« Turbulences des sommets » – L’analyse de Jean-Luc Mélenchon (LI.fr-16/11/23)

Par Jean-Luc MELENCHON

Le système politique en France entre dans une nouvelle zone de turbulences. Dans ce contexte, il faut s’intéresser à la déstabilisation de la pièce centrale du dispositif dans le cadre des institutions de la Vème République. En effet la Présidence de la République est sévèrement embarquée par la tempête. Si perturbante que soit la nouvelle séquence, elle n’est pourtant guère commentée. Cela sans doute parce que toute la classe médiatique est mobilisée par l’effort pour flétrir le Mouvement Insoumis avec le renfort de tous les partisans du soutien inconditionnel à Netanyahu. Il faut bien dire que celui-ci a le vent en poupe et sans faille à Paris. Une situation unique au monde.

La haine de la classe médiatique à l’égard des Insoumis et de l’auteur de ces lignes n’est pas près de baisser de ton. Cependant, n’exagérons pas nos mérites à ce sujet. Il ne s’agit pas tant de la détestation de notre programme et de nos personnes. Il est question pour eux du pont à construire pour réaliser « l’arc républicain » des macronistes au RN en passant par LR. Mais préparer un vote par défaut au deuxième tour et construire une alliance sont deux exercices différents. En toute hypothèse, il faut déjà arriver au deuxième tour pour le disputer.

Pour cela, dans le mode de scrutin actuel, il faut pour gagner soit une alliance générale de premier tour, soit un parti dominant. L’UMP et le PS répondaient à cette exigence dans le monde d’avant. De nos jours, la compétition du premier tour n’est pas du tout jouée à droite. Mais selon moi, rares seront les oisillons de la macronie et de LR pouvant échapper aux serres du RN. La marche commune de dimanche 12 novembre a scellé bien des destins. La digue a sauté. Les premières victimes seront ceux qui vivaient à proximité.

« Les macronistes sont tombés tous seuls dans le piège qui a déjà détruit LR »

La peine d’indignité nationale infligée après la guerre et la collaboration à l’extrême droite a été levée par les autorités présentes et massées en rang derrière une même banderole. Pour cela, la géniale Yaël Braun-Pivet a ramené à la vie, au premier rang, Hollande et Cazeneuve, Nicolas Sarkozy et Manuel Valls, et compagnie le temps d’une photo désastreuse pour tous ceux qui s’y trouvaient. Et tout ce beau monde adouba la ligne de blanchiment républicain du RN ! Comme si c’était un détail ! Sur le plan électoral, ce n’en est pas un.

La loi immigration va terminer de savonner la pente de la droite en direction du RN. Les macronistes sont tombés tous seuls dans le piège qui a déjà détruit LR : croire reprendre des voix au RN en reprenant ses propositions ou en acceptant le primat de ses obsessions. Puis gesticuler pour sortir du sable mouvant qu’ils ont arrosé. Comment pourront-ils refaire le coup du barrage face à un candidat d’extrême droite au second tour après avoir marché ensemble sur le sujet au cœur du clivage : le racisme ?

La prise de conscience du désastre n’a pas tardé. Le lendemain de la marche du 12 novembre fut glauque. Un jour plus tard il ne restait déjà plus rien de la célébration de cette « journée historique ». Deux jours ensuite, le mardi, la tendance s’inversait sous les yeux de tous dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. Fin des trompettes de victoire. L’effondrement du moral s’affichait. En séance de question d’actualité, le président du groupe Renaissance, Sylvain Maillard appelle à saluer l’initiative de la présidente Yaël Braun-Pivet pour cette marche. Stupeur : seule une vingtaine de députés macronistes en tout et pour tout se lève pour applaudir. Avec le renfort à gauche du seul Fabien Roussel.

Tous les autres n’en avaient rien à faire. La gauche d’avant regardait ailleurs. L’hémicycle resta assis et bras croisés. Avant cela, le RN avait cherché à pousser son avantage en exigeant qu’on désigne les musulmans comme responsables de l’antisémitisme. Malaise dans les bancs des nouveaux amis de la place des Invalides… Pourtant un communiste bien fâché interpela ses voisins : « vous êtes contents d’être allés manifester avec ça ? ». Soulagement cependant : la question posée par son groupe est clairement sur la même ligne que les Insoumis et de même pour la question de EELV.

« Au fur et à mesure, chacun voit quelle erreur fut le périmètre politique de cette marche. Et surtout ce qu’elle a rendu impossible dans le peuple »

De ce côté-là, c’est pour finir, comme à chaque fois, tout le monde finit par revenir à la raison dès lors que les insoumis ont tenu d’abord seuls la tranchée. Côté droite, les heures et les jours passant, chacun comprend progressivement comment la marche du 12 novembre aura donné au RN une victoire idéologique par KO sur la droite globale (des macronistes jusqu’à elle). Au fur et à mesure, chacun voit quelle erreur fut le périmètre politique de cette marche. Et surtout ce qu’elle a rendu impossible dans le peuple. Rachida Dati, qui n’est pas une gauchiste, a bien compris. Elle a tweeté : « ce n’était pas une manifestation populaire, je le regrette ».

Toute une droite comprend que le sol se dérobe sous ses pas. Sur France Info, Aurélien Pradié, député « Les Républicains » du Lot pointe sans détour le problème. Il dit : « Je fais une différence très claire entre l’islamisme et l’islam. Et je sais que ce qui amène le rassemblement national à se mobiliser contre l’antisémitisme, c’est la haine indifférenciée des musulmans, rien d’autre. » Il a compris.

Ça ne va pas s’arranger à mesure que l’ignominie du massacre à Gaza va être perçue. Le dégout que cela soulève pour ceux qui continuent la ligne de la défense inconditionnelle d’une telle horreur est déjà bien perceptible. Pourtant, cette prise de conscience ne ralentira pas le processus entrepris par la ligne Ciotti. Cela, quand bien même nombre à droite savent qu’il leur sera de plus en plus difficile de tenir leurs acquis électoraux si le sol populaire explose, sous la pression, entre Insoumis et RN.

Évidemment, le massacre à Gaza, la montée en puissance et la diversité des personnalités qui osent désormais parler et dénoncer la ligne Netanyahu accentuent déjà cette pression. En effet, l’extrême droite et le CRIF tireront partie de tout pour continuer à radicaliser sur la ligne pro-Netanyahu. Car telle est la méthode sous toutes les latitudes pour construire l’emprise du discours du « choc des civilisations » qui est leur fond de commerce.

On a vu l’incroyable agressivité verbale du président du CRIF contre l’imam de la mosquée de Paris qu’il accusait d’être lui-même une partie du problème parce qu’il demandait comment situer les chiffres des agressions antisémites. Aussitôt, l’AFP pointait « les tiraillements entre les communautés juive et musulmane » ! Un désastre !  Du jamais vu en France à ce niveau de responsabilité.

Tous ces éléments de la mise en tension soulignent l’ampleur de l’impact de la marche du 12 novembre sur la cohésion de la sphère politique dans son ensemble, au sommet et à la base. Mais aussi la menace qu’il fait planer sur la concorde nationale en ayant encouragé une telle instrumentalisation politique de la lutte contre l’antisémitisme par l’extrême droite. Macron évidemment a compris, mais trop tard, ce qu’il se passait.

« [Macron] est en partie responsable de la situation pour avoir lui-même posé la question de sa présence à la marche », Jean-Luc Mélenchon

Après le coup de Braun Pivet lui grillant la politesse à Tel Aviv, l’épisode de la marche lui a donc entièrement glissé entre les doigts. Il est en partie responsable de la situation pour avoir lui-même posé la question de sa présence à la marche. Il a aussi permis la surenchère de Tel Aviv par Braun Pivet, en s’alignant sans nuance dans la ligne du soutien inconditionnel à Netanyahu.

Mais il doit gérer seul à présent les conséquences du nouveau rapport de force qui en résulte du fait de son propre camp. Mis hors-jeu sur la scène mondiale par ses volte-faces sur la guerre au Proche Orient, il y a perdu son plus puissant argument d’autorité. Pour beaucoup il est devenu évident que « la ligne » est à l’encan, à la merci de n’importe quels rapports de force politiques internes.

Les Sylvain Maillard, Yaël Braun-Pivet l’ont compris en le mettant hors-jeu de la marche du 12 novembre, organisée sans son accord et en récusant l’autorité de la ministre des Affaires étrangères pourtant directement liée au Président. Tout l’édifice de l’autorité est alors miné de l’intérieur. La débandade ruisselle du haut vers le bas.

On apprend que les diplomates se rebiffent contre une ligne qui ruine des années de travail minutieux et des décennies de construction patiente dans un monde effervescent. L’Etat s’inquiète. Sur le plan politique, le même phénomène s’observe à l’œil nu. La macronie croyait banaliser le 49.3. Elle se vantait d’en assumer la légitimité constitutionnelle.

Dans les faits que voit-on ? La Première ministre, dont c’est pourtant la responsabilité, se dérobe. Elle ne veut plus assumer le rôle et c’est le simple ministre des Relations avec le Parlement qui vient engager la responsabilité du gouvernement avec le dix-septième 49.3 du nouveau mandat présidentiel.

La même Première ministre se perdait ensuite aux questions d’actualité devant l’hémicycle en reprochant au RN de « vouloir faire oublier d’où il vient ». Comment y croire après l’avoir vu marcher dans les rues deux jours plus tôt avec Le Pen et Zemmour. Mais on comprend, en la voyant faire, qu’elle aussi voudrait mettre à distance cet épisode en utilisant la vieille ruse de « l’essuie-glace », spécialité du double langage du PS d’où elle vient. Car le dégrisement a commencé à faire son effet dans les rangs macronistes de base.

Les voici totalement contaminés par une sidération croissante de semaine en semaine et même de jour en jour depuis le 7 octobre. On les sait désorientés entre les zig-zag du président à l’international, la violence droitière de l’orientation portée par le groupe sous la houlette de Sylvain Maillard. Mais depuis peu, s’y ajoute la sidération face au coup de force de Yaël Braun-Pivet contre Macron. Il y a une logique à cette débandade.

« Le roi est nu ! »

La cinquième république est un césarisme. Le président doit y surplomber les contradictions les plus aigües de la société pour mieux les étouffer. Yaël Braun-Pivet a provoqué des dégâts considérables dans ce dispositif en cornérisant publiquement la clef de voute du système qu’est le président de la République et sa fonction « d’ordonnateur » politique.

L’astucieux Gérard Larcher s’est habilement installé dans la trouvaille de la présidente de l’assemblée pour l’encourager à maintenir son projet de marche. Enfin, les LR ressortaient du néant et semblaient revenir sur le devant de la scène des grands ! Et c’est l’occasion qu’attendait Ciotti pour porter dès le lendemain un nouveau coup très rude à Macron.

Les naïfs qui avaient cru avoir enterrer le vieux parti des droites traditionnelles en sont restés scotchés. Ciotti sait que Maron est en grande faiblesse. Il annonce donc qu’il ne participera pas au nouvel épisode des rencontres de Saint-Denis, invité par le Président. C’était pourtant le moyen avec lequel ce dernier tentait de contourner tout le dispositif politique mis en panne par l’absence de majorité à l’Assemblée nationale et la nullité de ses lieutenants à reprendre la main politiquement.

Patatras ! Macron va déjeuner en tête à tête avec Roussel, Bardella et Tondelier. Faute de Faure, Macron a inventé un autre veuf du centre gauche. Voici le président du PRG invité. Les crabes sortent du plat et courent sur la table où le chien est déjà monté. Bon appétit !

On ne doit pas y voir seulement l’échec d’un plan de communication. Bien sûr, c’était un plan de communication. Mais c’était aussi davantage pour Macron dans sa conception de l’action politique. Un contact direct, un accès aux chefs de file permettant un lien personnel pour reprendre pied dans le dispositif général de la vie des partis. En effet, la Première ministre est en principe « chef de la majorité » dans la coutume de la cinquième république. Borne est incapable d’animer politiquement ce rôle qui fonctionne quand toute la scène doit alors s’organiser autour. Mais il est vrai que Sarkozy et Hollande avaient déjà tué la fonction. On voit le résultat. Le roi est nu !

Cette Première ministre rencontre en plus les plus grandes difficultés à dominer son propre gouvernement dont plusieurs membres sont, de notoriété publique, en roue libre. Sa survie politique pourrait bien ne pas durer au-delà de la dizaine de 49.3 qui lui restent à effectuer pour finir le budget. Autant d’étapes à franchir pour un Macron en état de faiblesse. Et face à un pays étranglé socialement. Sur la scène mouvante, la force va à la force. Dans la difficulté, neutres et supplétifs ne font qu’aggraver la confusion. Pour le reste là ou existe un projet existe un horizon.

Jean-Luc Mélenchon

Pour aller plus loin : Tribune – Jean-Luc Mélenchon : « Le jour où l’extrême droite a été réhabilitée par la droite »

Source: https://linsoumission.fr/2023/11/16/turbulences-sommets-analyse-melenchon/

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