Un nouveau délit menace la liberté d’expression sur Internet (médiapart-29/03/24)

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© Photo Sébastien Calvet / Mediapart

Le Parlement s’apprête à créer un « délit d’outrage en ligne ». Passible d’un an de prison, cette infraction aux contours flous pourra être également sanctionnée d’une amende forfaitaire. Loin de lutter contre le seul cyberharcèlement, elle punira des propos tenus en ligne sur des critères larges.

Par Pierre JANUEL.

eLe 10 avril, l’Assemblée nationale devrait adopter définitivement le projet de loi visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique. Un texte aux mesures très diverses qui contient, à l’article 5 bis, un nouveau délit qui pose question : l’« outrage en ligne ».

Cette nouvelle infraction punira d’un an de prison et de 3 750 euros d’amende « le fait de diffuser en ligne tout contenu qui soit porte atteinte à la dignité d’une personne ou présente à son égard un caractère injurieux, dégradant ou humiliant, soit crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ».

Le délit est donc très large, puisqu’il punira d’un an de prison des propos ni injurieux ni humiliants, mais qui créent une « situation intimidante, hostile ou offensante » contre une personne. Des notions très floues, qui peuvent concerner un nombre important de propos. D’autant que le texte cible tous les contenus « diffusés en ligne », y compris sur des boucles WhatsApp privées. Ce délit est également curieusement construit, puisque sont exclus les cas où les propos relèvent de certaines infractions déjà punies par la loi : menace, harcèlement, injure raciale.

À l’origine de cet amendement venu du Sénat, le centriste Loïc Hervé veut lutter contre le cyberharcèlement, « un phénomène massif qui touche énormément de nos compatriotes, sans jamais [qu’on puisse] y répondre ». Pour créer ce délit, il s’est donc inspiré de l’outrage sexiste et sexuel. Or, pour l’outrage en ligne, il ne sera pas nécessaire que le propos ait une connotation sexuelle ou sexiste. Il suffira qu’il ait créé à l’encontre de la personne « une situation intimidante, hostile ou offensante ». Et contrairement au délit de harcèlement, déjà puni par la justice, un propos isolé pourra être sanctionné.

Un nouvel outil extrêmement lourd de restriction de la liberté d’expression.

Arié Alimi, avocat

L’avocat spécialisé en droit de la presse Tewfik Bouzenoune note plusieurs problèmes que pose cette nouvelle infraction. « La notion de “situation intimidante hostile ou offensante” renvoie au ressenti de la personne visée par les propos. Elle est très subjective. Or, en matière pénale, les infractions doivent être précisément rédigées pour éviter l’arbitraire. » Autre crainte : l’outrage sexiste permettra de contourner la loi de 1881 sur la presse qui encadre les délits d’expression comme l’injure et la diffamation. « Certaines injures pourront ainsi être poursuivies au titre de la loi de 1881 et au titre de l’outrage en ligne. » Or la loi de 1881 prévoit des règles spéciales, pour protéger la liberté d’expression, ce qui ne sera pas le cas ici.

Pour Arié Alimi, avocat et membre du bureau national de la Ligue des droits de l’homme, « c’est un nouvel outil extrêmement lourd de restriction de la liberté d’expression » : « Cette nouvelle incrimination est radicalement contraire au principe constitutionnel qui impose une définition stricte des infractions en vue d’assurer une sécurité juridique et d’éviter l’arbitraire des poursuites. »

D’autant que l’outrage en ligne, comme l’outrage sexiste, pourra être puni par une amende forfaitaire délictuelle (AFD) de 300 euros. Un type d’amende déjà très contesté, notamment par la Défenseure des droits, Claire Hédon.

Dans une décision-cadre, elle recommandait d’abroger les AFD, une procédure aux mains des agentes et agents verbalisateurs. Cela « conduit à la mise à l’écart du procureur et du juge et à donner un pouvoir considérable aux policiers et aux gendarmes ». Alors même que la « délivrance d’une AFD est juridiquement une condamnation, sans que la personne ait comparu pour être jugée ». Pour Claire Hédon, « il en résulte inévitablement un risque d’arbitraire et de disparités de traitement ». Et la Défenseure des droits de souligner des « erreurs récurrentes de qualification juridique des faits ».

Contacté, Loïc Hervé défend son amendement : « L’intérêt de l’article réside dans la possibilité de recourir à l’AFD, qui répond à l’inefficacité des procédures judiciaires classiques pour injure et harcèlement. » Pour lui, « l’AFD permet une réponse pénale rapide, mais qui suppose de l’auteur l’acceptation de la peine. Si l’auteur n’accepte pas l’AFD, il y aura une judiciarisation classique ». Pour lui, le dispositif est proportionné et « l’échelle des peines est rigoureusement respectée ».

Un article supprimé par les députés

L’outrage en ligne figure dans le texte final de la loi Espace numérique, alors que les député·es s’y sont opposé·es. Initialement adopté par le Sénat, contre l’avis du gouvernement qui soulignait le flou de l’infraction, le passage à l’Assemblée a ensuite été plus délicat. D’abord fortement remanié en commission, pour ne conserver que l’aspect « amende forfaitaire délictuelle », l’article 5 bis a été supprimé par les député·es en séance. Des amendements venus de groupes très différents (Les Républicains, MoDem, Nupes et Rassemblement national) ont ciblé l’outrage en ligne et les amendes forfaitaires délictuelles. Par 138 voix contre 72, l’article 5 bis a été supprimé.

Mais ce projet de loi a connu un parcours plein de rebondissements. Après son adoption à l’Assemblée en octobre, il a dû patienter plusieurs mois pour des soucis de conformité avec le droit européen. Le texte a finalement été étudié mardi 26 mars en commission mixte paritaire, réunissant député·es et sénateurs et sénatrices. Les parlementaires sont arrivé·es à un compromis… en réintégrant le délit d’outrage en ligne à la demande du Sénat.

Adopté par la commission mixte paritaire, cet article 5 bisdevrait, sauf coup de théâtre, figurer dans le texte final. Mais le Conseil constitutionnel, au nom de la liberté d’expression, pourrait considérer que ce nouveau délit n’est ni adapté ni proportionné. Par ailleurs, pour les «Sages», la procédure d’AFD n’est applicable qu’aux délits « aisément constatables ». Ce qui n’est pas le cas de cette nouvelle infraction, qui laisse beaucoup de marge d’appréciation aux forces de police.

Pierre JANUEL

Source: https://www.mediapart.fr/journal/france/290324/un-nouveau-delit-menace-la-liberte-d-expression-sur-internet?utm_source=article_offert&utm_medium=email&utm_campaign=TRANSAC&utm_content=&utm_term=&xtor=EPR-1013-%5Barticle-offert%5D%20%20&M_BT=1568890895419

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