Gouesnou-«J’étais à la ferme quand les Allemands sont arrivés» : le massacre oublié de Penguerec en août 1944 (OF.fr-20/04/24)

De gauche à droite, en partant du haut : Édouard Guillimin, Paul Tréguer, Marie-Louise Phélep, Marie-Jeanne Kerboul, Noël Pont et Jean-René Jaouen, victimes du massacre de Penguerec en août 1944. | COLLECTION PARTICULIÈRE

Le 7 août 1944, dans un hameau de la commune de Gouesnou, aux portes de Brest, quarante-deux civils sont tués par l’ennemi allemand dans le contexte de la Libération. Ce massacre de Penguerec, le plus important du genre dans tout le Grand Ouest, est longtemps resté méconnu, jusqu’à la publication récente d’une thèse universitaire et la sortie prochaine d’une bande dessinée qui lui est consacrée. Le magazine « Bretons » retrace cette histoire.

Par Régis DELANOË pour le Magazine Bretons.

C’est l’histoire d’une commune qui ne voulait pas oublier son passé, mais le regarder bien en face. La mémoire, dit-on, est sélective. Elle préfère bien souvent ne garder que les plus jolis souvenirs et effacer les drames. Dans la commune de Gouesnou, aux portes de Brest, on a longtemps voulu mettre le plus tragique de son passé sous le tapis. « Entre Gouesnousiens, on savait mais on ne parlait pas. Hors des limites de la ville, personne ou presque ne connaît le massacre de Penguerec. »

Lorsqu’il en devient maire en 2014, Stéphane Roudaut prend conscience de ce trou béant mémoriel que constitue le drame de Penguerec, un hameau de Gouesnou où quarante-deux civils ont trouvé la mort, un jour d’août 1944.

Il poursuit : « J’ai eu, dès les premières semaines de mon mandat, à commémorer les 70 ans de cet évènement tragique. J’ai pris conscience ce jour-là à la fois que ce massacre faisait partie intégrante de la vie de la commune, mais aussi du très peu de sources historiques pour le documenter. Il y avait urgence à faire quelque chose ».

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Un drame joué à huis clos

L’édile se rapproche ainsi de Matthieu Gallou, alors président de l’université de Bretagne occidentale (UBO), et décision est prise de mettre en place un cofinancement inédit : pour une moitié, la mairie, pour l’autre, la faculté. Le travail de recherche universitaire est confié à Dimitri Poupon, jeune étudiant en histoire à l’UBO, qui démarre sa thèse en 2018.

« J’avais à disposition un rapport de police d’une page et demie, quelques documents de la municipalité et de la justice militaire, de rares archives allemandes concernant les unités suspectées d’être responsables du massacre, une poignée de photos, ainsi que des témoignages directs enregistrés dans les années 1990 et mis à disposition par Denis Bertin, le président de l’association historique locale Les Amis du patrimoine. Des sources orales que j’ai complétées en m’entretenant avec cinq survivantes et avec des descendants de témoins », renseigne le chercheur.

C’est, pour un massacre de cette ampleur, bien peu. Cela s’explique par le contexte du drame. La Libération a créé un flou. Au cœur de cet été 1944, le régime de Vichy n’a plus de représentation et les journaux n’émettent plus localement. Le 7 août, c’est aussi précisément le premier jour du siège de Brest qui s’achèvera seulement le 19 septembre. Durant ce laps de temps, Gouesnou, comme les autres communes du secteur, va être quasi vidée de ses habitants et le drame s’y est joué à huis clos.

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Gouesnou, bourg sans histoires

Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate en 1939 et que l’Occupation gagne la commune l’année suivante, Gouesnou ressemble, comme l’indique Dimitri Poupon dans sa thèse, « à n’importe quel autre bourg finistérien : calme, résigné, résiliant, et qui ne fait pas parler d’elle ». C’est une localité rurale de 1 600 habitants, aux portes de la grande cité brestoise, sans histoire particulière, qui tente de survivre à la présence allemande, aux réquisitions qu’elle impose et aux privations qui en découlent.

Le massacre de Penguerec a eu lieu il y a quatre-vingt ans, en août 1944. | COLLECTION PARTICULIÈRE

« Gouesnou n’est pas un maquis avec une forte activité de résistance ni une commune faisant l’objet d’une surveillance particulière de la part de l’occupant », poursuit le chercheur. Sa proximité avec Brest en fait néanmoins un lieu stratégique, surtout à partir du printemps 1944.

« Dans les semaines qui suivent le Débarquement du 6 juin, les Alliés se cherchent un port en eau profonde pour organiser leur logistique et c’est Brest qui est leur priorité, en raison de sa situation géographique et parce qu’ils le connaissent pour y avoir débarqué leurs troupes en 1918 », explique Dimitri Poupon.

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« Une question d’heures »

De plus, avec ses plus de 100 000 soldats allemands en poste sur place, la Bretagne représente un danger pour les Alliés qui craignent une éventuelle contre-attaque de l’ennemi. Il faut donc, vite, fondre vers la pointe ouest, ce que le général Patton ordonne le 4 août au général Grow, à la tête de la 6e division blindée.

Entamée depuis Saint-Malo, l’offensive américaine pénètre rapidement dans la région jusqu’à arriver le 6 août à Plabennec, commune limitrophe de Gouesnou où il ne reste plus que trois ou quatre soldats allemands en affectation dans le clocher, lequel sert de poste d’observation pour l’artillerie. Le lendemain, 7 août, dans la matinée, la nouvelle de l’arrivée imminente des libérateurs se répand dans le bourg. C’est une question d’heures, pense-t-on.

Mais la colonne américaine va connaître à ce moment précis ce qui est appelé dans le langage militaire une « rupture de la chaîne logistique » : le carburant indispensable à l’avancée des blindés vient à manquer, entre autres choses, et la conquête express est stoppée soudainement. Or, à Gouesnou, quelques résistants locaux, aidés de résistants français membres des SAS, parachutés quelque temps plus tôt dans le secteur, décident de s’emparer du clocher pour faciliter l’avancée alliée, sans savoir que cet objectif est vain et va entraîner la catastrophe.

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« Ils nous ont jeté des grenades »

L’attaque du clocher commence vers 13 h 30. Mais l’effet de surprise est gâché par la joie légitime des habitants à croire en la libération imminente et par la position quasi imprenable des Allemands, rend compte Dimitri Poupon dans sa thèse.

Dans un article de Ouest-France daté d’il y a dix ans, à l’occasion des 70 ans du massacre, Pierre Pauli, l’un des membres du commando ayant tenté l’assaut de l’église, se rappelait : « Nous avons essayé de monter, mais ils nous ont jeté des grenades. Les Allemands avaient un téléphone et ont demandé des renforts. Cette mission était impossible ».

Denis Bertin et Dimitri Poupon. | COLLECTION PARTICULIÈRE

Zèle fanatique

Des renforts, en effet, sont postés au lieu-dit Roc’h Glaz, à quatre kilomètres au sud du bourg, où est établie une batterie antiaérienne appartenant à la Kriegsmarine. « Il s’agit de marins à terre, avec une centaine d’hommes sur place », précise Dimitri Poupon.

« Ce ne sont pas des tueurs comme les membres de la Waffen-SS qui ont commis des exactions comme à Oradour-sur-Glane, mais la Kriegsmarine était particulièrement fidèle à Hitler, qui avait fait beaucoup pour la marine depuis 1933. Leur zèle fanatique s’explique peut-être aussi par le fait que, depuis ce 7 août précisément, l’armée allemande a décrété l’état de siège de la zone, ce qui peut renforcer leur idée de bon droit à répliquer à toute attaque contre eux. »

D’autant que, depuis février 1944, une ordonnance du général Sperrle incite les membres de l’armée allemande à des représailles sévères contre ceux qui sont considérés comme des « terroristes ».

Fauché d’une balle à la fenêtre

Munis de ce blanc-seing, les hommes de la Kriegsmarine apprennent non seulement que des échauffourées ont lieu sur la place de l’église à Gouesnou, mais également qu’un des projecteurs servant à prévenir les attaques aériennes et appartenant à leur dispositif de défense a été pris d’assaut à Penguerec, un hameau à mi-chemin entre Roc’h Glaz et le bourg.

Tandis qu’une partie des hommes vient prêter main-forte à leurs compatriotes postés en haut du clocher, une autre section arrive à Penguerec. « À partir de ce moment, les évènements vont se précipiter, concomitamment et sur ces deux lieux », informe Dimitri Poupon. Dans le bourg, les Allemands désormais en nombre reprennent le dessus et décident de fouiller les maisons à la recherche de terroristes. Un premier Gouesnousien meurt : le boucher Sébastien

Le Ven, fauché d’une balle à la fenêtre de son commerce. La confusion règne, la panique aussi : une cinquantaine de personnes sont raflées, hommes, femmes et enfants, sans distinction. Pendant une partie de l’après-midi, elles sont alignées contre le mur d’enceinte de l’église, sous un soleil de plomb.

« Mon père réussit à s’enfuir à travers champs »

Dans le même temps, la violence monte encore d’un cran à Penguerec, où d’autres membres de la Kriegsmarine décident, sans sommation, de s’en prendre à l’une des trois fermes du hameau, celle de la famille Phélep. La jeune Yvette, alors âgée de 15 ans, voit mourir ses parents, Jean et Louise, son frère Pierre et sa sœur Francine.

Elle témoignait il y a dix ans dans l’article de Ouest-France : « Vers 16 heures, je me trouvais à la ferme quand les Allemands sont arrivés. Ils ont lancé des grenades sur la maison, la grange et l’écurie. Après avoir tenté de parlementer, mon père, ma mère, mon frère et l’une de mes sœurs furent atteints par les éclats et blessés mortellement. Moins atteint, mon père réussit à s’enfuir à travers champs. Un sergent allemand le rejoignit et l’abattit à l’aide d’une grenade ».

Yvette parvient à réchapper à l’expédition punitive qui fait deux autres victimes sur place, Marie-Jeanne Kerboul et Marie-Jeanne Segalen, tandis que l’incendie ravage la maison des Phélep.

La ferme de la famille Phélep. | COLLECTION PARTICULIÈRE

Enterrés à la hâte

Retour dans le bourg où, vers 17 h 30, décision est prise finalement de séparer les hommes des femmes et des enfants. « Placés en colonne et flanqués de dix soldats, ils font route, bras levés, vers Penguerec. En passant au Moulin-Neuf (un hameau de la commune), sept autres civils encadrés d’Allemands – sans doute des ouvriers brestois réfugiés – s’ajoutent à la triste cohorte », renseigne Dimitri Poupon dans sa thèse.

À 18 heures, les otages sont ligotés par petits groupes et sont mitraillés. Les cadavres, rassemblés en un grand tas, sont abandonnés là tandis que leurs assaillants, repus de leur folie meurtrière, quittent les lieux.

Il faut attendre le lendemain, 8 août, pour que le charnier soit découvert par sœur Paul et sœur Hortense, deux religieuses logées à proximité, bientôt rejointes par le curé de la paroisse, l’abbé Ranou, et par Jean-Louis Lamour, le maire de Gouesnou qui, dans les heures qui suivent, décrète l’évacuation générale. Les corps sont enterrés à la hâte, alors que les combats commencent à faire rage entre Allemands et Américains. Ils dureront jusqu’au 19 septembre et la reddition, enfin, de l’occupant.

« Pas de libération joyeuse »

« La ville n’a pas connu de libération joyeuse comme d’autres communes ont pu en vivre. Il n’y a pas eu de défilé de GI’s distribuant des cigarettes, des bonbons et du chocolat, comme on peut le voir dans les films de George Stevens », fait savoir Dimitri Poupon. Ce n’est que le 11 janvier 1945, cinq mois après le massacre, que les quarante-deux victimes sont exhumées de la fosse provisoire dans laquelle elles ont été enterrées.

Les dépouilles sont placées par deux dans des cercueils et une messe est célébrée en leur honneur, dans l’église même où les évènements tragiques ont débuté. Neuf corps resteront non identifiés, ce qui nourrira pendant longtemps les suppositions.

« Localement, il a souvent été évoqué qu’il s’agissait de prisonniers coloniaux libérés peu avant près de Gouesnou et responsables de l’attaque du projecteur de Penguerec, mais aucune de mes recherches ne m’a permis de confirmer cette piste, bien au contraire », atteste Dimitri Poupon. « Il pourrait plutôt s’agir de réfugiés fuyant Brest. » Un brouillard demeure donc, concernant aussi bien l’identité de ces neuf victimes que les conditions dans lesquelles le projecteur a été endommagé, et si elles ont un lien.

Une cérémonie d’hommage en novembre 1944. | COLLECTION PARTICULIÈRE

« Ils se vengent »

Pourquoi, également, une section allemande appelée en renfort s’est-elle arrêtée à Penguerec plutôt que de se rendre directement dans le bourg où l’attaque principale avait lieu ? Pourquoi les otages du bourg ont-ils été amenés jusque dans ce hameau pour y être exécutés ? Et pourquoi cette disproportion de la fureur meurtrière de ces simples marins allemands face à ce qui ressemble, de prime abord, à de modestes escarmouches locales ?

Autant d’énigmes auxquelles l’historien, avec toute sa rigueur et faute de preuves irréfutables ou de témoignages implacables, n’a pas pu répondre complètement, même si ses quatre années de travail sur le sujet permettent d’apporter de précieux éclaircissements et d’émettre de pertinentes hypothèses.

« Les deux attaques quasi simultanées, mais non concertées et sans lien l’une avec l’autre, à Penguerec et dans le bourg, ont pu laisser penser aux Allemands qu’ils étaient attaqués de toutes parts par un village qui se soulève contre eux », estime ainsi Dimitri Poupon, qui écrit aussi : « Ils ne supportent probablement pas que les habitants d’un village qu’ils ont côtoyés de façon cordiale, depuis près de quatre ans, se retournent subitement contre eux. Alors ils se vengent ».

Une mémoire invisible

Une fois la guerre terminée, la vie reprend son cours, sans enquête sérieuse ni recueil de témoignages. Après la sidération et les larmes, la vie continue, parce qu’il le faut bien. « L’invisibilité de la mémoire de Penguerec ne relève pas d’une négligence locale, mais bien de choix politiques à l’échelle nationale », constate encore le chercheur.

« La France a préféré oublier certains évènements de la Seconde Guerre mondiale, afin de forger une nouvelle histoire, un nouveau roman national, en quelque sorte, celui qui dit, entre autres, que toute la France a été résistante. La France a préféré se souvenir uniquement d’Oradour-sur- Glane, afin d’en faire le symbole de toutes les villes martyres. »

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Une BD sur le sujet

Localement, Denis Bertin et l’association Les Amis du patrimoine entretiendront longtemps la flamme du souvenir. Un souvenir qui, dans le hameau maudit, a gardé pour traces la maison des Phélep – incendiée et restée en l’état, qui fait aujourd’hui office de lieu de recueillement –, ainsi qu’un monument commémoratif érigé sur le site même de la tragédie. « Sans doute est-ce dans la mentalité d’ici de vouloir aller vers l’avant sans ressasser le drame passé. Un certain fatalisme l’a emporté… », constate l’actuel maire, Stéphane Roudaut.

C’est pour mettre en lumière autant que possible cet angle mort de l’histoire locale que la thèse de Dimitri Poupon a vu le jour. Un travail universitaire qui va prochainement faire l’objet d’une publication grand public. En attendant, le massacre de Penguerec a également été adapté en bande dessinée (Mémoires de chair et de douleur), signée du duo finistérien Kris (au scénario) et Florent Calvez (au dessin), pour une sortie prévue le 29 mai.

Avec, là aussi, un financement municipal. « La BD est un média permettant de toucher un public large, notamment les jeunes qui n’ont plus de lien direct avec la Seconde Guerre mondiale », justifie le maire. Un argumentaire qui a convaincu Kris. « Mon grand-père était résistant, j’ai un intérêt évident pour ce conflit. Penguerec est un exemple type de la fabrique des monstres : comment des hommes ordinaires peuvent-ils ainsi se transformer en bourreaux ? »

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Source: https://www.ouest-france.fr/culture/histoire/guerre-39-45/jetais-a-la-ferme-quand-les-allemands-sont-arrives-le-massacre-oublie-de-penguerec-en-aout-1944-febf0dce-fe2b-11ee-b295-c2640ef35bd2

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/gouesnou-jetais-a-la-ferme-quand-les-allemands-sont-arrives-le-massacre-oublie-de-penguerec-en-aout-1944-of-fr-20-04-24/

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