
Dans un ouvrage collectif qui paraît cette semaine, huit sociologues livrent les fruits de quatre ans d’études sur la multinationale du groupe Mulliez employant plus de 100 000 salariés sur la planète, dont 23 000 en France. Ils y démontrent que les ambitions sociales et environnementales promues par l’enseigne masquent une réalité bien moins reluisante. Décryptage des impasses du capitalisme à visage humain que l’on tente de nous vendre.
Par Thomas LEMAHIEU.
Un jour, c’est un intérimaire mort après un accident de chariot élévateur dans les sous-sols d’un de ses magasins parisiens. Un autre, c’est le versement de 1 milliard d’euros sous forme de dividendes à ses actionnaires de l’Association familiale Mulliez (AFM), pile-poil au moment où, chez Auchan, plus de 2 000 suppressions d’emploi sont annoncées. Un matin, « Disclose » révèle qu’au Bangladesh la multinationale sélectionne les sous-traitants qui versent les salaires les plus faibles : 87 euros par mois pour soixante heures de travail par semaine. Un soir, « Cash investigation » révèle un autre prestataire, chinois, est accusé de recourir au travail forcé des Ouïgours. Quand le nom de Decathlon s’affiche à la une, c’est plutôt pour ses vicissitudes que pour sa vertu…
Sur la façade de la multinationale française, toujours florissante bon an mal an au point d’apparaître aujourd’hui comme l’ultime champion de l’empire Mulliez, les fissures et les taches ne manquent pas. Mais c’est à l’intérieur, sur toute la planète, d’un bout à l’autre de la chaîne, de haut en bas sur l’échelle hiérarchique, que nous entraînent huit chercheurs en sociologie et en science politique dans un captivant ouvrage à paraître le 14 mai1.
Fruit d’une enquête de quatre ans en France, au Mexique, en Tunisie, au Sénégal et en Espagne, basée sur plus de 220 entretiens – sans compter les discussions informelles lors d’observations participantes –, le livre est collectif au sens plein : « Tout le monde a fait un peu de tout, un peu partout, dans la mesure de ses possibilités, de ses envies et de ses compétences », décrivent les auteurs dans une postface consacrée à leur dispositif de recherche.
« Rendre le sport accessible au plus grand nombre », oui mais
Decathlon, à fond les bénefs ? Mais non, dans l’imaginaire nourri par le vieux fond catholique social des grands patrons du nord de la France revisité et professionnalisé avec l’émergence, depuis les années 2000, des politiques de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), ce serait plutôt : à fond le sauvetage de la planète, à fond l’inclusion et l’intérêt général… Voici donc une « entreprise citoyenne » qui prétend au titre de « personne pleinement morale subordonnant sa stratégie de profit à des objectifs relevant du bien commun ».
Les communicants pourront louer l’habillage et repeindre la boîte en vert ; les railleurs, moquer ce cinéma ou balayer cette poudre aux yeux. Dans leur monographie politique sur Decathlon, les auteurs, eux, prennent au sérieux cette ambition proclamée sur tous les tons, mais sans s’en tenir au mot, bien sûr, et mettent en débat les « réalités tangibles de cette vertu » avancée par une entreprise mondialisée, présente dans plus de 70 pays et employant plus de 100 000 salariés sur la planète, dont 23 000 en France. Et en examinent les « tactiques », comme des « plans de jeu conçus comme autant de façons de mettre la vertu au service d’un seul objectif stratégique, l’extraction du profit ».
Dans les discours de ses dirigeants – de Michel Leclercq, membre de la famille Mulliez et fondateur de la marque dans les années 1970, à Barbara Martin Coppola, qui, venue d’Ikea et de Google, vient d’être débarquée car « la greffe n’a pas pris » –, Decathlon aurait toujours eu pour mission première de « rendre le sport accessible au plus grand nombre ». Une ambition généreuse, voire messianique, qui participe à l’essor de la grande distribution, avec son cortège de pollution, de surproduction textile ou plastique, de précarisation et de sous-traitance à l’échelle mondiale.
Face à ces contradictions lourdes, la multinationale a bâti une forte culture d’entreprise, avec des attributs, comme les gilets bleus, des canaux internes gravant dans le marbre ses « belles histoires » et un système de valeurs consacrant la figure du « bon decathlonien ». Sur fond, comme le repèrent les sociologues, d’un « rehaussement des fonctions subalternes » et d’une « euphémisation des différences hiérarchiques », les employés, d’un pays à l’autre, sont appelés à se comporter en « citoyens » à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise.
Tout pour l’image
Chez Decathlon, tout le monde doit être associé à la réussite économique, mais surtout sociale et environnementale de la multinationale. Comme le relèvent les auteurs du livre, s’appuyant sur les calculs de l’économiste Benoît Boussemart, l’actionnariat salarié est loin de répondre à la promesse : le partage du bénéfice consolidé entre le principal dirigeant et un vendeur en magasin se fait dans un rapport de 895 à 1, en complet décalage avec l’échelle des salaires de 20 à 1 prônée par les Mulliez. Tout un arsenal de récits sert à masquer ces inégalités et, dans les témoignages enchantés, portés par les cadres mais aussi par des employés, le « mérite » tient toujours le haut du pavé.
« Tout le monde a commencé au bas de l’échelle, et peu importent les diplômes », témoigne-t-on chez Decathlon. En Tunisie, les vendeurs sont des « conseillers sportifs » et, au Mexique, chaque employé est « leader » de sa caisse, de son rayon ou du magasin. Partout, les salariés sont poussés à s’identifier au « travailleur indépendant », qui est son « propre patron » autonome, et les patrons, eux, enfilent le gilet pour participer au boulot quotidien dans le magasin ou aux opérations « citoyennes », comme par exemple, le nettoyage d’un canal ou l’aide à l’insertion dans un quartier populaire. Au passage, ces rendez-vous, facultatifs en principe, leur permettent d’identifier les « meilleurs éléments » parmi leurs salariés…
Dans leur livre, les huit chercheurs arpentent Decathlon du sommet à la base, et ses marges chez les sous-traitants. Avec des cadres « missionnaires » qui, souvent par inclination personnelle, se sont investis dans la constitution d’un bagage visant à limiter l’empreinte environnementale de la multinationale, revendiquant pour certains l’image du colibri qui, lors d’un feu de forêt, apporte quelques gouttes d’eau sur les flammes et finissant pour beaucoup par quitter l’entreprise. Avec d’autres cadres expatriés qui se chargent d’évangéliser le monde avec le mantra citoyen et politique de Decathlon, tout en tirant des profits pour eux-mêmes : accélération de carrière, rémunérations galopantes et couverture des frais, etc.
Toute la « vertu » déployée par Decathlon ne sert pas, selon les auteurs, qu’à désamorcer les critiques internes et externes, elle ouvre aussi de nouveaux débouchés pour la production ou pour le commerce. Sous couvert d’« économie circulaire », avec le recyclage et le marché de l’occasion en France, par exemple, la « politique vertueuse » peut rapporter gros dans le monde : cela semble contre-intuitif mais, quand la multinationale revendique la création ou l’augmentation d’un salaire minimum en Éthiopie – le nouvel eldorado de la production textile au début des années 2000 – ou en Tunisie, la multinationale assoit son image de bienfaitrice à peu de frais et cherche surtout à conditionner une main-d’œuvre sommée d’entrer dans le salariat et son rapport de subordination.
Un syndicalisme qui pose question
Dans le tableau de la firme, les chercheurs s’intéressent, dans plusieurs chapitres très éclairants, aux figures qui ne sont pas conviées à la fête de la vertu ou qui, à leur manière, résistent à l’emprise totalisante de Decathlon. Ce sont d’abord les précaires en CDD ou les salariés des sous-traitants : de l’ouvrière des ateliers textiles au fin fond de la Tunisie qui, faute de services de santé en état de marche, tient pour illusoire la promesse d’une couverture santé, à cette femme de ménage que, tout à sa liesse decathlonienne, le personnel du magasin où elle travaille depuis des années ne reconnaît même pas quand elle se pique de venir y faire une course.
Mais ça n’est pas tout : au sein des employés, nombreux sont celles et ceux qui, sans dénoncer, refusent de jouer le jeu au-delà de leur contrat de travail. Sportifs de haut niveau, femmes et seniors, tous ont d’autres choses à faire que servir les causes promues par Decathlon… Ce qui, dans certaines situations, les fait apparaître comme des « boulets » aux yeux du management… Avec force détails souvent édifiants – par exemple, quand ils racontent que, si le recours à la grève a fini par s’imposer, c’est sur la base des grands principes de Decathlon que les syndicats doivent systématiquement justifier leurs appels à débrayer –, les chercheurs mettent également en avant le rôle dévolu au syndicalisme chez Decathlon. Une portion congrue qui trahit la conception bien amputée de la « citoyenneté d’entreprise ».
Il y a des vices dans la vertu de Décathlon. Et de très nombreuses apories… Après les avoir passées en revue, avec minutie et en profondeur, le collectif de chercheurs appelle à « penser le démantèlement de cette construction institutionnelle qu’est la firme multinationale, devenue centrale dans nos sociétés contemporaines, mais dont l’existence a plus de sens comme circuit de maximisation du profit que comme mode d’organisation tourné vers l’utilité sociale et la soutenabilité environnementale ».
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L’économie circulaire, petit business et grosse pub
Ce sont des indicateurs que la multinationale met bien en avant dans ses résultats. Selon son dernier rapport, paru en mars dernier, Decathlon aurait vendu 1,35 million d’articles de seconde main dans le monde et 420 000 en France. Le chiffre d’affaires de ce secteur vertueux du recyclage et de la réparation serait, dit-on au siège de Villeneuve-d’Ascq (Nord), en progression de 16 % par rapport à l’année précédente. Dans les résultats globaux de la multinationale engagée dans une vaste transformation visant à la faire devenir une marque, à l’instar d’Adidas ou Nike, la part de l’économie circulaire ne dépasse toutefois pas les 2,5 %.
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- « Decathlon ou les Tactiques de la vertu. Sociologie politique d’une entreprise citoyenne », Karel Yon, Pierre Rouxel, Maxime Quijoux, Amin Allal, Mohamed Slim Ben Youssef, Anne Bory, Sidy Cissokho et Guillaume Gourgues, Presses de Sciences-Po, Paris, 2025, 22 euros. ↩︎
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