En novembre 1924, les ouvrières des usines de conserves de poissons de Douarnenez, dans le Finistère, se mettent en grève pour dénoncer leurs conditions de travail et leur salaire de misère. Elles obtiendront gain de cause après 46 jours d’une lutte acharnée.
Par Serge ROGERS.
À partir du XIXe siècle, la pêche à la sardine est la principale activité économique de Douarnenez. En 1832, la ville du Sud-Finistère compte 150 ateliers de pressage de sardines, qui emploient près de 600 femmes. Au fil des années, la cité bretonne devient le premier port sardinier de France ; cette hégémonie se renforce encore avec l’apparition, en 1853, de la première conserverie industrielle. L’activité est florissante, mais les conditions de travail sont terribles. En effet, les ouvrières, âgées de 10 à 80 ans, peuvent travailler jusqu’à 16 heures d’affilée ; elles sont mobilisables à toute heure du jour et de la nuit en fonction de l’arrivée des bateaux. Une loi interdisant le travail des enfants de moins de 12 ans existe bien depuis 1874, tout comme celle limitant le travail à huit heures par jour en 1919… Mais elles ne sont pas respectées par les patrons.
Une première expérience de la lutte
En 1905, une première grève éclate, les ouvrières obtiennent alors d’être rémunérées à l’heure et non plus aux 1 000 sardines travaillées. En 1924, c’est la question des salaires qui met le feu aux poudres. Les Penn Sardines – « tête de sardines » en breton, un surnom qu’on leur donne en référence à leur coiffe blanche, qui évoque la tête de ce poisson – sont payées 80 centimes de l’heure. C’est trois fois inférieur au salaire moyen des ouvriers au niveau national. Une misère, quand on sait qu’à l’époque, il faut compter 1,60 franc pour 1 kg de pain ou 15 francs pour 1 kg de beurre. Le 21 novembre, la grève éclate dans l’usine Carnaud, après que le patron a refusé de recevoir les ouvrières afin de discuter des conditions de travail. Le mouvement se répand rapidement dans les jours qui suivent dans les 21 conserveries de la ville. Quatre jours plus tard, 2 000 grévistes sont recensés, dont 70 % de femmes.
Un mouvement de solidarité
Le 26 novembre, un comité de grève se met en place sous l’impulsion de Charles Tillon, représentant régional de la CGTU, venu organiser le mouvement et unifier les revendications, mais aussi du maire de la ville, le communiste Daniel Le Flanchec, élu quelques mois plus tôt. Dès le début, les Penn Sardines peuvent compter sur le soutien de leurs maris, des artisans pêcheurs pour la grande majorité, qui refusent de fournir les usines en poissons. Les commerçants de la ville et les paysans des environs – qui comptent pour bon nombre d’entre eux des filles embauchées dans les sardineries – fournissent des denrées pour la cantine populaire. Durant plusieurs semaines, les journées sont rythmées par les manifestations, au son de l’Internationale et du slogan « Pemp real a vo ! » (« Ce sera 5 réaux » en breton, soit 1,25 franc de l’heure), mais aussi les meetings où s’expriment de nombreux dirigeants nationaux du PCF et des syndicats venus sur place.
Une victoire à l’arraché
Grâce à la presse, le mouvement rencontre un élan de sympathie dans toute la France. Mais les patrons des sardineries restent inflexibles. Le 13 décembre, Mme Quéro, propriétaire d’une seule usine de friture (contrairement aux autres patrons qui en possèdent plusieurs dans la région), accepte partiellement les revendications des ouvrières, marquant une première brèche dans la solidarité patronale. Elle accorde des augmentations de salaire et reconnaît l’activité syndicale. Deux jours plus tard, c’est le ministre du Travail, Justin Godart, qui convoque les parties, à Paris, afin de tenter de dénouer la situation. Les usiniers refusent de rencontrer les représentants ouvriers, ce qui fera dire au représentant du gouvernement que les patrons douarnenistes « sont des brutes et des sauvages ! » Il faut dire que les dirigeants bretons n’hésitent pas à payer 20 000 francs pour financer des « briseurs de grèves ». Le 1er janvier 1925, ce sont eux qui tirent sur Daniel Le Flanchec, dans un café de Douarnenez. Le maire est touché à la gorge. La colère des grévistes est telle qu’ils menacent de tout saccager, avant que les leaders communistes n’arrivent à calmer la foule. Le 6 janvier, les représentants patronaux acceptent finalement les revendications des Penn Sardines, à condition que leur syndicat ne soit pas poursuivi judiciairement pour la tentative d’assassinat contre Le Flanchec.
Pour en savoir plus
« La révolte des sardinières » : exposition visible au Port-Musée de Douarnenez jusqu’au 1er février 2025.
Entretien avec Fanny Bugnon sur la grève des sardinières à Douarnenez, épisode du podcast « Breton·ne·s et féministes » d’Aurélie Fontaine, 2021.
Anne Crignon, « Une belle grève de femmes », éditions Libertaria, 2023.
Une grève féminine mais pas féministe
Après quarante-six jours de grève, les ouvrières de Douarnenez obtiennent une rémunération d’un franc de l’heure, la majoration des heures supplémentaires et les heures de nuit, le respect du droit syndical ainsi que l’interdiction du renvoi du personnel gréviste. Et bien qu’elles fussent aidées par des hommes comme le syndicaliste Charles Tillon ou le maire communiste Daniel Le Flanchec, cette victoire est le symbole de l’engagement citoyen et social des femmes pour leurs droits.
Pourtant, si cette grève est féminine, elle n’est pas féministe, rappelle l’historienne Fanny Bugnon, dans un épisode du podcast « Breton·ne·s et féministes » consacré au sujet : « C’est un combat social, mais vouloir accoler le qualificatif de féministe, c’est rétro-projeter les lectures contemporaines. Les contextes sont différents. [Les Penn Sardines] ne sont pas sur des revendications de type égalitaire, qui pourraient nourrir l’idée d’une conscience féministe… » Cela s’applique aussi pour l’élection de Joséphine Pencalet, ouvrière sardinière et première femme élue conseillère municipale en France, quelques mois plus tard, sur la liste du Parti communiste de Daniel Le Flanchec (élection qui sera invalidée par le Conseil d’État). « Le PCF va en profiter pour affirmer qu’il se porte en glorieux soutien, non pas du féminisme, mais de la cause des femmes, poursuit l’historienne. Ce n’est peut-être pas un hasard s’il n’utilise pas ce mot-là. L’idée est de renvoyer les mobilisations féministes et suffragistes dans les cordes… »
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