Après trois ans de procédure, la Cnil néerlandaise vient de condamner la plateforme de VTC pour manquement à la protection des données de ses chauffeurs. Ceux-ci vont pouvoir user de ces précieuses informations devant les Prud’hommes. Les explications de Jérôme Giusti, avocat des chauffeurs.
Entretien réalisé par Pierric MARISSAL
Suite à la plainte de la Ligue des droits de l’Homme et du Citoyen, qui représentait 172 chauffeurs VTC membres du syndicat INV, Uber a été condamné par l’autorité néerlandaise pour la protection des données. La Cnil française (Commission nationale de l’informatique et des libertés) a annoncé cette victoire jeudi dernier. Maître Jérôme Giusti, avocat des chauffeurs, nous explique l’importance de cette condamnation et ce qu’elle peut changer.
En 2020, vous avez déposé une plainte contre Uber auprès de la Cnil. Mais plus de 3 ans après, c’est l’autorité néerlandaise qui condamne la plateforme. Que s’est-il passé ?
Jérôme Giusti, avocat des chauffeurs
Quand j’ai été sollicité il y a plusieurs années par près de 300 chauffeurs VTC, avec le syndicat INV, pour engager des actions aux Prud’hommes en requalifications (en salariat, ndlr) contre Uber, nous avons demandé à la plateforme de nous transmettre les données personnelles de ces travailleurs, comme le permet le règlement européen à la protection des données (RGPD). On voulait voir notamment les dimanches travaillés, calculer le nombre d’heures par semaine passées au volant et connectées à l’application, de jour comme de nuit… Tout cela nous semblait très important pour chiffrer nos demandes.
Puisque Uber ne nous envoyait globalement aucunes données, ou alors parfois après le délai légal d’un mois et sous une forme souvent incompréhensible, inutilisable, je suis allé voir, avec 170 chauffeurs, la LDH. Cette association est habilitée à engager des actions en justice au nom du RGPD. C’est ce que nous avons fait, avec Brahim Ben Ali, secrétaire général d’INV. Comme le siège social d’Uber est aux Pays-Bas, la Cnil française nous a répondu qu’elle servirait d’intermédiaire auprès de son homologue néerlandaise qui serait chef de file.
L’instruction a duré longtemps. Nous avons mis trois ans pour obtenir cette décision très favorable. Uber est condamné à une amende de 10 millions d’euros, pour ne pas avoir respecté le droit d’accès aux données. Il s’agit d’une lourde condamnation pour un manquement qu’on pourrait presque qualifier de forme.
Que devrait changer cette condamnation ?
Rappelons déjà qu’avoir accès à ses informations stockées par Uber est un droit, dont les chauffeurs n’ont pas pu jouir. Ce sont les données de géolocalisation, les commentaires des clients comme d’Uber, comment Uber attribue les courses, comment il corrige les prix… Cela va nous être utile pour lever un peu le voile sur la « boîte noire » d’Uber, pour comprendre ses recettes, même si nous n’aurons pas directement accès à l’algorithme.
« Puisque Uber ne nous envoyait aucunes données, ou parfois après le délai légal et sous une forme souvent inutilisable, je suis allé voir, avec 170 chauffeurs. »
Pour nos procédures de requalification aux Prud’hommes, cela va nous permettre de renforcer les preuves de subordination qui lient les chauffeurs à la plateforme. On pourra aussi clairement chiffrer les indemnités à réclamer. Uber prétend chaque fois qu’on fait des demandes injustifiées. Mais c’est justement parce qu’on n’a pas accès aux données.
Et si les chauffeurs sont des commerçants indépendants, comme le prétend Uber, ils doivent bénéficier du droit de portabilité de leurs données, avoir accès à leur historique de courses. Plusieurs d’entre eux ont monté une coopérative. Ces données pourront les aider à bâtir leur alternative. En gardant ces informations, Uber porte atteinte à la concurrence.
Quelles vont être les suites ?
Déjà Uber a posé une objection à cette condamnation, comme le permet le droit des Pays-Bas. L’autorité néerlandaise dispose de 6 semaines pour répondre à ces arguments. La plateforme pourra ensuite éventuellement faire Appel. Mais en attendant, je vais pouvoir me prévaloir de cette décision aux Prud’hommes. D’autre part, toutes les « Cnil » en Europe pourront faire exécuter cette décision. D’ailleurs depuis, Uber prétend qu’ils se sont mis aux normes…
Dans sa décision, l’autorité néerlandaise estime qu’à l’époque, 120 000 chauffeurs ont subi le préjudice pendant plus d’un an en Europe. Si Uber a dû payer une amende, les travailleurs, eux, n’ont rien reçu. Donc je réfléchis à une action de groupe avec mes clients. Celle-ci peut être portée par une association comme la LDH. Mais une fois qu’un juge aura estimé le montant de l’indemnité, ces 120 000 chauffeurs pourront la demander.
Je dispose d’autres plaintes contre Uber. L’entreprise a continué à transférer les données des chauffeurs européens aux États-Unis, malgré la dénonciation par la Cour de justice de l’Union Européenne du « Privacy Shield ». La juridiction avait estimé que les États-Unis n’offraient pas les garanties suffisantes en matière de confidentialité. J’ai aussi une plainte en cours contre les déconnexions automatiques : des chauffeurs se sont fait déconnecter de la plateforme par l’algorithme, sans intervention humaine. À ce propos, la plateforme s’est déjà fait condamner aux Pays-Bas. L’agenda reste chargé !
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