Les poissons, des êtres sensibles et conscients, loin de nos regards (reporterre-9/05/25)

– © Oh Mu / Reporterre

Amnésiques et dépourvus de sensibilité, les poissons ? En s’intéressant à leur conscience et à leur vie en société, les avancées scientifiques montrent que ces animaux sont bien plus complexes que ce que l’on a longtemps cru.

Par Hortense CHAUVIN.

On en parle comme on parle des métaux, des vêtements et autres marchandises inertes. Les « ressources » en poissons, le « stock » de morues… Ce vocabulaire économique irrigue toutes les discussions sur la mer, des publications scientifiques aux rapports d’associations en passant par les délibérations politiques.

La prochaine conférence des Nations unies sur l’océan, qui se tiendra en juin à Nice, ne déroge pas à la règle : les États promettent d’y réfléchir à la façon de « gérer » les « stocks » halieutiques, afin de les rétablir à des « niveaux » permettant « un rendement constant maximal »… Comme si l’on traitait de machines, et non d’êtres vivants. Est-ce rendre justice aux poissons, dont les facultés ne cessent d’étonner les chercheurs ?

Les a priori ont la vie dure

Tout comme la biologie végétale a permis d’amorcer un changement de regard sur les arbres — auxquels on reconnaît aujourd’hui des capacités de communication — les travaux les plus récents sur la cognition des poissons battent en brèche l’idée selon laquelle ils seraient bêtas. Cette conception a des racines anciennes : sur les rives de la mer Égée, au IVe siècle avant Jésus-Christ, Aristote postulait que les poissons étaient inférieurs aux humains et au reste des mammifères.

Aujourd’hui encore, on les imagine volontiers dénués d’intelligence, de liens sociaux, de sensibilité à la douleur… Situés en bas de l’échelle du vivant, sur des rivages où notre empathie ne saurait s’aventurer. « Les humains ont vécu pendant des milliers d’années avec les vaches, les moutons, etc. Mais les poissons vivent hors de notre vue, donc de notre esprit », souligne l’écologue Culum Brown, professeur à l’université australienne Macquarie comptant parmi les meilleurs spécialistes du sujet.

« Sans moments de qualité avec eux, il peut être difficile de ressentir de l’empathie »

« Ils n’ont pas d’expressions faciales, sur lesquelles les humains s’appuient beaucoup pour comprendre les autres, complète Lynne Sneddon, professeure à l’université de Göteborg, en Suède, et spécialiste renommée des poissons. Ils ne vocalisent pas non plus dans des fréquences que nous entendons. Les gens qui passent beaucoup de temps avec eux savent qu’ils ne s’intéressent plus à leur nourriture lorsqu’ils ont un problème, que leur couleur change, ou que leurs nageoires s’affaissent. Mais sans moments de qualité avec eux, il peut être difficile de ressentir de l’empathie. »

La recherche a mis en lumière l’existence, sous l’eau, de liens sociaux, de réseaux d’apprentissage et de traditions. Ifremer / CC BY 4.0 / Marc Taquet

Si les a priori sont bien installés, la science, elle, « a évolué très rapidement », dit l’éthologue Jonathan Balcombe, auteur d’À quoi pensent les poissons ? La vie secrète de nos cousins sous-marins (éditions La Plage, 2018). Depuis une dizaine d’années, les publications sur les facultés mentales et émotionnelles des poissons fleurissent : 68 % des études sur le sujet ont été publiées entre 2010 et 2019, souligne une récente revue de littérature scientifique.

Mémoire, apprentissage et services

Ce bouillonnement de la recherche dévoile la complexité des poissons et de leur perception du monde. Prenons l’un des principaux clichés qui leur colle aux écailles : leur mémoire, qui ne durerait pas plus de trois secondes. Une foule d’études montrent qu’il n’en est rien. En 2013, une équipe de chercheurs a par exemple montré que les gobies construisent, à marée haute, des cartes mentales des fosses rocheuses où ils vivent. Ils se souviennent de la localisation de leur bassin même après en avoir été éloignés pendant quarante jours et déplacés de trente mètres.

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Les brochets ont tendance à éviter les hameçons pendant plus d’un an après avoir été pêchés ; les poissons arc-en-ciel à qui l’on laisse le temps de trouver la voie de sortie d’un filet se rappellent encore, un an après cette découverte, du chemin à suivre pour s’échapper… et ce, alors qu’ils ne vivent que deux ans dans la nature.

Plus fascinant encore : en 2016, une équipe de chercheurs des universités d’Oxford et du Queensland a démontré que les poissons-archers — des poissons tropicaux connus pour assommer leurs proies en crachant des jets d’eau à la surface — pouvaient apprendre à reconnaître le visage d’un humain, puis à le distinguer parmi quarante-quatre autres, « alors qu’ils ne rencontrent jamais d’humains à l’état sauvage », s’émerveille Jonathan Balcombe. De quoi rendre jaloux les moins physionomistes d’entre nous.

Murènes et mérous, comme chiens et humains

La recherche a mis en lumière l’existence, sous l’eau, de liens sociaux, de réseaux d’apprentissage et de traditions. Une étude a montré que les saumons atlantiques élevés dans des fermes piscicoles — donc novices en matière de chasse — pouvaient apprendre à capturer de nouvelles proies en regardant faire des congénères expérimentés.

Des poissons archers à bandes noires, qui peuvent reconnaître un visage humain parmi plusieurs dizaines d’autres. Wikimedia Commons / CC BY 2.0 / James St. John

La coopération occupe également une place importante dans leurs existences. Les murènes et les mérous chassent parfois ensemble, les premières ayant pour mission d’effrayer les proies afin que les seconds puissent plus facilement les attraper, et vice-versa. Ce type d’échanges de bons procédés est extrêmement rare dans le monde animal, plus encore entre différentes espèces. Il peut être comparé à la relation entre les chiens et les humains, souligne Culum Brown.

« Neuf fois sur dix, ils s’avèrent capables des mêmes choses que les mammifères »

Un autre cas bien connu de coopération est celui du labre nettoyeur. Ce petit poisson au corps élancé tient des sortes de « stations de lavage » au creux des massifs coralliens, où il enlève les parasites, décrasse les branchies et récure les dents de ses « clients » mérous, murènes et raies. Il peut, en échange, se délecter de leurs peaux mortes.

En se plongeant dans la pléthore de publications portant sur cette espèce, on apprend que ses membres reconnaissent individuellement leurs (nombreux) clients réguliers et gèrent leurs affaires de manière stratégique : en cas de file d’attente, ils donnent la priorité aux poissons de passage, les locaux étant moins susceptibles d’aller voir ailleurs. Les prédateurs bénéficient également d’un traitement préférentiel et risquent moins de se faire mordre au cours de leur séance.

En cas de morsure accidentelle, les labres peuvent offrir des massages du dos en guise de dédommagement. Une étude menée sur des poissons-chirurgiens a montré que leurs contacts physiques avec les labres réduisaient leur niveau de stress, un phénomène jusqu’alors seulement documenté chez les humains.

Un labre nettoyeur au travail sur un poisson-ballon à taches blanches. Wikimedia Commons / CC BY-SA 4.0 / Brocken Inaglory

Ce n’est pas tout. En 2019, une équipe a montré que le labre passait le « test du miroir », utilisé pour évaluer si un animal se reconnaît, et donc s’il a, ou non, conscience de lui-même. Les scientifiques ont placé un point rouge sur le corps des poissons, puis les ont positionnés devant un miroir. Très vite, ceux-ci ont commencé à se gratter sur le sol, comme pour enlever cette marque – un comportement qu’ils n’avaient pas en l’absence de miroir. Culum Brown y voit l’une des découvertes « les plus excitantes » de la discipline.

Un ancêtre commun entre humains et poissons

Le fait qu’un poisson ait passé haut la main ce test — jusqu’alors seulement réussi par une poignée de mammifères et d’oiseaux — a déclenché une tempête, certains chercheurs allant jusqu’à accuser l’équipe de faire de la mauvaise science, ou à avancer que cette méthode, pourtant utilisée depuis les années 1970, n’était pas adaptée pour jauger la conscience d’un animal.

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Lynne Sneddon y voit une forme de « spécisme » : « Si un éléphant avait bougé sa trompe devant un miroir, tout le monde aurait trouvé ça super. » « Cela montre bien qu’il y a de forts préjugés sur les poissons, non seulement au sein du grand public, mais aussi parmi les scientifiques, abonde Culum Brown. On s’attend toujours à ce qu’ils soient moins intelligents. Mais neuf fois sur dix, ils s’avèrent capables des mêmes choses que les mammifères. »

Leur circuit de la douleur, notamment, est étonnamment semblable au nôtre. « Ils ont le même système nerveux, les mêmes hormones, les mêmes neurotransmetteurs… » Il est « hautement probable », selon le scientifique, que nous ayons hérité ces mécanismes d’un même ancêtre poisson.

« Faire l’autruche et plaider l’ignorance nous donne une excuse pour les maltraiter »

Plus de 70 études publiées dans des revues scientifiques internationales montrent que les poissons ressentent et réagissent à la douleur, pointe Lynne Sneddon, qui a été la première à prouver l’existence de nocicepteurs (un récepteur de la douleur) chez les poissons. « Et il ne s’agit pas d’une simple réponse réflexe, mais d’un changement radical de comportement : ils n’ont plus de réactions anti-prédateurs, peuvent chercher des substances pour les soulager… »

La pêche inflige aux poissons des souffrances que la société n’accepterait pas pour des mammifères, estime l’écologue Culum Brown. Ifremer / CC BY 4.0 / Olivier Dugornay

Cette abondance de preuves n’a eu, pour le moment, qu’un effet limité sur la manière dont nous les traitons. « Faire l’autruche et plaider l’ignorance nous donne une excuse pour les maltraiter », soupçonne Culum Brown. Une hypothèse concordante avec les résultats de chercheurs en psychologie, suggérant que les humains ont tendance à attribuer des capacités mentales réduites aux animaux qu’ils considèrent comme propres à leur consommation.

Le chercheur évoque l’exemple du chalutage. La souffrance que cette technique de pêche inflige aux poissons ne serait, selon lui, jamais acceptée pour des mammifères. « Ils essaient de nager devant le filet, mais ils s’épuisent, et finissent écrasés par d’autres. Le changement de pression quand ils sont ramenés à la surface entraîne des barotraumatismes considérables : leurs vessies éclatent, leurs yeux sortent de leurs têtes… Beaucoup suffoquent. Et la glace sur laquelle ils sont jetés ne fait que prolonger leurs souffrances. »

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Certains bateaux et fermes aquacoles tentent de limiter les dégâts en étourdissant les poissons après leur capture, mais cette approche reste ultra-minoritaire. Pour l’immense majorité des quelque 2 000 milliards de poissons pêchés chaque année, la douleur et l’indifférence restent la règle. « Les poissons sont pour nous des statistiques anonymes », constate Jonathan Balcombe. La science, espère-t-il, ouvre une voie pour un changement de regard et la reconnaissance en chacun d’entre eux d’un individu sensible, complexe. Unique.

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Source: https://reporterre.net/Les-poissons-des-etres-sensibles-et-conscients-loin-de-nos-regards

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