Valerio Alfonso Bruno : « Frères d’Italie, un parti conservateur mais aussi une lessiveuse des politiques d’extrême droite»(l’Huma.fr-26/07/22)

La cheffe du parti nationaliste conservateur Frères d’Italie, Giorgia Meloni

Fondé en 2012, la formation dirigée par Giorgia Meloni, héritière des postfascistes du MSI, n’a jamais été aussi proche d’arriver au pouvoir. Auteur d’un livre à paraître sur le sujet, Valerio Alfonso Bruno en décrit l’essence et la stratégie.

Quelles sont les origines de Frères d’Italie ?
Valerio Alfonso BrunoChercheur associé au Center for Analysis of the Radical Right.

Le parti n’a pas dix ans, il est né en décembre 2012, quand Giorgia Meloni et d’autres dirigeants ont quitté le Peuple de la liberté, la coalition dirigée par Berlusconi, à qui ils reprochaient d’appuyer le gouvernement « technique » de Mario Monti, avec son goût pour l’austérité, ses promesses de sang et de larmes. Mais l’ADN de Frères d’Italie (FdI) réside dans le Mouvement social italien (MSI), né comme parti d’extrême droite en 1946, puis dans Alliance nationale (AN), qui, sous l’impulsion de Gianfranco Fini, en 1995, fait un virage « constitutionnel » et cherche à se présenter comme un parti de droite traditionnelle…

Il est beaucoup question de « centre droit » pour désigner la coalition de Forza Italia et des deux partis, la Ligue comme FdI, pourtant liés directement à l’extrême droite européenne. Comment caractériser ce mouvement de manière plus rigoureuse ?

Les journalistes continuent ici d’utiliser l’étiquette de « centre droit », ce qui n’a effectivement pas grand sens… Ces partis ne rechignent pas devant l’euphémisme « souverainiste » pour se décrire eux-mêmes. C’est mieux pour eux que « droite radicale », « droite populiste », etc. Ce qu’on peut relever, c’est que le terme « souverainiste » en Italie, c’est le mouvement d’extrême droite CasaPound qui l’a mis en circulation, en définissant ainsi son journal. Utiliser ce mot passe-partout, qu’il s’agisse des groupes les plus durs ou des partis représentés au Parlement, ça sert à camoufler… Si je devais définir FdI, je parlerais de « parti conservateur », mais avec une dimension qui consiste précisément à dédouaner, à blanchir des politiques d’extrême droite.

Icon QuoteCes partis ne rechignent pas devant l’euphémisme « souverainiste »  pour se décrire eux-mêmes. »

On le voit à Pistoia, mais aussi dans toute l’Italie : les liens avec les néofascistes purs et durs comme CasaPound ou Forza Nuova sont avérés…

C’est sûr qu’il y a des liens, mais ce sont les rois de l’ambiguïté, ils ne vont pas s’amuser à les exhiber. Cela vaut pour ces mouvements dont vous parlez, mais aussi pour leur propre matrice idéologique et leurs traditions historiques. Dans son logo, FdI revendique directement sa filiation avec le MSI. Pour couper les ponts avec cet héritage, rien ne serait plus simple que d’effacer la flamme tricolore qui renvoie directement au parti néofasciste. Prenez le discours de Giorgia Meloni, qui prétend, par exemple, faire des calculs sur le nombre d’étrangers arrivés en Italie, le nombre d’Italiens ayant quitté le pays : au bout du compte, elle se gargarise de dire qu’il y a un solde, forcément négatif, de 500 000 à un million d’étrangers. Et Meloni d’embrayer ensuite sur la question de la « substitution ethnique ». Ce passage, on le voit à l’œuvre dans de nombreux partis conservateurs qui prennent le parti du racisme et des théories du complot.

Mais, attention, ces gens sont très habiles : Meloni n’a, en réalité, pas une politique très différente de Forza Italia et de la Ligue. Elle a, elle-même, déjà été ministre sous Berlusconi dans les années 2000. Son parti a des parlementaires depuis sa naissance. Et si l’on regarde sa politique extérieure, elle est pro-européenne, en somme, et surtout très atlantiste. Ce qui lui sert aujourd’hui à rassurer les alliés traditionnels comme l’Otan, les institutions européennes et les marchés financiers. Cela la distingue de la Ligue de Salvini, mais sur le fond, il est évident qu’une fois au pouvoir tous les deux, avec Forza Italia réduit au statut de simple appendice, ce sera plus simple d’avancer sur leurs thèmes de prédilection qui sont tout à fait similaires…

Icon QuoteLes tribunaux ont une approche extrêmement conciliante quand il s’agit de faire appliquer les lois condamnant l’apologie du fascisme.

En cas de victoire de sa coalition, Giorgia Meloni pourrait bien, selon le calendrier institutionnel, prendre ses fonctions de présidente du Conseil des ministres le 28 octobre, soit cent ans jour pour jour après la Marche sur Rome de Mussolini. Sombre ironie de l’histoire dans un pays où la confusion entre fascisme et antifascisme paraît désormais monnaie courante…

Les tribunaux ont une approche extrêmement conciliante quand il s’agit de faire appliquer les lois condamnant l’apologie du fascisme. En réalité, on ne risque d’être sanctionné que si l’on a écrit noir sur blanc qu’on veut reconstruire le parti national fasciste. Il y a quelques années, un film – Sono tornato (Je suis de retour) – a eu un succès phénoménal. C’était l’histoire d’un Benito Mussolini tombé du ciel dans l’Italie d’aujourd’hui. Et dans cette comédie aux ressorts tragiques, personne ne le prenait au sérieux, en réalité. Je veux dire qu’il est évident qu’aujourd’hui, nous sommes sans doute bien trop légers face à ce qui se passe. En même temps, ne comptez pas sur les dirigeants de FdI pour faire hara-kiri en rapprochant directement leur victoire éventuelle de la Marche sur Rome. L’ambiguïté est bien plus payante : on le voit aussi dans l’autobiographie de Giorgia Meloni, qui a eu beaucoup de succès. Elle procède par petites touches sur l’histoire, le passé, la tradition, mais en veillant toujours à ne pas trop en dire… Mais quand la Constitution permet à un parti d’avoir un symbole fasciste dans son logo, quand l’opinion publique ne s’en offusque plus, tout est permis. Ils ne s’en vanteront pas, mais ils le savent : leur cheval de Troie fait son chemin.

Entretien réalisé par Thomas LEMAHIEU

source: https://www.humanite.fr/monde/italie/valerio-alfonso-bruno-freres-d-italie-un-parti-conservateur-mais-aussi-une-lessiveuse-des-politiques-d-extreme-droite-758996

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