
Cet été, des incendies ont ravagé plus de 2 000 hectares de végétation au cœur des monts d’Arrée. Alors que les fumées ont enfin cessé et que les sols calcinés reverdissent, « Bretons » a embarqué pour un road trip armoricain afin d’écouter les résilients habitants du toit de la Bretagne.
Juché sur un muret de pierre carbonisé, il scrute la vallée qui s’étire sous ses yeux ce lundi après-midi de mi-septembre. Une autoroute de cendres tranche la campagne verte et rousse de Berrien (Finistère), au cœur des monts d’Arrée. Au milieu de ce champ de cendres, Christophe Rumeur, éleveur de volailles de 34 ans, inspecte quelques squelettes d’arbres dressés comme des épouvantails.
L’agriculteur chasse d’un revers de la main les gouttes de pluie qui perlent sur son visage : « C’est la première fois que je reviens ici depuis les incendies. Je n’avais pas pris le temps d’observer les dégâts. Jusqu’alors, je vivais dans l’adrénaline du sinistre ». Sa voix prend un ton grave d’ancien combattant. L’agriculteur a besoin de raconter cette « guerre » qui a transformé les monts d’Arrée en champ de bataille.
C’était le lundi 18 juillet. Deux mois presque jour pour jour. Lors de cette étouffante journée, trente-deux incendies ont surpris les montagnes bretonnes. Des semaines durant, les flammes ont dévoré quelque 2 000 hectares de landes, de tourbières et de sapinières. Un cinquième du site Natura 2000 des monts d’Arrée a ainsi été ravagé. Du jamais vu depuis un demi-siècle en Bretagne.
Le coup de main des agriculteurs
Quand il n’était pas au téléphone pour coordonner l’action d’autres agriculteurs locaux venus soutenir les pompiers débordés, Christophe Rumeur tractait sa tonne à lisier chargée d’eau pour la répandre sur le brasier. « Il y a quelques jours encore, l’odeur de la combustion persistait dans l’air. Le vent brassait encore la chaleur de la terre calcinée. Certains endroits fumaient. Le pire, c’est qu’on s’habitue à ce spectacle », s’étrangle l’agriculteur.
Le bruit du chaos, ça, il n’arrive pas à l’apprivoiser. Là où l’incendie s’est goinfré, le vent ne fait plus chanter les branches des arbres ni la lande. Désormais, on marche sur ce tapis noirâtre avec précaution pour épargner les fougères et des gerbes de molinie qui percent. Christophe Rumeur s’enthousiasme malgré tout : « La nature reprend ses droits. Il faut être patient et combatif. Nous avons vécu un choc. De cette épreuve, je retiens la solidarité de tous sans laquelle les dégâts auraient été bien plus dramatiques .
Évacués en quelques minutes
De l’autre côté du vallon, les habitants du village de Trédudon-le-Moine opinent. Eux ne cessent de commencer leurs phrases par « si ». Et si le vent n’avait pas tourné et finalement dévié les flammes de leur hameau ? Et si les pompiers et les agriculteurs n’avaient pas reçu l’aide de salariés d’entreprises de travaux publics ? À force de s’interroger, Anne-Marie a les yeux qui rougissent. Cette retraitée préfère toquer à la porte de ses voisins pour poursuivre. Alice et Thomas, deux musiciens d’une trentaine d’années, ouvrent leur maison.
Alice reprend et raconte comment Anne-Marie a fait la circulation pour guider les pompiers perdus dans cette campagne où les téléphones portables peinent à accrocher une antenne relais. Anne-Marie, elle, décrit la manière dont Alice et Thomas ont mis à l’abri les animaux des voisins. Ça, c’était avant que les gendarmes procèdent à l’évacuation des habitations.
« En quelques minutes, il a fallu ramasser ses affaires. Un oreiller, un duvet, quelques fringues, les papiers d’assurance, le chat… C’était tellement dur d’abandonner sa maison sans être sûrs de la retrouver », grimace Alice. Anne-Marie s’est réfugiée avec ses petits-enfants dans le gymnase de la commune. Elle se souvient : « Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. J’étais trop stressée. Je voulais savoir comment évoluait l’incendie, comment se portaient mes voisins. C’est difficile de ne pas savoir et de se sentir inutile… »
Sur le toit de la péninsule
Dehors, la nuit commence à tomber sur ce lundi de mi-septembre. Pour les reporters de Bretons, direction Sizun, une commune située à l’autre bout des monts d’Arrée. Vingt-cinq minutes de route à serpenter sur du macadam sans marquage au sol puis à dévaler une départementale qui trace à travers le massif. Soudain, l’émetteur du Roc’h Trédudon se dresse comme un mirador. À droite, le Roc’h Trevezel et ses 385 mètres. À gauche, la silhouette de la chapelle du mont Saint-Michel de Brasparts. Plus bas, le lac de Brennilis et sa centrale nucléaire en déconstruction depuis des décennies.
Coup de volant à droite dans un dédale de chemins menant au Gouezou. L’administration parle d’un lieu-dit, mais les habitants des monts d’Arrée préfèrent le qualifier par son ancien statut. Un village, donc. C’est l’esprit montagnard du Kreiz Breizh. Vivre ici, c’est accepter les contraintes de la ruralité et de l’isolement. Les incendies ont rappelé que les centres de secours alentour sont gérés par des pompiers volontaires. On se débrouille sur le toit de la péninsule. Une habitude. Ici, on n’hésite pas à toquer à la porte du voisin pour un coup de main.
« L’impact du dérèglement climatique »
C’est d’ailleurs ce que l’on fait ce lundi soir pour trouver la maison de notre hôte. Une voisine nous guide volontiers jusqu’aux marches en granit qui mènent à la discrète entrée de la bâtisse. Sa propriétaire est une figure des monts d’Arrée et se fait appeler simplement Hélène du Gouezou. Après une carrière dans l’enseignement universitaire, la quinquagénaire est devenue autrice et conteuse. Elle a transformé sa maison en auberge où l’on peut louer une chambre et y manger. Ce soir, un kig ha farz fume sur la table.
Après le dîner, Hélène s’installe pour partager ses souvenirs estivaux : ses nuits à scruter les flammes danser sur la montagne, ses bacs à glace remplis de victuaille déposés quotidiennement au centre de secours, ces contes qui n’ont jamais sonné aussi justes… Lesquels ? Hélène manipule avec précaution ces histoires de dragon dormant sous le mont Saint-Michel et qui se réveille en colère pour brûler la montagne.
Et puis, il y a eu tous ces moments à enrager : « Les monts d’Arrée ont déjà brûlé en 1976 et 1996. Qu’est-ce que les collectivités et l’État ont fait pour se préparer à de nouveaux incendies ? Il faut aussi remettre les évènements dans le contexte de chaleur extrême. Ça interroge sur l’impact du dérèglement climatique… »
Incendies criminels
Le lendemain matin, les questions restées en suspens au Gouezou sont posées à Jean-François Dumonteil, président de la communauté de communes des monts d’Arrée. Également maire de La Feuillée, l’élu reconnaît : « Tout ce que l’on croyait est à revoir. Tous nos référentiels sont à reprendre ». Cet ancien cadre de Bouygues Travaux Publics ne minimise pas la sécheresse « abominable » affrontée .
Plusieurs communes du Centre-Bretagne ont dû être ravitaillées en eau potable par camion-citerne. Jean-François Dumonteil souffle : « Cet été, nous avons subi une conjonction de facteurs aggravants. La sécheresse inédite, les vents et… » L’édile n’ose pas terminer sa phrase, alors on l’accouche : « Et les pyromanes ». Le maire hoche la tête. L’origine criminelle de certains départs de feu fait peu de doute. Tandis que la gendarmerie enquête, lui aussi cherche « une aiguille dans une botte de foin ».
Il questionne les habitants, note les souvenirs de ceux qui auraient aperçu quelqu’un de louche, transmet aux enquêteurs des morceaux de plaque d’immatriculation de voitures jugées suspectes. Dans les monts d’Arrée, beaucoup pensent que l’incendiaire connaît les lieux. Peut-être y habite-t-il. Et si c’était une femme ? Peut-être sont-ils plusieurs…
La solidarité plutôt que la paranoïa
« Je préfère ne plus chercher l’identité du ou des incendiaires. Nous allons devenir fous à nous soupçonner les uns les autres », grince Malou, serveuse au bar associatif O P’ti Boneur, à Botmeur. Embauchée de juin à septembre, la salariée a proscrit le sujet du comptoir du seul commerce de la commune. Le lieu animé par des bénévoles le reste de l’année ne veut pas contribuer à la fabrique de la paranoïa. Au contraire. Ici, on se croise. On se parle.
Sur le comptoir, un flyer traîne. Une initiation au rock’n’roll est programmée ce week-end. Plus loin, une cagnotte pour les pompiers et les agriculteurs. Le conseil d’administration du café a décidé de reverser la recette de la collecte à la famille du pompier volontaire décédé dans un accident de la route après avoir combattu les flammes toute la nuit. Malou reprend : « Nous allons aussi organiser un apéritif dînatoire pour remercier les agriculteurs ».
Anti-urbains, précaires, écoanxieux…
Ces derniers ne sont pas des habitués d’O P’ti Boneur. Les monts d’Arrée sont peuplés de populations différentes qui cohabitent sans forcément se fréquenter. Pour comprendre le territoire et sa sociologie, il faut écouter Gurvan Guedez. Toute l’année, ce quadragénaire balade à travers le Massif armoricain une caravane aménagée. Dedans, les autochtones peuvent boire un café avant d’utiliser un ordinateur pour leurs démarches administratives. Ce matin, Gurvan Guedez patiente devant la mairie du Huelgoat.
« Les monts d’Arrée ne forment pas une entité naturelle mais rassemblent plusieurs territoires tournés vers différents bassins de vie », explique-t-il. « La population locale est composée de personnes qui ont toujours vécu ici. Certains sont des enfants du pays revenus après une carrière professionnelle en exode. D’autres s’installent sur le territoire par choix de vie : des anti-urbains, des amoureux de la nature plus ou moins précaires, des écoanxieux… Depuis les incendies, beaucoup expriment le besoin d’être écoutés. »
Des habitants réunis en collectif
Un collectif d’habitants a été formé dans l’espoir d’intégrer le comité de pilotage organisé par la préfecture et le conseil départemental pour restaurer les monts d’Arrée et prévenir les risques d’incendie. Il n’a pas été convié à la première réunion qui s’est déroulée le 1er septembre à Quimper. Jean-Noël Ballot, lui, y était en sa qualité d’ornithologue et administrateur de l’association Bretagne Vivante. Le retraité veut influer sur les pouvoirs publics pour une meilleure prise en compte écologique du chantier.
Ce mardi après-midi de mi-septembre, il rejoint François de Beaulieu, auteur prolixe d’ouvrages sur la Bretagne. Sur les hauteurs du mont Saint-Michel de Brasparts, les deux naturalistes profitent de la vue panoramique sur le Kreiz Breizh pour dresser un constat nuancé de l’impact des incendies sur la faune et la flore locales. Pas question de se satisfaire du reverdissement observé sur les plaines alentour. Pas question non plus d’encourager un reboisement de la vallée qui ne respecterait pas les besoins de ces terres pauvres.
L’impact sur la lande encore incertain
Les retraités refusent d’assumer une parole catastrophée et endeuillée. Bien sûr, les feux ont ravagé des milliers d’hectares de lande, des espèces botaniques rares, des millions d’invertébrés… « Difficile cependant de mesurer aujourd’hui l’impact des incendies sur la faune, notamment. Nombre d’oiseaux avaient déjà migré en juillet. Les flammes ont détruit leurs milieux naturels ainsi que leur chaîne alimentaire. Un bilan ne sera possible qu’à partir de mars lorsque la nature se réveillera », expliquent-ils avant de préciser les possibles effets positifs de l’incendie.
Par endroits, la végétation était devenue si dense qu’elle en était inhospitalière. De nouveaux écosystèmes pourraient donc voir le jour. La combustion de l’humus pourrait aussi permettre à des graines de plantes anciennes de retrouver la surface et de germer. Les représentants de Bretagne Vivante insistent : « Le temps de la nature n’est pas celui des hommes. La faune et la flore locales peuvent mettre vingt ans à se reconstituer. Nous devons accompagner leur restauration avec vigilance. Les activités humaines et touristiques nous inquiètent parfois plus que les incendies ».
« Nous étions en colère »
Le ton placide et consensuel de Jean-Noël Ballot et de François de Beaulieu tranche avec celui des éleveurs de vaches de Black Angus Farm. Sylvain et Myriam Le Treust vivent plus bas dans la vallée. Ce mardi après-midi venteux, les deux agriculteurs s’échinent à replanter des pieux délimitant leurs parcelles. Un millier de poteaux ont brûlé cet été. Quatorze kilomètres de fils électriques aussi.
Dès les premières heures du sinistre, Sylvain et Myriam Le Treust ont raconté leur lutte contre les incendies sur les réseaux sociaux. Le couple a notamment posté des vidéos dénonçant le manque d’entretien des terres voisines qui a favorisé la propagation du feu. « Nous étions en colère. Nous le sommes toujours. Nous avons été des couillons bénévoles de lutte contre le brasier », fulmine Sylvain Le Treust. « Aujourd’hui, je me demande comment nous tenons. Les nerfs, la colère, sans doute. Lorsque nous allons nous poser, je crains que nous restions à terre. »
Des vigies sur les massifs
Les larmes envahissent le regard de Myriam. Elle les ravale pour décrire leur « nouvelle bagarre ». Son conjoint a dû jouer des coudes pour trouver une place à la réunion du comité de pilotage de septembre. « Nous avons sauvé notre territoire et aménagé nous-mêmes des couloirs anti-feu. Nous ne devrions pas subir de nouveaux incendies ces prochaines années. Mais ailleurs ? Il est grand temps de sécuriser le reste des monts d’Arrée », martèlent-ils doutant de l’écoute des pouvoirs publics.
Les éleveurs militent pour l’embauche de vigies sur les massifs lors des épisodes de fortes chaleurs, le développement de l’écopâturage sur les terrains en friche, l’acquisition de moyens de lutte aérienne, la remise en état des voies d’accès pour les pompiers… Les fermiers tancent : « Nous ne voulons plus revivre la détresse de cet été. Jamais ».
Benjamin Keltz (Magazine Bretons)