Ukraine : Quels sont les principaux arguments en faveur d’une défaite totale de la Russie ? (Les Crises – 20/02/23)

«Valencia, Spain»; 02-27-2022: Poster of Vladimir Putin looking like Hitler in a Demonstration Against the Invasion of Ukraine by Russia»

Les arguments en faveur d’une défaite totale de la Russie se défont au premier examen, mais occupent néanmoins le devant de la scène des discussions sur l’Ukraine. Reprenons-les, point par point.

Les partisans zélés du soutien occidental visant à la défaite totale de la Russie en Ukraine – y compris, si nécessaire, grâce à une intervention directe de l’Occident et une guerre OTAN-Russie – fondent leur argumentation sur un ensemble disparate de justifications, dont presque toutes s’avèrent à l’examen soit exagérées, soit totalement erronées.

La plus extrême d’entre elles est que la défense de notre « civilisation » exige la défaite complète de la Russie, ce qui conduirait idéalement à des procès du style de celui de Nuremberg à l’encontre des hauts responsables du gouvernement russe et (selon certains commentateurs) à l’éclatement de la Fédération de Russie elle-même. Cette position est étroitement liée à la conviction que l’invasion russe n’a pas seulement été brutale, mais qu’elle s’est apparentée à un « génocide ».

Cette accusation constitue – au moins de manière subliminale – un sérieux obstacle intellectuel et moral à tout règlement de paix éventuel. En effet, le rapprochement implicite du régime russe avec le nazisme implique non seulement qu’aucun compromis avec ce régime n’est moralement possible, mais aussi que la moralité et la paix exigent que le régime – et le système étatique qu’il préside – soit totalement détruit..

Si l’on devait accepter et poursuivre cette logique, on pourrait également conclure que pour vaincre un tel mal, presque tous les moyens et toutes les alliances sont légitimes. Car après tout, les nazis n’ont pas été vaincus par une guerre circonscrite et empreinte d’humanité. Ils ont été vaincus dans une guerre absolue menée par l’Armée rouge, qui (avec les milices polonaises et tchèques) a tué des centaines de milliers de civils d’Allemagne de l’Est et procédé à un nettoyage ethnique de plus d’un million d’autres – et avec l’aide d’une campagne de bombardements britannique et américaine qui a délibérément tué des centaines de milliers de civils allemands et détruit leurs villes.

Nous devrions nous rappeler les mots de C. Vann Woodward alors qu’il s’opposait à la guerre américaine au Vietnam :

« Ce qui est paradoxal dans l’approche moraliste, dès lors qu’elle est exploitée par le nationalisme [américain], c’est que le noble mobile de mettre fin à l’injustice et à l’immoralité aboutit en fait à rendre la guerre plus amorale et plus horrible que jamais et à briser les fondements de l’ordre politique et moral sur lequel la paix doit être construite. »

Mais surtout, tout historien digne de ce nom devrait être en mesure de reconnaître que même une campagne militaire extrêmement brutale au cours de laquelle de nombreux civils sont tués n’a rien à voir avec l’holocauste nazi ou le génocide rwandais. Si c’était le cas, tous les États occidentaux qui ont mené une guerre majeure au cours du siècle dernier en seraient coupables : un jugement qui viderait de son sens le terme « génocide » et incidemment serait une réelle insulte aux victimes des véritables génocides.

Le régime de Poutine a cherché à exercer son hégémonie sur l’Ukraine et a laissé entendre que Russes et Ukrainiens forment dans une certaine mesure « un seul peuple » (avec, bien sûr, les Russes comme « grands frères »), mais tout en étant tout à fait illégitime, cette attitude est presque à l’opposé de l’idéologie exterminatrice des nazis ou des génocidaires hutus, qui ne présentaient certainement pas les Allemands et les Juifs, ou les Hutus et les Tutsis, comme « un seul peuple ».

Les partisans de la défaite totale de la Russie qui se considèrent comme des « mondialistes » devraient également se demander pourquoi les attitudes face à ces questions sont si différentes ailleurs dans le monde, même parmi les intellectuels et journalistes progressistes dans des démocraties comme l’Inde et l’Afrique du Sud. La réponse est bien sûr que, tout en condamnant l’invasion russe, les habitants de ces pays voient beaucoup moins de différence entre le comportement russe, et l’impérialisme russe, et celui de certains pays occidentaux, y compris dans un passé récent.

Un autre argument avancé est que la défaite totale de la Russie est nécessaire parce que, sinon, la Russie attaquera de nouveau l’Ukraine à l’avenir, ou sera confortée dans son intention d’envahir l’OTAN, ou les deux. La première hypothèse n’est absolument pas logique ; la seconde – du moins pour l’avenir prévisible – frise le fantasme. La cause de loin la plus probable d’un désir russe permanent de guerre de revanche serait du même ordre que l’obsession désastreuse qui a focalisé la stratégie diplomatique et militaire française de 1871 à 1918 sur l’objectif de récupérer l’Alsace-Lorraine.

Dans le cas de la Russie, pour des raisons historiques, culturelles et ethniques profondément ancrées et permanentes, cela s’applique avant tout à la Crimée, que la grande majorité des Russes (et, de l’avis général, des habitants de la Crimée) considèrent comme faisant partie intégrante de la Russie et qui faisait en fait partie de la Russie jusqu’à son rattachement à l’Ukraine par décret soviétique en 1954.

Empêcher la Russie de tenter un jour de récupérer la Crimée signifierait la paralysie permanente ou la destruction pure et simple de l’État russe. La première solution – analogue au traitement réservé à l’Allemagne après 1918 – exigerait, pour avoir une chance de succès, que l’ensemble des ressources économiques, militaires et politiques de l’Occident soit en permanence consacré à cet objectif, qu’en conséquence tous les autres problèmes et menaces dans le monde soient relégués au second plan et que des pressions soient exercées sur les pays non occidentaux pour qu’ils s’y associent. Ce point vient carrément contredire un autre argument du camp pro-guerre, à savoir que la défaite totale de la Russie est nécessaire pour dissuader la Chine. Or rien ne saurait mieux servir les intérêts et les objectifs de la Chine.

Quant à la prétendue menace d’envahir l’OTAN : si l’armée russe n’arrive pas à prendre Kharkhiv, à 30 km de la frontière russe, alors que seule l’armée ukrainienne la défend, le Kremlin peut-il vraiment rêver de s’emparer de Varsovie ou de Riga, et de mener une guerre totale avec l’OTAN ? Ailleurs dans le monde, nous devons reconnaître que, si la présence de la Russie est parfois hostile aux intérêts des États-Unis, dans d’autres cas, nous sommes objectivement du même côté, comme lorsqu’il s’agit de lutter contre l’extrémisme islamiste, de contenir l’influence des talibans en Asie centrale et de défendre l’Arménie contre ce qui serait très probablement sa destruction.

Un argument plus convaincant et légitime serait que la défaite de la Russie est nécessaire pour préserver l’ordre juridique international et punir le crime d’agression. Toutefois, dans la pratique, les États-Unis adoptent toujours une approche souple du droit international lorsqu’il s’agit de mettre fin à des guerres. En outre, s’agissant de la nécessité de punir la Russie, non seulement en raison de ses objectifs initiaux dans cette guerre mais aussi de l’hégémonie russe exercée sur l’Ukraine depuis plus de 300 ans, la Russie a déjà subi une défaite écrasante et l’Ukraine, avec l’aide de l’Occident, a remporté une grande victoire. Des dizaines de milliers des meilleurs soldats russes sont morts, la réputation militaire de la Russie a été mise à mal, et son prestige international a été gravement ébranlé.

En ce qui concerne l’Ukraine, ce conflit n’est plus une « guerre à mort ». Quoi qu’il arrive, la majeure partie de l’Ukraine sera indépendante et s’alignera avec l’Occident contre la Russie. Il s’agit d’une superficie limitée de territoires à l’est et au sud du pays. Et lorsqu’il s’agit de compromis territoriaux, Washington s’est montré disposé à les accepter dans d’autres endroits – de facto, sinon de droit – sans que l’ordre juridique international ne tombe en ruines. L’occupation turque du nord de Chypre en est un exemple ; le Cachemire en est un autre. Aucune de ces deux situations ne respecte le droit international. Pour des raisons pragmatiques et pour éviter la prolongation d’un conflit désastreux, les deux situations sont devenues dans la pratique communément acceptées.

Ces deux cas, comme d’autres, notamment ceux de l’Irlande du Nord, du Sri Lanka et de nombreux conflits civils en Afrique et au Moyen-Orient, ressemblent à ce qu’il se passe en Ukraine en ce qu’ils découlent de la nature et de l’effondrement du régime colonial. En cela aussi, la guerre en Ukraine est bien moins aberrante que ne le croient les partisans de la défaite totale de la Russie.

Finalement, il y a la thèse qui veut que la défaite totale de la Russie soit nécessaire afin d’apporter la démocratie en Russie elle-même. Il s’agit d’une pure spéculation, qui ne tient absolument pas compte de la vigueur profonde du nationalisme russe et qui ignore l’exemple de la répression accrue et du nationalisme ethnique intense en Ukraine suite à la guerre. Il est également très curieux que les commentateurs qui avancent cet argument fassent également référence au nazisme. Car n’est-il pas communément admis que l’un des facteurs clés de la montée du nazisme a été le traitement infligé à l’Allemagne par les Alliés après la Première Guerre mondiale ?

Ou bien les partisans de la défaite totale de la Russie croient-ils d’une manière ou d’une autre qu’ils peuvent reproduire la victoire soviétique et américaine de 1945, envahir et occuper la Russie et y installer leurs propres gouvernements – tout cela sans provoquer la fin du monde ? Comme le dit un dicton russe, « Oui, quand les crabes apprendront à siffler ». [Quand les poules auront des dents, NdT]

Source : Responsible Statecraft, Anatol Lieven, 26-01-2023

https://www.les-crises.fr/ukraine-quels-sont-les-principaux-arguments-en-faveur-d-une-defaite-totale-de-la-russie/?fbclid=IwAR1bSZsNJP4n3aMWfXMI_ok6feVmdcif4eSUlRjYxNyn-TSKz_8LwTZZPWY

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *