Une (post)colonie au XXIe siècle (1/6)-Mayotte, chronique d’une colonisation consentie (AfriqueXXI-23/04/23)

Lors d’un meeting en faveur du statut de département en 2009 à Mayotte

Cet article est une version actualisée et enrichie d’un document publié par le Centre de recherche sur les sociétés de l’océan Indien (Cresoi, Université de La Réunion) en 2008.

Par Rémy CARAYOL(*)

Histoire · Dans les années 1960, alors que l’archipel des Comores se dirige vers l’indépendance, l’élite politico-économique de Mayotte met en œuvre un puissant lobbying pour se séparer des autres îles et obtenir la départementalisation. Aidée par les nostalgiques de l’Empire français et par le contexte géopolitique, elle finira par l’emporter au prix de nombreuses violences.

Symboliquement, la séparation de Mayotte avec les trois autres îles de l’archipel des Comores (Anjouan, la Grande Comore et Mohéli) débute le 2 novembre 1958. Depuis quelques mois, Georges Nahouda, membre d’une famille créole (mère originaire de l’île Sainte-Marie, au large de Madagascar, père européen) et personnalité parmi les plus influentes de l’île, entreprend de convaincre les notables mahorais de l’intérêt à revendiquer la départementalisation au sein de la République française. Après avoir été dirigé par le régime de Vichy durant la Seconde Guerre mondiale, puis libéré par les Britanniques, l’archipel des Comores, conquis au XIXe siècle en plusieurs étapes par la France et un temps rattaché à la colonie de Madagascar (de 1912 à 1946), est régi depuis 1946 par le statut de territoire d’outre-mer (TOM), et semble devoir se diriger vers l’indépendance comme la plupart des autres possessions de l’Empire français. Ce 2 novembre 1958, des dizaines d’hommes (chefs de village, dignitaires religieux) se réunissent dans le village de Tsoundzou pour participer à ce que l’on nommera plus tard le « Congrès des notables », et décident de défendre la départementalisation de Mayotte. Ce qui est l’aboutissement du lobbying de Georges Nahouda marque le début d’un mouvement qui bouleversera le destin de l’archipel.

Il y eut tout de même un prologue à cette histoire. Le 14 mai 1958, l’Assemblée territoriale des Comores vote le transfert de la capitale de Dzaoudzi, sur l’île de Mayotte, vers Moroni, sur l’île de la Grande Comore. Les 26 élus d’Anjouan, de Mohéli et de la Grande Comore votent pour. Les 4 représentants mahorais s’y opposent. Cité comme l’une des causes majeures du séparatisme mahorais, ce transfert est décrit à Mayotte comme un acte brutal d’humiliation et de domination de la part des Wangazidja (les habitants de la Grande Comore, dont le nom comorien est Ngazidja). Selon les partisans du séparatisme, la responsabilité en incombe à Saïd Mohamed Cheikh, alors député des Comores et principal dirigeant politique du TOM. En réalité, l’administration française a évidemment eu son mot à dire.

L’archipel des Comores est constitué de quatre îles. 70 km séparent le nord de Mayotte et le sud d’Anjouan.

« Moroni n’est pas devenue la capitale des Comores par la volonté d’un individu, ni même de ses habitants, ni par une démarche volontaire effectuée par les Wangazidja ou un pouvoir politique », affirme l’historien Damir Ben Ali1. En 1958, le territoire jouit d’une relative autonomie administrative et financière depuis les lois Defferre de 1956 et 1957. La centralisation des bureaux administratifs à Dzaoudzi pose problème, alors que les décisions politiques se font à Moroni. « Avant de rejoindre leur domicile et leur bureau à Moroni, les ministres doivent donner une délégation de signature aux chefs de service [qui siègent à Dzaoudzi], tous Européens, afin d’assurer l’exécution des décisions. L’administrateur supérieur et ses collaborateurs continuent donc à détenir la réalité du pouvoir et à gérer les affaires du territoire à leur guise », indique Damir Ben Ali. Une situation inacceptable pour les élus locaux, qui revendiquent plus d’autonomie dans un contexte mondial dominé par les mouvements de décolonisation.

D’autres raisons peuvent expliquer la volonté de Saïd Mohamed Cheikh de transférer la capitale – certains avancent son chauvinisme, d’autres un calcul politique2 –, mais il est clair qu’il n’aurait pas pu obtenir ce transfert sans l’aval de l’administration. Zoubert Adinani, l’un des quatre représentants de Mayotte à l’Assemblée territoriale de 1967 jusqu’à l’indépendance, en 1975, figure emblématique du combat pour « Mayotte française », reconnaissait lui-même en 2006 que « sans l’aval du gouvernement français, ce transfert n’aurait jamais eu lieu »3.

Les intérêts de l’élite créole

Les conséquences sociales d’une telle décision seront très lourdes, mais elles n’interviendront que progressivement. Les conséquences politiques, elles, sont très rapidement perceptibles. Dans l’esprit de Cheikh, ce transfert doit préparer l’indépendance, mais celle-ci peut encore attendre. Lorsque, quelques mois plus tard, les Comoriens sont appelés – comme l’ensemble des habitants des colonies françaises – à se prononcer sur leur avenir au sein ou hors de la République française, dans le cadre du référendum du 28 septembre 1958, ils votent à une très large majorité (97,32 % des suffrages) pour rester au sein de la Communauté. Les élus territoriaux optent dans la foulée pour le statu quo, c’est-à-dire le statut de TOM4. Georges Nahouda et les dirigeants mahorais ne l’acceptent pas.

Une indépendance dans le cadre de l’archipel serait synonyme, selon Nahouda, de domination des autres îles sur Mayotte. Jacques Saïdani, qui fut un proche collaborateur de Nahouda, affirmait en 1996 : « Pour lui, indépendance signifiait désastre économique et asservissement des Mahorais. »5 Le désastre économique, en l’occurrence, les concernait directement, lui et les quelque créoles qui avaient des intérêts sur cette île. Cette élite catholique, en appelant à la départementalisation, « défend ses propres intérêts davantage que ceux de la population dans son ensemble, musulmane, non francophone et peu au fait des conséquences qu’engendrerait une assimilation politique et juridique », rappelle le sociologue Nicolas Roinsard6.

Pour ce faire, Nahouda réunit le « Congrès des notables », qui aboutit à la naissance de l’Union de défense des intérêts des Mahorais (UDIM), qui deviendra le Mouvement populaire mahorais (MPM) quelques années plus tard. Fin tacticien, il a su rallier les principaux dignitaires de l’île. « Pour contrôler le pays, il suffit de contrôler la classe des notables, écrivait en 1976 Jean Charpantier. En effet, dans chaque village, les vieux et les notables délibèrent avant chaque élection, comme pour régler tous les problèmes du village, et la délibération ne cesse qu’après l’adoption d’une position unanime. Le vote unanime par village est donc la règle, sauf conflit insoluble. »7 À Mayotte, à cette époque, seule une petite minorité est en mesure de lire et de comprendre le français.

Sentiment de révolte

Après la mort de Nahouda dans des circonstances non élucidées quelques mois après le rendez-vous de Tsoundzou, la génération suivante reprend le flambeau, parmi laquelle son neveu, Marcel Henry. La détermination de ce dernier est décuplée lorsque Madagascar obtient son indépendance en juin 1960. L’île de Sainte-Marie, dont il est originaire, suit le destin de la Grande Île en dépit de l’opposition d’une partie de ses ressortissants8. Selon Jean Charpantier, les créoles installés à Mayotte voulaient à tout prix éviter de « subir » le même sort. Il leur fallait trouver « une solution transitoire, pour leurs intérêts propres », et chercher « surtout à obtenir des modalités d’indemnisation favorables en cas d’indépendance subite ». Pour l’historienne Mamaye Idriss, c’est plus du côté de La Réunion (devenue département d’outre-mer en 1946) qu’il faut se tourner pour expliquer « l’affection soudaine de l’élite locale » pour le statut de département. Elle cite le cas de Fernand de Villèle, greffier en poste à Mayotte au cours des années 1960 : grand propriétaire foncier à La Réunion, issu d’une famille aristocrate installée dans l’océan Indien au XIXe siècle, il « avait tiré un avantage substantiel de la hausse soudaine des prix du foncier à la suite de la départementalisation de l’île » et il « comptait en tirer profit de la même façon à Mayotte », affirme la chercheuse9.

Marcel Henry, en 2009.

Les créoles peuvent compter sur un sentiment de révolte chez les Mahorais qui ont un certain bagage scolaire ou professionnel, et qui n’acceptent pas la domination, dans les sphères politiques et économiques, des Anjouanais et des Grand-Comoriens. « Ils avaient tout, affirmait au crépuscule de sa vie Younoussa Bamana, figure emblématique de la lutte séparatiste. Au lycée Galliéni, à Madagascar [où étaient envoyés les meilleurs élèves de l’archipel, NDLA], on était deux Mahorais, il y avait un Mohélien, et le reste, c’étaient des Anjouanais et des Grand-Comoriens. Il y avait des quotas. Déjà, j’avais alors 16 ans, je me suis dit que ce n’était pas normal. »10

Petit à petit, les Mahorais ayant poussé leurs études intègrent les rangs de l’UDIM, seul parti structuré à Mayotte : Younoussa Bamana, Saïd Toumbou, Zoubert Adinani, et surtout Souffou Sabili, écrivain-interprète dans l’administration, qui en devient le secrétaire général. Mais lorsque approchent les élections territoriales de 1962, au cours desquelles les habitants de l’archipel doivent élire leurs députés à l’Assemblée territoriale, deux camps s’affrontent au sein du mouvement. « Souffou Sabili n’est pas tombé d’accord avec Marcel Henry », indiquait Saïd Toumbou en 200711. Les raisons originelles de ces divergences qui marqueront les années 1960 restent floues. Elles se situent peut-être au niveau du degré de « départementalisme » de chacun : alors que dans l’esprit d’Henry, fidèle à celui de son oncle, le statut de département représentait une fin en soi – et l’assurance de rester au sein de la République française –, pour Sabili, il s’agissait surtout d’un moyen d’équilibrer la balance entre les îles. Pour Henry cependant, Sabili, qui tenait un discours virulent à l’égard de la France, était un indépendantiste. « [Sabili] était plus connu pour son soutien au président du conseil de gouvernement territorial, Saïd Mohamed Cheikh, ainsi que pour ses positions anticolonialistes et indépendantistes », abonde Mamaye Idriss. Des notes des Renseignements généraux de l’époque le qualifiaient de « subversif »12.

Un moyen de pression

Aux élections d’avril 1962, c’est la liste de Souffou Sabili, le secrétaire général de l’UDIM, qui l’emporte. La revendication départementaliste est mise en sourdine. À la Chambre des députés, à Moroni, « nous ne parlions pas encore de nous séparer », assurait Saïd Toumbou en 2007. Il s’agissait surtout, pour les élus de Mayotte, de s’assurer une forme d’autonomie vis-à-vis de Moroni:  En fait, nous demandions simplement que le gouvernement français nous accorde notre autonomie financière. Que Mayotte soit détachée des Comores de façon à pouvoir gérer son propre budget. […] Quand j’étais député, je disais aux autres députés : « Il faut se partager la part du gâteau. » Déjà la France donnait peu, mais quand il y avait 100 francs à se partager entre les îles, nous on avait 1 franc, et les Mohéliens 1 franc. Le but était donc de se dégager de la Grande Comore. Quand on demandait quelque chose, nous les Mahorais, on n’était jamais écoutés.« L’existence d’une double administration, composée de l’autorité territoriale, d’une part, et de l’autorité française (ou haut-commissariat), d’autre part, offrait plusieurs recours, souligne Mamaye Idriss. Ainsi, sous couvert de loyalisme et d’allégeance à la France, [les notables mahorais] comptaient sur l’autorité française afin que celle-ci intercède en leur faveur auprès du gouvernement territorial. » Pour la chercheuse, la revendication départementaliste n’est alors qu’un moyen de pression : « Elle apparaît uniquement en cas de conflit avec l’autorité locale, pour disparaître lorsque les leaders [mahorais] obtiennent quelques satisfactions : l’attribution d’un poste au sein des institutions territoriales, par exemple. Revendiquer le département fait office de protestation face à une situation particulière et constitue, en ce sens, un artefact cachant à la fois une critique de l’élite locale et, dans un second temps, le rejet des autres îles de l’archipel. »Le transfert de la capitale et ses conséquences socio-économiques vont changer la donne. Si, jusqu’en 1964, le slogan « Mayotte département » reste confiné au petit cercle des élites politiques, il prend une autre dimension lorsque le transfert est effectif. « En 1961-1962, on construisait les bâtiments à Moroni. Les employés restaient encore à Dzaoudzi [à Mayotte]. Ce n’est que vers 1964-1965, quand les fonctionnaires sont partis à Moroni [en Grande Comore], que le vide s’est fait sentir », témoignait Zoubert Adinani. Le rocher de Dzaoudzi – et avec lui les villes de Pamandzi, Labattoir et Mamoudzou – est orphelin de ses fonctionnaires, partis à la Grande Comore. « Quand je suis arrivé, en 1961, il y avait de la vie à Mayotte. Il y avait du monde, du travail. Mais en 1966, il n’y avait plus personne. À chaque bureau qui fermait, tout le monde en parlait en Petite-Terre et à Mamoudzou », ajoutait Zoubert Adinani.

« Le temps du silgom »

Absentes du débat en 1958, les femmes entrent en scène à partir de ce moment-là. « Les hommes ont commencé à être envoyés à Moroni. À Pamandzi, il y avait beaucoup de boys qui devaient suivre leur patron. Beaucoup de fonctionnaires ont dû partir aussi. La Petite-Terre s’est vidée de ses hommes. Les femmes se sont retrouvées seules », affirmait Younoussa Bamana en 2006. À Moroni, les maris des Mahoraises restées dans leur île trouvent d’autres femmes – la rareté des déplacements et la polygamie le leur permettent. Mais ces vexations d’ordre conjugal ne sont rien en comparaison du marasme économique qui touche l’île depuis des années. Les pénuries – que nombre de Mahorais attribuent aux riches commerçants anjouanais et grand-comoriens – sont nombreuses : « À l’hôpital, il n’y avait pas de nivaquine et de toute façon il n’y avait même pas d’infirmiers valables. Dans les boutiques […] il n’y avait rien ! Nous disions : “Si cela continue, nous allons mourir” », racontait Aicha Sidi, une ancienne « chatouilleuse » (le nom donné aux militantes engagées, parfois violemment, dans le mouvement pour « Mayotte française »), dans les années 1990.

De fait, le transfert de la capitale n’a été suivi d’aucune mesure compensatoire. « S’il y avait eu un projet pour donner du travail ou attirer de nouveaux travailleurs […] cela n’aurait pas eu ces conséquences. Les gens auraient accepté, estimait Zoubert Adinani. Ce qui a poussé les gens à se révolter, c’est que rien n’a été fait pour prévenir les conséquences de ce transfert. » Les Mahorais appellent encore aujourd’hui cette période « le temps du silgom », « car la faim conduisait à cueillir des fruits à pain qui n’étaient pas encore arrivés à maturité et qui étaient collants comme du chewing-gum », expliquait Zoubert Adinani. « Les femmes de Pamandzi et de Labattoir, qui se sont retrouvées sans mari, sans argent pour élever leurs enfants, se sont demandé : “Comment allons-nous vivre ?” témoignait Younoussa Bamana. Alors elles se sont réunies pour réfléchir à comment faire, comment s’en sortir. » Le rapport de forces va dès lors être modifié : d’une revendication politique éloignée des problèmes quotidiens, n’ayant que peu de chances d’aboutir, la départementalisation deviendra un leitmotiv partagé par de nombreuses femmes. Tenues en marge du débat politique jusque-là, elles vont désormais jouer un rôle majeur dans le combat pour « Mayotte française », avec la bénédiction – et même l’instrumentalisation – du camp de Marcel Henry.

Ce dernier comprend rapidement l’intérêt de les mettre en avant. « Le génie de Marcel Henry, c’est d’avoir constitué en organisation politique parallèle du Mouvement populaire mahorais [MPM] cette donnée sociologique », analysait en 1976 Jean Charpantier. « En 1966, ce sont [les femmes] qui ont popularisé le combat et le parti. Elles se sont révoltées contre l’administration territoriale de l’époque, qu’elles ont accusée d’être la cause de leurs privations. Elles se sont dit : de deux maux, nous préférons la colonisation française plutôt que la domination des Comores », témoignait Younoussa Bamana. Dès lors, le combat pour « Mayotte française » prend une tout autre forme.

Le « coup monté » de Marcel Henry

En 1967, les principaux dirigeants de l’UDIM restent divisés sur la stratégie à adopter. Le renouvellement du Conseil général approche, et Marcel Henry (qui avait été défait en 1962) compte bien gagner les élections cette fois. Il reproche à Sabili et à Toumbou de vouloir collaborer avec Moroni, et va profiter d’un événement pour les fragiliser : le 4 février 1967, les « chatouilleuses » font le siège de l’antenne locale de l’ORTF (la radio-télévision publique) en guise de protestation contre le déficit de mesures sociales et scandent ce qui deviendra le slogan de leur lutte : « Nous voulons rester français pour être libres ». La manifestation dégénère. Souffou Sabili et Saïd Toumbou tentent de calmer les esprits. « Je me suis rendu sur place pour essayer, avec l’aide de Souffou [Sabili], de raisonner les manifestantes, mais l’adversaire politique [le clan de Marcel Henry, NDLA] poussait toujours celles-ci à adopter une attitude intransigeante envers nous », expliquait Saïd Toumbou en 1988. À la suite de cette manifestation, Sabili et Toumbou – qui sont encore députés à l’époque – sont arrêtés et jugés : ils écopent respectivement de six et quatre mois de prison. « Alors qu’on a essayé de calmer les femmes, c’est nous qui avons été jugés coupables », dénonçait Toumbou en 2007, avant d’évoquer « un coup monté par Marcel Henry ». « Il a exploité [le transfert de la capitale, NDLA] pour faire croire à la population que nous étions d’accord avec les décisions prises à l’encontre de Mayotte. C’est lui qui a poussé les femmes à se révolter ! »

Quelques mois plus tard, alors que Toumbou et Sabili sont en prison, la liste de Marcel Henry l’emporte. Avec les trois autres députés mahorais, Younoussa Bamana, Abdallah Houmadi et Zoubert Adinani, Henry ne réclamera plus seulement la départementalisation, mais bien la séparation de Mayotte d’avec les trois autres îles de l’archipel. Cette même année, les leaders du MPM (le nouveau nom de l’UDIM), réunis dans une mosquée, jurent sur le Coran (y compris Marcel Henry, qui est catholique) que jamais ils ne trahiront la cause départementaliste, au cours de ce que l’on appelle le « Pacte de Sada ».

Saïd Toumbou.

Sabili et Toumbou rentreront au village après leur libération, puis se réengageront en politique, mais cette fois contre le MPM. En 1969, lors d’un grand congrès organisé à Ouangani, la population est appelée à choisir entre Henry et Sabili. Qualifié d’indépendantiste, Sabili est vaincu. « Après notre éviction de la scène politique mahoraise, nous avons adopté une attitude de stricte neutralité. Mais les nouveaux tenants du pouvoir nous dénigraient toujours. Ils nous taxaient d’“anti-Mahorais”. J’ai décidé alors de lutter contre leurs allégations en créant le mouvement des “serrer-la-main”, partisans du rapprochement avec les Comores », expliquait Toumbou. La naissance du mouvement « serrer-la-main » alimente les tensions. Face à eux, les séparatistes se font alors appeler les « soroda » (soldats).

« Soroda » contre « serrer-la-main »

Au tournant des années 1970, la revendication indépendantiste séduit la jeunesse comorienne. Les leaders politiques, plutôt frileux jusque-là, s’en emparent. À Mayotte, le MPM en est conscient : les « chatouilleuses », qui ont constitué des groupes dans chaque village, accentuent leur pression. Quand le chef de la subdivision de Mayotte, Ahmed Soilihi, considéré comme un « serrer-la-main », est appelé à Moroni par le président de la Chambre des députés, elles décident qu’il ne s’y rendra pas. Le 14 octobre 1969, des centaines de femmes – selon les témoignages oraux – se massent devant la jetée de Mamoudzou pour empêcher la délégation de prendre la barge pour se rendre à l’aéroport, situé sur l’île de la Petite-Terre. Un coup de feu retentit. Zakia Madi, jeune manifestante venue de Ouangani, tombe à l’eau et meurt. Elle est présentée depuis comme « la première martyre du combat pour “Mayotte française” ».

L’année 1973 est particulièrement heurtée, avec de nombreux affrontements entre « soroda » et « serrer-la-main ». Les leaders du MPM profitent de l’aversion de la population mahoraise envers Ahmed Abdallah – aversion liée au fait que ce riche commerçant d’Anjouan a acquis de nombreuses terres à Mayotte et est accusé d’avoir tenu des propos désobligeants envers les Mahorais – pour renforcer la cohésion de leur mouvement. La tournée dans l’île d’Abdallah, président de l’Assemblée territoriale depuis décembre 1972, va mettre le feu aux poudres. Lorsqu’il apprend qu’Abdallah donnera un meeting à Poroani le 25 juillet 1973, Younoussa Bamana décide d’agir : tandis que les femmes du village préparent à manger et que les jeunes montent le podium sur lequel s’exprimera Abdallah le lendemain, celui qui est à l’époque député de Mayotte à l’Assemblée territoriale arrive en barque et demande à ses partisans de tout détruire. S’ensuit une gigantesque bagarre qui durera toute la nuit. Plusieurs personnes sont blessées, sept sont hospitalisées. Après ces événements, Younoussa Bamana est arrêté le 15 août. Il sera condamné le 13 septembre à quarante jours d’emprisonnement.

La même année, quelques mois plus tôt, le village d’Acoua avait lui aussi été le théâtre d’affrontements entre pro-indépendance et pro-département. Acoua, dont le chef politique est Saïd Toumbou, est alors partagé en deux camps. Comme dans nombre de villages du nord de l’île, les indépendantistes sont plus nombreux qu’ailleurs. Après un incident a priori anodin – la mise en cause d’un dignitaire religieux d’Acoua par des militantes du MPM –, le village se déclare par solidarité « serrer-la-main ». En répression, les militants du MPM décident d’organiser une descente dans le village pour « mater » les « rebelles ». Quatorze villages envoient des leurs tandis que Toumbou organise la défense. En voulant repousser une offensive, Toumbou tire sur un « soroda », qui succombe. Il sera condamné à de la prison ferme.

Une indépendance inéluctable

Si la tension monte, c’est parce que l’heure de l’indépendance approche. Le 25 août 1972, le Comité spécial de l’ONU inscrit l’archipel des Comores sur la liste des territoires pour lesquels doit s’appliquer la « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance ». Une résolution de l’Assemblée territoriale, le 23 décembre 1972, puis une déclaration commune entre Paris et Moroni, le 15 juin 1973, préparent la future indépendance. Les « soroda » sont inquiets. Mais ils ont perçu une lueur d’espoir le 30 janvier 1972, lorsque le secrétaire d’État aux DOM-TOM du gouvernement Pompidou, Pierre Messmer, qui souhaite organiser un référendum île par île, leur a assuré, à Dzaoudzi, que : « Mayotte, française depuis 130 ans, peut le rester autant d’années si elle le désire »13.

À Paris, un intense lobbying mené par Marcel Henry, Adrien Giraud (descendant d’une famille de colons qui a rejoint sur le tard le MPM), et les militants de l’Action française, un mouvement royaliste d’extrême droite, via leur journal Aspects de la France, tente de convaincre les autorités françaises de conserver Mayotte. Pierre Pujo, une figure de l’Action française, et l’avocat Laurent Vallery-Radot, tous deux nostalgiques de l’empire colonial, organisent la propagande du MPM afin d’obtenir que le vote sur l’indépendance de l’archipel, qui ne fait plus de doute, soit considéré île par île, et non dans son ensemble. Ils montent le Comité de soutien pour l’autodétermination du peuple mahorais, reçoivent régulièrement des parlementaires (ainsi que le directeur de cabinet du président du Sénat, le très influent Alain Poher), et lancent une campagne de presse intitulée « 40 000 Français à sauver14 ». Ils peuvent compter sur les tâtonnements de l’exécutif, partagé sur la question, et sur des alliés puissants, parmi lesquels des figures du gaullisme telles que Pierre Messmer et Michel Debré (député de La Réunion), ainsi que sur la hiérarchie militaire.

Michel Debré, au côté de Charles de Gaulle.

L’armée milite en faveur de « Mayotte française ». Ayant eu accès aux fonds Foccart (les archives laissées après sa mort par Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » de Charles de Gaulle et de Georges Pompidou), Charly Jollivet indique que ces documents confirment l’intérêt de la marine française pour l’île, « suscité par la perte par la France en 1973 de sa principale base militaire dans la région, la base navale de Diégo-Suarez », après le coup d’État d’officiers marxistes à Madagascar15. Dans ce contexte, souligne le chercheur, les Comores, et plus particulièrement Mayotte, retrouvent aux yeux de Paris un intérêt stratégique qui avait déjà motivé les autorités françaises à coloniser l’archipel au milieu du XIXe siècle, notamment après la perte de l’île de France (l’actuelle île Maurice)16.

Charly Jollivet indique qu’en janvier 1967, le commandant en chef dans l’océan Indien « suggère de détacher Mayotte du reste des Comores (qui pourraient se voir accorder leur autonomie, voire leur indépendance) pour l’ériger en district de La Réunion ». Selon l’officier cité par Jollivet, cette option présenterait plusieurs avantages, dont le principal serait le « maintien de la souveraineté française dans la seule terre de l’archipel qui présente des possibilités exceptionnelles d’utilisation militaire [NDLA : notamment en raison du lagon qui entoure Mayotte]. Cette mesure devrait permettre à la France de continuer à contrôler le canal du Mozambique, dont l’importance ne fait que croître avec la mise en service des pétroliers géants et qui serait nécessairement utilisé en temps de guerre par suite de la fermeture ou de l’obstruction du canal de Suez ». Le ministère des DOM-TOM défend lui aussi le maintien de la France dans cette zone, mais selon un schéma différend : « Le ministère juge préférable de renforcer l’autonomie interne de l’archipel plutôt que d’opter pour l’indépendance pour “se maintenir dans le canal du Mozambique, région stratégiquement non négligeable” », indique Jollivet17.

Un lobbying payant de l’extrême droite

Mais ni Pompidou ni son successeur, Valéry Giscard d’Estaing, ne semblent vouloir procéder à la dislocation de l’archipel, qui serait contraire au principe de l’intangibilité des frontières issues de la colonisation. Un rude coup est porté au combat du MPM lorsque, candidat à la présidentielle, Giscard d’Estaing passe un accord avec Ahmed Abdallah entre les deux tours de l’élection, en mai 1974. Contre les voix des Comoriens, le futur président français promet l’indépendance. Une fois élu, il déclare lors d’une conférence de presse le 24 octobre 1974 :

Pour ce qui est de l’île Mayotte, le texte a été évoqué par l’Assemblée nationale, il s’agit de l’archipel des Comores […]. C’est une population qui est homogène, dans laquelle n’existe pratiquement pas de peuplement d’origine française, ou un peuplement très limité. Était-il raisonnable d’imaginer qu’une partie de l’archipel devienne indépendante et qu’une île, quelle que soit la sympathie qu’on puisse éprouver pour ses habitants, conserve un statut différent ? Je crois qu’il faut accepter les réalités contemporaines. Les Comores sont une unité, ont toujours été une unité. Il est naturel que leur sort soit un sort commun […]. Nous n’avons pas, à l’occasion de l’indépendance d’un territoire, à proposer de briser l’unité de ce qui a toujours été l’unique archipel des Comores.18

Les partisans de la séparation vont dès lors redoubler d’efforts auprès des parlementaires français, enchaînant les contre-vérités sur la prétendue différence « ethnique » des Mahorais, affirmant que Mayotte n’a historiquement rien à voir avec les autres îles, et qu’elle est majoritairement catholique – autant de mensonges répétés depuis des années, les Mahorais ayant en partage avec les habitants des autres îles une même langue, les mêmes pratiques religieuses et sociales et une histoire commune. Adrien Giraud n’hésite pas à annoncer dans la presse « un génocide » des Mahorais, dans le cas où la revendication du MPM ne serait pas entendue. Pierre Pujo compare, en cas d’échec, le sort des Mahorais à celui des « 150 000 harkis que la France a laissé égorger » en 1962.

Leur lobbying est payant : leur pari est en partie gagné lorsque, en novembre 1974, est votée la loi qui prévoit la tenue dans l’archipel d’un référendum sur l’indépendance. Il est alors question de consulter « les populations comoriennes », et non « la population comorienne », comme initialement rédigé19.

La volte-face de Paris

Les résultats du vote du 22 décembre 1974 – la question est de savoir si « les populations des Comores souhaitent choisir l’indépendance ou demeurer au sein de la République française » – sont sans surprise : plus de 99 % des Grand-Comoriens, des Anjouanais et des Mohéliens votent pour l’indépendance20. À Mayotte, où la campagne a été marquée par de nouveaux heurts entre « soroda » et « serrer-la-main », et où l’on a enregistré le plus faible taux de participation (77,9 %, contre 94 % à 96 % dans les autres îles), 63,22 % des électeurs votent contre l’indépendance ; 36,78 % votent pour21. Selon le résultat total, 94,57 % des Comoriens sont donc favorables à l’indépendance.

Un débat s’ouvre à Paris, tant au sein du Parlement que de la présidence, sur la nécessité de prendre en compte ces résultats île par île ou dans leur globalité, et sur la nature de ce scrutin : s’agissait-il d’un référendum ou d’une simple consultation ?22 La loi du 3 juillet 1975 finit par trancher : elle prévoit que « le territoire des Comores deviendra un État indépendant lorsqu’il aura été satisfait aux conditions prévues à la présente loi » (article 1). Conditions parmi lesquelles figure la tenue d’un référendum en 1976, après la rédaction d’une Constitution. « Au cas où une ou plusieurs îles repousseraient ce projet, le Comité constitutionnel devra proposer une nouvelle rédaction dans un délai de trois mois », précise l’article 2. En cas de refus de l’une au moins des îles, il est prévu que « la Constitution s’appliquera à celles qui l’auront adoptée »

À Moroni, cette loi, qui va dans le sens des séparatistes, est jugée inacceptable. Selon Ahmed Abdallah, elle remet en cause les accords signés en juin 1973, qui prévoyaient l’indépendance globale de l’archipel dans un délai de cinq ans23. Elle contredit également la loi de janvier 1968, qui indiquait que « l’archipel des Comores composé des îles de la Grande Comore, d’Anjouan, de Mayotte et de Mohéli forme un territoire d’outre-mer doté de la personnalité juridique »24.

La répression des « serrer-la-main »

Le 6 juillet 1975, Ahmed Abdallah proclame l’indépendance unilatérale des Comores. Si les 26 élus des trois autres îles le soutiennent, les quatre Mahorais s’y opposent. De retour dans leur île, ils se placent sous l’autorité de Paris. Des actes de violences physiques mais surtout sociales visent alors les « serrer-la-main », sans que les forces de l’ordre ne réagissent. Beaucoup sont expulsés par les « soroda » vers Anjouan ou la Grande Comore – des sources locales estiment à environ 1 100 le nombre de ces expulsions par la mer, la plupart à bord de boutres. Dans les villages, ceux qui étaient favorables à l’indépendance sont discriminés. « Ma mère a accouché de moi toute seule. Sa famille l’avait reniée, elle et mon père, car ils étaient indépendantistes », racontait Antwifoudine en 2006. « On m’a traîné pendant plusieurs kilomètres derrière une voiture, car j’étais indépendantiste. Ma famille a été montrée du doigt. On a dû partir quelques temps à Moroni », se souvenait Ismaël à la même époque25. Les années suivantes, les « serrer-la-main » sont condamnés à faire profil bas.

Pendant ce temps, le gouvernement français, qui dans un premier temps ne reconnaît pas la déclaration d’indépendance des Comores, prend finalement acte du choix des députés comoriens, mais annonce qu’il va organiser à Mayotte une consultation, conformément à la loi du 3 juillet 1975. Le nouveau président comorien, Ali Soilihi, s’y oppose en vain. Soilihi a pris le pouvoir par les armes en août 1975 et a reçu le soutien du mercenaire français Bob Denard pour faire arrêter Ahmed Abdallah – et donc indirectement de Paris en dépit de son idéologique révolutionnaire. Selon Jean-Pierre Bat, Bob Denard aurait reçu « l’accord tacite » du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (Sdece) pour cette opération. « De fait, les contacts français de Denard ont préféré jouer Soilihi contre Abdallah dans la mesure où il permettait de conserver Mayotte dans le giron français », écrit l’historien26. Un mauvais calcul, puisque Soilihi a immédiatement tenté de récupérer Mayotte27.

Le 12 novembre 1975, l’Assemblée générale des Nations unies réaffirme « la nécessité de respecter l’unité et l’intégrité territoriale de l’archipel des Comores, composé des îles d’Anjouan, de la Grande Comore, de Mayotte et de Mohéli ». Mais la France reste sourde à cette injonction. Elle organise la consultation des Mahorais le 8 février 1976. Les indépendantistes ayant été chassés ou intimidés, 99,42 % des électeurs se prononcent en faveur du maintien de Mayotte dans la République française. Deux mois plus tard, les Mahorais sont de nouveau appelés aux urnes, le 11 avril, et confirment leur refus de l’indépendance28. « Tous les Mahorais ont ainsi voulu montrer leur profond attachement aux institutions françaises », croit savoir Olivier Stirn, alors ministre français des DOM-TOM.

À la suite de ces deux consultations, une loi adoptée le 24 décembre 1976 crée un statut bâtard de « Collectivité territoriale », qui se situe à mi-chemin entre le DOM et le TOM. Cette loi met en place 19 cantons, 17 communes et 1 Conseil général qui reste cependant sous la tutelle du préfet – lequel disposera de « supers pouvoirs » et fera office de véritable « gouverneur » jusqu’au début des années 2000. S’ouvre alors une période de grandes incertitudes. Selon l’historien André Oraison, « le gouvernement ne veut pas départementaliser Mayotte [et] souhaite se réserver la possibilité d’élaborer un statut permettant, à plus ou moins long terme, une réintégration de l’île dans l’ensemble comorien »29. Les Comores n’ont en effet pas abdiqué. Chaque année devant l’ONU, de 1976 à 1994, Moroni revendiquera le retour de Mayotte dans l’ensemble comorien, basant son argumentation sur l’intangibilité des frontières issues de la colonisation. Chaque année, l’Assemblée générale des Nations unies condamnera la France30. Aujourd’hui encore, la diplomatie comorienne continue de revendiquer Mayotte, même si elle n’a plus mis cette question à l’ordre du jour de l’Assemblée générale des Nations unies depuis 199431.

La « dictature » du MPM, le Graal du département

Les gouvernements français successifs, de gauche comme de droite, ont, pour de multiples raisons – diplomatiques, financières, religieuses, sociales, sociologiques, économiques –, longtemps repoussé la départementalisation de Mayotte. Prévu pour régir l’île durant une période provisoire de trois ans, le statut de « Collectivité territoriale » sera conservé pendant vingt-cinq ans. Il faudra attendre la loi du 11 juillet 2001, qui créera un nouveau statut hybride provisoire de « Collectivité départementale », pour mettre fin à ce statut. Cette incertitude quant à l’avenir politique et statutaire de Mayotte se manifeste au cours des années 1980 dans les investissements de l’État français dans l’île, très faibles – ce qui aboutit à de nombreuses manifestations, dont une particulièrement violente en 1993, durant laquelle de nombreux bâtiments administratifs sont incendiés. La stagnation statutaire se double alors d’une stagnation économique et structurelle. Elle se caractérise également par l’absence de visa entre Mayotte et les Comores indépendantes – un visa sera instauré en janvier 1995 par le gouvernement Balladur, à la demande des élus mahorais.

En 2009, lors d’un meeting en faveur de la départementalisation de Mayotte.

Au niveau politique, ce provisoire ne cesse d’inquiéter les départementalistes, qui brandiront régulièrement, dans les années 1980, la « menace comorienne ». Durant cette période, quiconque ose s’opposer au MPM se fait qualifier d’indépendantiste. La « dictature » du MPM se fonde sur la peur du « retour au passé » et joue sur les sentiments pour imposer sa loi auprès de la population. L’ouverture politique n’interviendra qu’au milieu des années 1990, en même temps que l’implication plus importante de l’État dans l’île, avec l’apparition de nouveaux partis, qui tous (ou presque), se situent dans la ligne définie par l’UDIM : la départementalisation de Mayotte. Un véritable Graal pour les élites mahoraises, qui sera finalement atteint en mars 201132, mais qui ne résoudra pas pour autant les problèmes des Mahorais, bien au contraire.

Depuis, les épisodes de grandes tensions sociales et politiques se sont multipliés, et la société s’est disloquée sous les effets de l’assimilation juridique et de la traque aux « clandestins ». « Le combat pour la départementalisation n’a porté que sur le contenant (le statut), et très peu sur le contenu (la mise en œuvre et les effets de l’assimilation) », constate le sociologue Nicolas Roinsard, qui parle d’un « mariage de raison » entre la Mayotte et la France33. « Comme le disait très justement Julius Nyerere, conclut pour sa part Mamaye Idriss, les mouvements indépendantistes se contentèrent très souvent de réclamer l’indépendance sans se projeter ni concevoir la forme que prendraient les nouveaux États. Le mouvement départementaliste mahorais semble avoir suivi la même voie34. »

__________________________________________________Chronologie

Septembre 1946. L’ensemble de l’archipel des Comores est détaché de la colonie de Madagascar et devient un territoire d’outre-mer (TOM).

1957. Après les lois de décentralisation dites « Defferre », le pouvoir est petit à petit transféré au Conseil de gouvernement constitué d’élus locaux.

14 mai 1958. L’Assemblée territoriale des Comores vote le transfert de la capitale de Dzaoudzi, sur l’île de Mayotte, vers Moroni, sur l’île de la Grande Comore.

28 septembre 1958. Référendum sur la nouvelle Constitution française. Cette consultation permet, dans les territoires d’outre-mer, de se prononcer pour l’entrée dans la Communauté ou pour l’indépendance (seule la Guinée a voté « non »). Les Comoriens votent « oui » à une large majorité (97,32 % – 63 899 « oui », 1 756 « non »). Les élus territoriaux optent dans la foulée pour le statu quo (statut de TOM).

2 novembre 1958. « Congrès des notables » à Tsoundzou au cours duquel les participants décident de réclamer la départementalisation.

26 juin 1960. Madagascar obtient son indépendance.

22 décembre 1961. Une loi (qui sera modifiée et complétée en janvier 1968) accorde l’autonomie interne aux Comores.

15 avril 1962. Aux élections territoriales, la liste de Souffou Sabili l’emporte sur celle de Marcel Henry à Mayotte.

1965. Le transfert de la capitale est effectif. Les fonctionnaires quittent Dzaoudzi pour Moroni.

4 février 1967. Les « chatouilleuses » font le siège de l’antenne locale de l’ORTF. La manifestation dégénère. Souffou Sabili et Saïd Toumbou, considérés comme responsables, seront condamnés à de la prison.

20 août 1967. Aux élections territoriales, la liste de Marcel Henry l’emporte à Mayotte.

14 octobre 1969. Mort de Zakia Madi lors d’une manifestation. Elle est présentée depuis comme « la première martyre du combat pour “Mayotte française” ».

Mai 1972. Le régime pro-français de Philibert Tsiranana est renversé à Madagascar. Mise en place d’une transition militaire qui exige la révision des accords de coopération avec la France, le départ des militaires français présents à Madagascar et l’évacuation de la base de Diégo-Suarez.

25 août 1972. Le Comité spécial de l’ONU inscrit l’archipel des Comores sur la liste des territoires pour lesquels doit s’appliquer la « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance ».

23 décembre 1972. L’assemblée territoriale des Comores vote une résolution en faveur de l’indépendance.

15 juin 1973. Accords passés entre le gouvernement français et le gouvernement du territoire des Comores concernant l’indépendance. Les accords prévoient la mise en place d’« une consultation » au niveau de l’archipel dans les 5 ans.

24 octobre 1974. Le président français Valéry Giscard d’Estaing déclare : « Les Comores sont une unité, ont toujours été une unité. Il est naturel que leur sort soit un sort commun. »

Novembre 1974. Le Parlement français vote la loi qui prévoit la tenue dans l’archipel d’un référendum sur l’indépendance. Il est alors question de consulter « les populations comoriennes », et non « la population comorienne », comme initialement rédigé.

22 décembre 1974. Consultation des Comoriens sur l’indépendance. 94,57 % de l’ensemble des électeurs sont favorables à l’indépendance, mais à Mayotte, une majorité des deux-tiers (63,22 %) s’y oppose.

3 juillet 1975. Adoption d’une loi qui prévoit que « le territoire des Comores deviendra un État indépendant lorsqu’il aura été satisfait aux conditions prévues à la présente loi »« Au cas où une ou plusieurs îles repousseraient ce projet, le Comité constitutionnel devra proposer une nouvelle rédaction dans un délai de trois mois », précise l’article 2. En cas de refus de l’une au moins des îles, il est prévu que « la Constitution s’appliquera à celles qui l’auront adoptée ».

Ahmed Abdallah, premier président des Comores indépendantes.

6 juillet 1975. Ahmed Abdallah proclame l’indépendance unilatérale des Comores en réaction à la loi du 3 juillet.

3 août 1975. Coup d’État contre Ahmed Abdallah mené par Ali Soilihi, avec le concours actif de Bob Denard et de Paris.

12 novembre 1975. L’Assemblée générale des Nations unies annonce l’admission des Comores et réaffirme « la nécessité de respecter l’unité et l’intégrité territoriale de l’archipel des Comores, composé des îles d’Anjouan, de la Grande Comore, de Mayotte et de Mohéli ». Chaque année jusqu’en 1994, elle condamnera la France sur la question de Mayotte.

8 février 1976. À nouveau consultés, les électeurs de Mayotte votent à 99,4 % en faveur du maintien de Mayotte dans la République française.

11 avril 1976. Les Mahorais sont consultés sur le maintien ou l’abandon du statut de TOM. Après un tour de passe-passe du MPM, les électeurs démontrent leur volonté de voir le statut évoluer en département.

24 décembre 1976. La France octroie à Mayotte le statut de « Collectivité territoriale », qui se situe à mi-chemin entre le DOM et le TOM.

13 mai 1978. Coup d’État mené contre Ali Soilihi par les mercenaires français de Bob Denard (avec l’assentiment de Paris), qui réinstallent Ahmed Abdallah à la tête des Comores.

26 novembre 1989. Assassinat d’Ahmed Abdallah. Bob Denard et un de ses lieutenants, Dominique Malacrino, sont soupçonnés de l’avoir tué.

Janvier 1995. Instauration du visa (dit « Balladur ») entre Mayotte et les autres îles de l’archipel.

Juillet 2001. Mayotte devient une « Collectivité départementale d’outre-mer ».

29 mars 2009. Nouvelle consultation des Mahorais, qui votent en faveur du statut de département à une large majorité (95,24 %).

31 mars 2011. Mayotte devient un département d’outre-mer.

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Rémy CARAYOL

(*) Rémy Carayol, Journaliste. Il a fondé deux journaux dans l’archipel des Comores (Kashkazi, Upanga) avant de rejoindre la rédaction de Jeune Afrique, puis de collaborer avec divers médias francophones (Orient XXI, Le Monde diplomatique, Mediapart). Ces dix dernières années, il a publié plusieurs enquêtes et reportages menés sur le continent africain, notamment au Sahel. Auteur de Le Mirage sahélien. La France en guerre en Afrique. Serval, Barkhane, et après ? (La Découverte, 2023).

Source: https://afriquexxi.info/Mayotte-chronique-d-une-colonisation-consentie

URL de cet article:

https://lherminerouge.fr/une-postcolonie-au-xxie-siecle-1-6-mayotte-chronique-dune-colonisation-consentie-afriquexxi-23-04-23/

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