Un entretien avec André Bourgeot anthropologue, Directeur de recherche au CNRS, sur la situation au Sahel. (PRC-11/03/24)

Dans son activité de recherche au CNRS, André Bourgeot a principalement travaillé sur l’espace Saharo-sahélien ainsi que sur la Sibérie, le Kirghizstan et la Mongolie.

1. Lors de la décolonisation officielle, en 1960, l’ancienne colonie « Afrique Occidentale Française » a été divisée en pas mal de pays, dont le Mali, la Haute Volta, devenue le Burkina Faso, le Niger ; à quels objectifs répondait cette division ? Était-elle complètement arbitraire ?

André Bourgeot: Il convient de rappeler qu’aux moments des indépendances en « AOF » (aujourd’hui Afrique de l’Ouest), les forces africaines progressistes revendiquaient le maintien des grandes entités territoriales coloniales à doter d’un contenu politique et économique radicalement autre. Ce fut un refus catégorique et les nouvelles forces néocoloniales imposèrent la création d’États-Nations aux frontières arbitraires quelquefois tracées à la règle comme, par exemple, les frontières particulièrement poreuses des États-Nations de l’espace saharo-sahélien. Ces créations (fortement inspirées du modèle français) artificielles reposaient sur le classique « diviser pour régner » sans logique historique endogène.

2. Alors que, dans les années 60, 70 et 80, dans de nombreux pays africains, la libération nationale s’est faite par les armes, y compris avec la participation de militaires, aujourd’hui l’Union Africaine semble coller au paradigme occidental de la « démocratie » par les urnes, avalisant le néocolonialisme et bannissant plusieurs pays d’Afrique de l’ouest dirigés par des militaires. Qu’est-ce qui explique ce revirement ?

André Bourgeot:  Dans les ensembles Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie), aux statuts différents : Tunisie  (en1881)et Maroc  (en 1912) étaient ,dans l’Empire colonial français, des protectorats tandis que , seule l’Algérie était une colonie,  et dans celui’ de l’Afrique de l’Ouest francophone (Mauritanie, Mali, Niger, Bénin, Togo, Burkina Faso, Sénégal, Guinée ( de Sékou Touré qui refuse de rallier la Communauté français)e, Côte d’Ivoire,), seule l’Algérie a acquis son Indépendance après 8 ans de guerre (1954-1962). Les autres États ont négocié leur indépendance le plus souvent octroyée par la puissance coloniale confrontée à des oppositions politiques radicales mais pacifistes qui, arrivées au pouvoir d’État, furent elles aussi confrontées à des oppositions belliqueuses armées à contenu idéologique « pro occidental »…

Il en va de même pour l’Afrique de l’Ouest anglophone (Ghana, dirigé par Kwane N’Kruma figure de proue du panafricanisme, Libéria, Sierra Léone) et lusophone (Guinée Bissau, Cap Vert, Sao Tomé et Principe).

3. Au Mali comme au Burkina, il existe une forme de tradition des militaires anticoloniaux parvenus au pouvoir (Sankara ou Sanogo). En revanche, cette explication ne tient pas pour le Niger. Qu’est-ce qui explique que l’armée nigérienne se soit lancée enfin dans le processus de décolonisation ? Et pourquoi, alors que traditionnellement en Afrique de l’Ouest, les militaires anticolonialistes sont souvent des officiers subalternes, comment se fait-il qu’au Niger ce soient des officiers généraux ?

André Bourgeot:  Je ne mettrais pas au même niveau le Capitaine burkinabé Thomas Sankara et celui du Capitaine malien Amadou Aya Sanogo. Le premier était un authentique patriote révolutionnaire devenu une icône. Il fut assassiné par un de ses proches (le capitaine Blaise Compaoré) avec l’aide de la France, le 15 octobre 1987. Le second, le Capitaine Sanogo, resta au pouvoir en tant que chef de l’État une vingtaine de jours pour devenir un homme d’influence au sein de l’armée qui le promut Général de Corps d’armée en août 2013.

Au Niger, depuis l’Indépendance acquise le 03 août 1960, cet État enclavé a connu cinq coups d’État militaire et deux tentatives.

Le 1er perpétré par le lieutenant-colonel Seyni Kountché en 1974 ; le 2ème en 1996 par le colonel Ibrahim Baré, le 3ème en 1999 par le commandant Daouda Mallam Wanké, le 4ème en 2010, par le commandant Salou Djibo et, enfin le dernier en date, le 5ème en 2023, par le général Tchani qui intervient dans une grande complexité nationale et sous régionale qui nécessiterait de longs développements que je ne ferai pas ici.

À ces 5 coups d’État réussis s’intercalent deux tentatives en 2015 et 2021 ce dernier initié par le capitaine Sani Gourouza.

D’une manière générale la pratique des coups d’État est devenu une tradition dans tous ces pays Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso, Tchad qui évoluent tous (à des degrés différents) dans l’immensité de l’espace saharo-sahélien découpé en frontières arbitraires poreuses et flexibles. Le Sahara ne se laisse pas pacifiquement enfermer dans des frontières qui délimitent symboliquement des territoires nationaux riches en ressources extractives, mas c’est là une autre Histoire….

4. Pourquoi le réveil anticolonial des populations africaines se fait-il en ce moment ?

André Bourgeot: Ce réveil anti colonial intervient dans un contexte où la crise du capitalisme mondialisé s’approfondit et prend un caractère systémique. Des forces politico-militaires issus de coups d’État anticoloniaux (Mali, Burkina, Niger) revendiquent et affirment leur souveraineté politique en repoussant diverses tutelles d’une France dont la conception des relations avec ces pays devenus « indépendants », demeure non pas « paternaliste » mais néocoloniale.

 En conséquence on peut considérer que, dans un premier temps, ces forces se libèrent du carcan néocolonial en rompant toutes relations (diplomatique, politique, militaire et culturelle) avec la France au profit de nouveaux acteurs essentiellement russes par notamment la milice Wagner alors dirigée par feu Prigogine et proche du Président Poutine.

Mais, pour l’heure ces forces n’ont pas encore milité pour l’instauration d’une souveraineté économique visant à s’émanciper de la rationalité capitaliste.

Par ailleurs, des conflits se manifestent un peu partout révélant de multiples crises aux natures différentes. La guerre russo-ukrainienne a contribué à déstabiliser le « bloc » occidental et les sanctions contre la Russie de Poutine n’ont pas eu l’impact recherché. En effet, pour revenir au continent africain, un nombre important de ses États a refusé leur application. Ce refus a révélé une modification des rapports de force politiques internationaux au détriment du « bloc » occidental sous influence états-unienne. C’est, globalement, dans ces contextes qu’interviennent les coups d’État militaires en chaîne d’abord au Mali (qui considère qu’il s’agit d’une insurrection populaire) en 2020 et 2021, (au Burkina Faso en septembre 2022 et au Niger en juillet 2023.

Les raisons apparentes qui ont présidé aux putschs concernent les mauvaises gouvernances nationales associées à la démocratie élective « truquée », leur incapacité à combattre significativement les groupes armés salafistes djihadistes, et leur dépendance à l’égard e la France.

Ces circonstances ont provoqué, au Mali, des manifestations de masse révélant non un sentiment anti français comme les ont désignés les médias à longueur d’ondes, mais un rejet de la politique mise en œuvre par l’hexagone, ce qui a provoqué des ruptures diplomatique, politiques et militaire avec la France incarnée par un Président arrogant, condescendant, qui s’est comporté comme un gouverneur de l’époque coloniale.

Au Burkina et au Niger, ces sont, globalement les mêmes raisons assorties de particularités historiques nationales qui ont conduit les juntes au pouvoir. Ainsi, ce n’est qu’au Tchad, en Côte d’Ivoire et à Djibouti que des casernes françaises se maintiennent.

Dans ces conditions, le recours à la notion de décolonisation recèle une pertinence certaine au plan politique.

5. Qu’est-ce qui explique vraiment l’intervention militaire française dans la région, avec notamment l’opération Barkhane ? Et quel bilan peut-on tirer de la lutte affichée contre les milices maffieuses islamistes de l’armée française ?

André Bourgeot: Initialement, au Mali, ce fut en conformité avec la Constitution, que le présent de l’Assemblée nationale occupa le poste et les fonctions de Président de la République par intérim qui sollicita l’intervention militaire française en janvier 2023 dont l’objectif réclamé était de mettre un coup d’arrêt aux avancées des groupes djihadistes qui auraient menacés Bamako. Le Président Hollande approuva la demande qu’il légitima également par la nécessité de protéger les 5.000 ressortissants français présents au Mali.  Cette opération dénommée Serval (2013-2014) qui est un petit félin carnivore (un « chat tigre ») des savanes africaines, précéda l’opération Barkhane (2014-2022) étendue à la Mauritanie, au Niger, au Burkina Faso et au Tchad.

Le succès factuel de Serval qui stoppa l’avancée des groupes djihadistes entraîna une liesse populaire brandissant une multitude de petits drapeaux tricolores. Ce fut de courte durée lorsque les autorités maliennes découvrir une collusion entre les ex rebelles touaregs indépendantistes du MNLA (Mouvement National de libération L’Azawad) qui demandèrent à l’opération Serval d’empêcher l’entrée des Forces armées maliennes (les FAMAs) de rentrer dans Kidal, fief des séparatistes.

Quant à Barkhane ce fut un échec. Non seulement les groupes armés djihadistes ont proliféré dans le territoire national mais, de surcroît contrôlent le septentrion malien et, enfin, leur influence et leur présence active s’est diffusée au Burkina Faso et au Niger.

6. Que peut-on penser de l’Alliance des États du Sahel ? Pourquoi la Guinée, qui semble dirigée par des militaires en phase avec ceux des trois pays de l’alliance n’est pas tentée d’y participer ?

André Bourgeot: Le cas de la Guinée depuis Sékou Touré est à part. J’ignore les raisons pour lesquelles cet État qui partage plus de 800 km de frontières avec le Mali n’ait pas été une des composantes de l’Alliance des États du Sahel (AES). Il semblerait que les relations guinéo-maliennes soient timides….

L’AES intervient dans un contexte où le capitalisme mondialisé traverse une crise systémique dont les retombées se manifestent dans certains États d’Afrique de l’Ouest (Mali, Burkina , et Niger) qui ont connu des coups  d’État militaire à caractère nationaliste populiste qui, pour l’heure, touche aux libertés d’expression, bafoue la démocratie, pratique aisément l’emprisonnement, piétine les droits de  l’homme qui, pour certains d’entre eux, est assimilée à la « mission civilisatrice », fleuron légitimateur de la colonisation. De surcroît ces militaires (en association avec les milices russes de Wagner,) sont accusés de massacres sur des populations civiles notamment sur des Peuls.

Pourtant, l’AES a pour objectif la solidarité interactive pour eux-mêmes et pour d’autres États qui les solliciteraient. Cette Alliance s’inscrit à l’encontre de la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), entité sous régionale assimilée par l’opposition à un « syndicat des chefs d’États » placé sous l’influence française. C’est en la menaçant d’intervenir militairement si d’aventure elle envoyait ses militaires au Niger pour rétablir l’ordre constitutionnel. La menace s’est révélée efficiente car il n’y a pas eu d’intervention militaire L’autre aspect à porter à l’actif de l’AES réside dans les décisions de la Cédéao de lever un certain nombre de sanctions imposées aux trois pays troublions qui composent cette alliance.

Cette situation inédite, illustre la modification des rapports de force politiques visant, à leur niveau, à la mise en place d’un nouvel ordre mondial ancré dans l’affirmation de leur souveraineté politique solidaire récemment conquise. S’agit-il d’une véritable décolonisation ? Pour l’heure il leur reste à œuvrer pour une souveraineté économique ce qui impliquerait la création, dans chaque État, d’un ministère du plan. Or, d’ores et déjà, l’Alliance a annoncé sa volonté de créer une nouvelle monnaie dégagée du Franc cfa et du futur Éco. Vœux pieux ou utopie réalisable ?… Ont-ils des réserves financières suffisantes ? Rappelons que feu Colonel Kadhafi avait eu pour objectif de créer une nouvelle monnaie susceptible d’engager des processus financiers et économiques de « dédollariser » l’économie mondiale. Mais le guide de la Jamahiriya libyenne en détenait les réserves financières…. Il fut assassiné le 20 octobre 2011 à Syrte. Je suppute que cette nouvelle monnaie sans nom proposée par l’AES a dû faire l’objet de prises de contact avec les BRICS initiés par le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine (d’où son acronyme britannique avec en final un « s » signifiant le pluriel) auquel viennent de s’adjoindre Iran, Égypte, Éthiopie, Arabie Saoudite, Émirats arabes unis formant les BRICs+ qui lancent un nouveau système de paiement basé, entre autres sur les cryptomonnaies.

Ces États se positionnent en précurseur d’un changement radical qui esquisse les contours d’un nouvel ordre économique mondial. L’AES en est-il partie prenante à son niveau ou en serait-il dans un proche avenir ? Quoiqu’il en soit, une nouvelle donne économique et financière frémit avec la proposition nigérienne d’acheminer son gasoil vers ses voisins environnants : voilà un bel exemple de nouvelles relations commerciales sud-sud prônées par des partis politiques occidentaux aux intentions révolutionnaires : l’Histoire est en train de se faire avec de prometteurs balbutiements. Si tel en était le cas, alors la souveraineté économique conquise, permettrait d’insérer des États africains aux marchés internationaux libérés des devises dominantes.

Enfin, dans un contexte politique et militaire mondialisé  en transformation, il convient d’être attentif aux rôles assurés d’un côté,  par l’Organisation  de Coopération de Shangaï (OCS) initiée en 2001 par le tandem « Chine-Russie » (qui partagent 4300 km de frontières communes) regroupant dans un premier temps quatre États d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan et Ouzbékistan), élargi à l’Inde en 2016 et à l’Iran en 2021 et de l’autre, par les BRICs+ dont les sièges sont localisés à Shangaï. Quant à ces deniers, leur démarche est basée sur les technologies les plus modernes telles que les monnaies numériques. Si oui, l’AES aurait adopté une stratégie avant-gardiste qui ridiculiserait le mari de Carla Bruni qui affirmait que les « Africains n’étaient pas encore rentrés dans l’Histoire »….

Toutefois, ces situations révèlent de profondes contradictions difficiles à comprendre et à analyser. L’une d’elle m’interpelle : comment l’Alliance des États du Sahel qui activement et concrètement met en œuvre une politique de mise en place d’un nouvel ordre mondial, peut-elle notamment au Mali, appliquer une politique intérieure réactionnaire qui bafoue les libertés d’expression, utilise systématiquement la répression, emprisonne le débat, bâillonne le peuple qui l’a pourtant porté aux pouvoirs d’État par une « insurrection populaire ». S’agirait-il d’une souveraineté spécifiquement militaire qui appliquerait des formes de dictature encore plus fermes que celles du Général Moussa Traoré (1961-1991) porté aux pouvoirs d’État par des mouvements populaires et démis de ceux-ci par le même peuple épuisé ?

7. Historiquement, l’Afrique de l’Ouest a connu des dirigeants anticoloniaux marxistes ou sympathisants du marxisme : Kwame N’Krumah, Amilcar Cabral, Thomas Sankara, etc. ; que reste-t-il de cet héritage ?

André Bourgeot: Que reste-t-il de cet héritage marxiste incarné par les dirigeants anticoloniaux ? Tous ces personnages cités dans votre question, sont considérés comme des héros de la lutte anticoloniale et comme de fervents patriotes indépendantistes désintéressés soucieux de l’intérêt général public. Mais cette considération historique souvent explicite, est trop souvent expurgée des fondements marxistes qui les animaient. L‘ancrage idéologique tend à se dissiper au profit de raisonnements analogiques qui oublient l‘analyse dialectique des situations politiques nationales et mondiales concrètes et nécessaires aux luttes émancipatrices des peuples concernés.

Tous ces noms appartiennent à l’Histoire des décolonisations dans un contexte du monde organisé en « blocs » antagoniques où les luttes politiques émancipatrices étaient ancrées dans le marxisme considéré comme référent idéologique (au sens politique du terme) libérateur.

Aujourd’hui, les rapports et références au marxisme se font lointaines, y compris en Occident et s’inscrivent dans des groupes politiques minoritaires. Pourtant, la crise systémique du capitalisme mondialisé s’illustre par de nouvelles formes éparpillées de luttes de classes au niveau mondial.

Source: https://www.sitecommunistes.org/index.php/monde/afrique/2682-un-entretien-avec-andre-bourgeot-anthropologue-directeur-de-recherche-au-cnrs-sur-la-situation-au-sahel

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/un-entretien-avec-andre-bourgeot-anthropologue-directeur-de-recherche-au-cnrs-sur-la-situation-au-sahel-prc-11-03-24/

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