«La plus grande machine à tuer» : en Bretagne, ils manifestent contre un chalutier géant (reporterre-20/02/24)

La chaîne humaine réalisée par les citoyens et militants pour dénoncer l’immensité de l’« Annelies Ilena », à Saint-Malo le 15 février 2024. – © Guy Pichard / Reporterre

200 personnes se sont rassemblées à Saint-Malo, le 15 février, pour protester contre l’exploitation du plus grand chalutier pélagique du monde. Ce navire traîne une histoire sulfureuse, et cristallise les peurs des pêcheurs artisans.

Par Hortense CHAUVIN et Guy PICHARD (photographies)

Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), reportage

Ils sont nombreux, en cette matinée du 15 février, sur le quai gris du port de Saint-Malo. 200 têtes, 400 pieds, autant de mains serrées les unes dans les autres, formant une chaîne humaine face à la mer. 200, et pourtant trop peu pour atteindre, comme prévu, la taille du filet de l’Annelies Ilena, le plus gros chalutier pélagique du monde, dans lequel la Compagnie des pêches de Saint-Malo vient d’investir 15 millions d’euros pour produire du surimi.

Un navire-usine si gros qu’il ne peut passer le chenal de la cité corsaire : 145 mètres de long, 24 de large, un chalut de 600 mètres. « L’équivalent de deux tours Eiffel ! » s’émeut Lætitia Bisiaux, chargée de projet au sein de Bloom, qui coorganise avec l’association Pleine mer cette mobilisation contre les chalutiers géants.

Sur la place bondée, une foule diverse a voulu exprimer son opposition à ce navire pharaonique : des militants bretons, brandissant dans le vent une pancarte « Ce rêve bleu, je n’y crois plus c’est désastreux » ; les eurodéputées vertes Caroline Roose et Marie Toussaint ; le député insoumis Matthias Tavel ; la secrétaire nationale adjointe d’EELV Claire Desmares… Même un député de la majorité, Jimmy Pahun, est venu pointer le bout de son nez, sous les huées de certains activistes.

Des membres de l’association de Landerneau Mor Glaz ont participé à l’action. © Guy Pichard / Reporterre

En retrait des caméras, quelques cirés et pantalons salés, venus représenter la pêche artisanale. Le regard franc, la voix assurée, l’ancien marin pêcheur Charles Braine dénonce un projet « qui va dans le sens inverse de l’histoire ». « On reproduit les erreurs qu’on a faites dans les années 1980, c’est hallucinant », abonde Ken Kawahara, ingénieur halieutique et secrétaire de l’association des ligneurs de la pointe de Bretagne.

Plus sélective que le chalut, pourvoyeuse d’un grand nombre d’emplois, la petite pêche côtière a « montré ses vertus, insiste-t-il. Mais on la laisse mourir en silence. À la place, on favorise les chalutiers géants, qui ne sont pas un modèle d’avenir ».

Difficile, en effet, d’imaginer que l’Annelies Ilena puisse être compatible avec l’urgence écologique. En seulement vingt-quatre heures, ce chalutier-congélateur peut pêcher jusqu’à 400 tonnes de poissons. Dans sa cale, il peut en stocker 7 000. « J’ai fait le calcul : ce qu’il fait en une journée, il me faudrait soixante-dix ans pour le faire », soupire Nathan, 27 ans, à son compte depuis dix-huit mois sur un navire de 8 mètres. Le marin, « né avec une canne à pêche dans les mains », l’assure : « Trois semaines sur un chalutier comme ça, même pour 100 000 euros, je ne le ferais pas. Tu vis dans la merde, pour travailler un produit de merde, et enrichir des investisseurs qui font de la merde. Ce n’est pas de la pêche. »

L’« Annelies Ilena » de 145 mètres de long, 24 de large, et son chalut de 600 mètres. Flickr/CC BY 2.0 Deed/Happy picture pages

« La plus grande machine à tuer »

Tout, dans ce navire-usine, transpire le gigantisme. Sa sulfureuse histoire incarne, à elle seule, bien des dérives du modèle industriel. Dans son livre consacré à la surpêche Le bout de la ligne [1], le journaliste britannique Charles Clover le décrit comme « la plus grande machine à tuer que le monde ait jamais connu ». « Voilà un bateau qui n’aurait jamais dû être construit », affirme le biologiste marin et professeur à l’université d’Exeter Callum Roberts dans son ouvrage L’Histoire contre-nature de la mer [2].

Inauguré au début des années 2000 par un entrepreneur irlandais, Kevin McHugh, l’Annelies Ilena s’est d’abord fait connaître sous le nom d’Atlantic Dawn (L’Aube de l’Atlantique). Sa taille démentielle aurait normalement dû l’empêcher d’obtenir un permis de pêche dans les eaux européennes. Son propriétaire a réussi à contourner ce problème en l’enregistrant en tant que navire marchand, retrace Charles Clover dans son livre.

Lorsque la Commission européenne a tenté, en 2001, de le poursuivre pour ce contournement du droit communautaire, le chef du gouvernement irlandais s’est interposé, laissant entendre que la faillite du navire-usine pourrait provoquer de graves troubles à la frontière nord-irlandaise. C’est seulement grâce à cette intervention que le chalutier-congélateur a pu être enregistré en tant que navire de pêche au sein de l’Union, raconte le journaliste.

Parmi les pêcheurs et locaux présents, des élus et des membres d’associations comme Bloom. © Guy Pichard / Reporterre

À la faveur d’un accord de pêche conclu avec la Mauritanie en 2002, le chalutier-congélateur a ensuite opéré pendant plusieurs années dans les eaux ouest-africaines. Il y a hérité du surnom de « Navire de l’enfer ». « Avant, il y avait beaucoup de poissons, témoignait en 2006 un pêcheur mauritanien interrogé par Al Jazeera. Maintenant, il n’y a quasiment plus rien. »

Dans son livre, le biologiste Callum Roberts raconte que le « siphonnage » des populations de poissons par les navires-usines européens a forcé les pêcheurs mauritaniens à se tourner vers le commerce de la viande de brousse. L’explosion de cette pratique, note-t-il, a entraîné un effondrement de la biodiversité dans les forêts, ainsi qu’une augmentation de l’exposition des habitants aux zoonoses, dont la maladie à virus Ebola.

Près de 200 personnes se sont rassemblées à Saint-Malo. © Guy Pichard / Reporterre

Le bateau a été racheté en 2007 par le géant néerlandais de la pêche industrielle, Parlevliet & van der Plas, et rebaptisé Annelies Ilena. Ce changement de propriétaire ne l’a pas assagi. En 2015, son capitaine a été condamné à une amende de 105 000 euros pour avoir « écrémé » « de manière systémique » du poisson, relate le Irish Times. Cette pratique illégale consiste à trier le poisson après l’avoir pêché, et à rejeter par-dessus bord — morts — les individus les moins rentables, ce qui permet de garder de la place en cale pour des espèces de plus grande valeur marchande.

Le navire s’adonnait, encore récemment, à des pratiques douteuses sur le plan environnemental. Selon les données de la plateforme Global Fishing Watch consultées par Reporterre, entre le 15 et le 28 novembre dernier, l’Annelies Ilena a pêché pendant près de 205 heures dans des aires marines supposément protégées au nord de l’Écosse. Quoique souvent légale, la pêche industrielle dans les aires marines protégées réduit l’efficacité de ces zones à zéro, déplorent les scientifiques.

Pour du surimi saveur « crabe »

L’exploitation de l’Annelies Ilena par la Compagnie des pêches de Saint-Malo ne devrait a priori pas rendre le navire plus écolo. Choisi pour remplacer le Joseph Roty II, qui mesurait déjà 90 mètres de long, il pêchera des merlans bleus au large de l’Irlande ; ces derniers seront broyés, conditionnés et congelés à bord, avant d’être débarqués au port d’Ijmuiden, aux Pays-Bas, puis transportés en camion jusqu’à l’usine de la Compagnie des pêches de Saint-Malo, à 800 kilomètres de là. Ils y finiront en bâtonnets de surimi saveur « crabe », à grand renfort d’arômes et de colorants.

« C’est une aberration, souffle en roulant une cigarette Fram un pêcheur artisan de 32 ans. On ne peut pas laisser tourner un truc comme ça. » Contactée à de multiples reprises, la Compagnie des pêches de Saint-Malo n’a pas répondu à nos demandes d’entretien.

C’est face à l’antique « Joseph Roty II », aujourd’hui poussé à la retraite par l’« Annelies Ilena », que la manifestation a eu lieu. © Guy Pichard / Reporterre

Dans son regard, comme dans celui de ses amis marins, point une légère désillusion. L’arrivée de l’Annelies Ilena rappelle à beaucoup l’inauguration récente, à Concarneau, du Scombrus, un chalutier-congélateur de 80 mètres. « Encore un de plus, soupire Gwen Pennarun, le président de l’association des Ligneurs de la pointe de Bretagne. Toute la ressource est aux mains de quelques personnes, qui captent tous les quotas avec la complicité de l’État et des comités qui sont censés nous défendre. »

Bien connu du milieu de la pêche artisanale, le président de l’association des Ligneurs de la pointe de Bretagne, Gwen Pennarun, n’a pas manqué le rendez-vous. © Guy Pichard / Reporterre

Un grand flou demeure sur la manière dont l’Annelies Ilena pourra obtenir les quotas de merlan bleu auquel il aspire. La Compagnie des pêches de Saint-Malo devra les demander au From Nord, l’organisation de producteurs en charge de répartir l’intégralité des quotas français de cette espèce parmi ses adhérents. L’opération « ne devrait pas poser de grandes difficultés », estime Bloom ; le président du From Nord, Florian Soisson, étant également directeur général de la Compagnie des pêches de Saint-Malo.

« Il est encore temps d’annuler le transfert », espère la fondatrice de Bloom, Claire Nouvian. Associations écologistes et pêcheurs artisans appellent à revoir entièrement le système d’attribution de ces quotas. Ces derniers, pensent-ils, devraient être distribués en fonction de critères sociaux et environnementaux. À ce jeu-là, l’Annelies Ilena pourrait bien arriver dernier.

Source: https://reporterre.net/La-plus-grande-machine-a-tuer-en-Bretagne-ils-manifestent-contre-un-chalutier-geant

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