières et des banques à partir de 2023 par le premier ministre espagnol, le socialiste Pedro Sanchez. En Allemagne, une partie du « plan pouvoir d’achat » de 65 milliards d’euros que vient d’adopter le gouvernement d’Olaf Scholz doit être financée par « une taxe sur les profits exceptionnels réalisés par certains producteurs d’électricité ». Le ministre libéral des Finances, qui y était réticent, s’y est finalement rallié en présentant le produit de cette fiscalité exceptionnelle comme un moyen d’agir sans toucher au déficit budgétaire.

Mais, pour une fois, le modèle allemand n’a pas convaincu de ce côté du Rhin. Bruno Le Maire s’est même livré à une pirouette dont il a le secret : « Ce qu’ont fait les Allemands, ce n’est pas une taxe, c’est une contribution obligatoire. » Ce que les plus audacieux appellent donc… une taxe. Le volontarisme de nos voisins européens reflète en miroir l’absence totale d’initiative d’Emmanuel Macron en la matière. Quand bien même son électorat n’y serait pas défavorable.

Cyprien CADDEO, Clothilde MATHIEU & Bruno ODENT

source: https://www.humanite.fr/politique/taxe-superprofits/superprofits-pourquoi-la-taxe-s-impose-762780

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