« On avait la rage de perdre nos plus belles années »-Jean Failler raconte la guerre d’Algérie (OF.fr-24/10/24)

Jean Failler. | GWENAËL SALIOU

Propos recueillis par Maiwenn Raynaudon-Kerzerho pour Bretons.

En 1960, à l’âge de 20 ans, Jean Failler est envoyé en Algérie. Il y restera trente-deux mois. Des années plus tard, celui qui est devenu écrivain, auteur notamment de la série policière Les Enquêtes de Mary Lester, a raconté cette expérience dans « Le petit Quimpérois s’en va en guerre ». Il répond aux questions de « Bretons ».

Quand avez-vous décidé d’écrire sur votre expérience en Algérie ?

Je racontais souvent des anecdotes sur Quimper, des choses qui s’étaient passées pendant mon enfance. On m’a demandé de les écrire, et c’est devenu les Mémoires d’un petit Quimpérois. Ce livre a eu un succès incroyable. Bien sûr, on m’a demandé d’écrire la suite. Et ce sont ces deux ans de guerre en Kabylie…

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Aviez-vous pris des notes à l’époque ?

J’avais pris des notes et, surtout, j’avais fait beaucoup de photos là-bas, avec le premier 24 × 36 de Kodak, c’était magique. Pour la plupart, c’étaient des diapos. J’en ai expédié quelques-unes à mes parents, que j’ai récupérées ensuite. Mais quand j’ai quitté l’Algérie, en catastrophe, tout a disparu, mes notes comme mes photos. J’ai quand même gardé une bonne mémoire des évènements. Si vous me demandez où j’ai mis mes clés il y a cinq minutes, je vais avoir du mal à répondre, mais où j’étais le 19 mai 1960, je saurai !

Vous partez en 1960, vous avez 20 ans…

J’ai eu 20 ans la veille. J’ai fêté ça à la maison, et le lendemain j’ai pris le train. À l’époque, j’ai une belle vie. J’avais quitté l’école à 16 ans, je travaillais avec mes parents, j’avais des copains, des copines…

La guerre est forcément présente dans ces années-là ?

Oui, j’ai des copains, des cousins qui sont revenus avec une jambe en moins ou autre chose… Mais on se disait toujours : Avant que ça ne soit notre tour, ça sera fini… Mais non, ça n’était pas fini.

Vous racontez que, peut-être contrairement aux guerres précédentes, où un certain patriotisme, une certaine fierté motivaient les appelés, là, personne ne voulait y aller…

Non, personne. Parce qu’on nous disait que c’était la France. Quelle France ? Les gens là-bas ne parlaient pas français, ils étaient habillés autrement, ne vivaient pas comme nous, ne nous aimaient pas… Ce qui n’était pas tout à fait vrai, là où j’étais, les Kabyles étaient pro-Français. Ils avaient été chassés par les Arabes montés du sud.

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Sur le bateau du retour, à droite. | JEAN FAILLER

On n’avait pas envie d’y aller, on avait surtout envie d’en revenir, entiers de préférence ! C’était un nuage noir qui planait sur nous. Quand je suis parti, mon père me disait : Ne t’inquiète pas, ces évènements, ça ne va pas durer. Ça a quand même duré trente-deux mois…

À l’époque, vous étiez sportif, athlète et footballeur…

J’étais très bon footballeur, je jouais au Stade Quimpérois. Je marquais plein de buts, donc ils m’aimaient bien ! J’étais également champion de Bretagne de saut à la perche, j’avais été pré-sélectionné pour les Jeux de Rome, à 18 ans. Mon entraîneur de gym m’avait dit : « Va au bataillon de Joinville (unité militaire de l’armée française accueillant des appelés sportifs, ndlr), tu pourras progresser. » Mon entraîneur de foot, lui, m’avait dit qu’il demanderait au maire de Quimper, qui était ministre de la Marine, d’intervenir. Les gars qui jouaient au foot allaient faire leur service à Loctudy.

Finalement, moi, j’ai tenté Joinville. Quand j’ai reçu ma feuille de route, j’ai lu « infanterie de marine ». Mauvaise pioche.

Vous passez quelques mois à Nantes.

J’ai fait mes classes à Nantes et j’ai ensuite été affecté à Fontenay-le-Comte, dans un centre de formation des FSNA, les Français de souche nord-africaine. Ils raflaient des gars là-bas : Vous êtes Français, hop, au service militaire. La plupart étaient des bergers qui vivaient pieds nus dans la montagne, ils arrivaient là en jellaba… On les aurait amenés sur la Lune, ça n’aurait pas été pire ! Il fallait leur apprendre un métier, mais ils n’étaient pas tellement partants. Ils n’avaient qu’une hâte, comme nous, c’était de retrouver leurs chèvres et leurs montagnes.

Un jour, c’est le départ vers l’Algérie…

On est partis de Fontenay-le-Comte pour aller à Bordeaux, et de là à Port-Vendres. À l’époque, la guerre était très impopulaire auprès des Français. Il y avait des manifestants qui tentaient de bloquer les trains des appelés. Les convois se faisaient donc toujours de nuit, c’était top secret.

Quand vous vous retrouvez sur le bateau, le Ville d’Alger, vous évoquez la rage qui vous prend… Oui, la rage de voir tous ces types planqués, dont les pères étaient des industriels ou des hauts fonctionnaires, et qui faisaient leur service dans un ministère… Et la rage qu’on nous prenne nos plus belles années.

Est-ce que vous aviez une opinion sur le bien-fondé de cette guerre ?

C’était partagé. On se disait : Qu’est-ce qu’on vient foutre là-dedans ? Ils sont chez eux… Et puis, quand on était sur la traque de ces gars-là, je pensais : Attends, il y a quinze ans, mon père était traqué comme ça par la Gestapo… C’était pareil !

Après, on voyait des choses… Quand on est dans un régiment, dans la campagne, une solidarité se crée entre les copains. Et en retrouver certains tués, torturés, démembrés à la hache, dont il fallait ramasser les morceaux pour les mettre dans une boîte… Là, on se disait que le prochain fellagha qui allait nous tomber sous la main…

Sur le bateau, vous vous posez la question : « Est-ce que je vais pouvoir tuer ? »

C’est le problème… Moi, je réponds toujours que je m’en sors bien. En Algérie, personne ne m’a tué et je n’ai tué personne. Mais j’ai vu des types qui sont devenus des machines à tuer… Tuer ne leur faisait pas plus d’effet que de tirer sur une pipe en terre à la kermesse. Ça dépend des individus.

Cette traversée sur le Ville d’Alger est, dites-vous, cauchemardesque…

C’est un bateau surchargé, avec 5 000 passagers, il n’y a que des bancs en bois, les types sont malades, les toilettes sont bouchées… C’est l’horreur absolue ! Ensuite, à l’arrivée, on nous a donné un peu d’eau, un peu de pain, et on nous a foutus à attendre sur les quais. Les pieds-noirs qui passaient nous regardaient un peu dégoûtés, on était couverts de vomi, de merde… On était dégueulasses. Ensuite, on a fait le trajet dans un wagon pour chevaux, sur de la paille.

Les petits enfants de Saïd – un villageois chargé de laver le linge des soldats – qui seront égorgés par le FLN. | JEAN FAILLER

Les conditions matérielles sont en effet très mauvaises. Vous écrivez que vous avez faim ?

J’ai failli mourir parce qu’on n’a pas été approvisionnés en carburant pendant deux jours. On avait de la viande dans les congélateurs. Le cuistot l’a quand même cuisinée. J’ai été malade, une urticaire géante, épouvantable.

En petite Kabylie, à Tizi N’Bechar, vous vous retrouvez dans un petit fort retranché, une position dans la montagne, entouré de fellaghas…

J’avais l’impression d’être sur une île, avec plein de requins autour. Quand on sortait, il fallait une auto-mitrailleuse, c’était toute une expédition. Il y a d’ailleurs eu des morts dès notre première sortie. On a été mis au parfum tout de suite ! On avait fait 150 kilomètres dans la montagne, en trois jours. Avec nos casques, nos fusils, les munitions. Rien pour dormir, on dormait sur les cailloux !

Comment on tient dans ces conditions ?

En se disant que, demain, ça sera peut-être fini. On a aussi les copains qui poussent… Et puis, il n’y a pas le choix. Quand on faisait des conneries, on était punis de mort. Quand on partait en expédition, il y avait des voltigeurs de pointe, qui marchaient 100 ou 200 mètres devant le reste de la troupe. Le voltigeur de pointe ne faisait jamais la semaine, il se faisait toujours allumer par les fellaghas. Si on n’était pas obéissants, on nous mettait voltigeur de pointe…

Les gens ne se rendent pas compte… Quand on est rentrés, on a bien vu cela. Les gens qui n’avaient pas été directement impliqués ne se rendaient pas compte. Comme les poilus en 14, qui sortaient des tranchées et voyaient tout le monde faire la fête à Paris…

Dans ce qui vous fait tenir, vous évoquez la lecture, et notamment celle des Trois Mousquetaires ?

Ah oui. Ça m’a aidé. Dumas, oui.

Vous êtes devenu dactylo et vous expliquez laisser volontairement des fautes d’orthographe pour ne pas déplaire à votre supérieur…

Oui. Il faut qu’un officier ait toujours quelque chose à reprocher à quelqu’un, qu’il montre qu’il est supérieur. Donc je mettais une faute d’orthographe de temps en temps.

Lors d’une mission en montagne. Jean Failler est le quatrième en partant de la gauche. | JEAN FAILLER

J’avais une certaine facilité pour écrire, je savais taper à la machine, et les officiers ne savaient pas comment présenter les choses. Ensuite, tout le monde a voulu me faire écrire des lettres. C’est quelque chose qui m’a ahuri. Dans l’infanterie de marine, il y avait des types de la Sarthe, du Centre, qui étaient paysans… Il y avait une quantité invraisemblable d’illettrés parmi eux ! Alors, j’écrivais des lettres pour eux. Des généralités, pour passer la censure. Et puis, il y avait ce type, un alcoolo fini, qui terminait le vin sur toutes les tables, mais qui avait une écriture splendide. Il recopiait donc les courriers. Et dès qu’il lâchait la plume, il fallait lui donner du pinard.

Les anciens, qui sont là depuis quelques mois, vous disent que, quand vous verrez ce que les fellaghas font aux vôtres, vous deviendrez aussi féroces qu’eux… Avez-vous senti ce glissement ?

C’est vrai que quand on voit des gars, une jambe par-ci, la tête par-là, qu’il faut ramasser pour mettre dans une caisse… ça fait drôle.

Pourtant, quand vous avez eu un combattant en ligne de mire, vous ne l’avez pas tué. Comment l’expliquez-vous aujourd’hui ?

C’est bizarre… On a des répulsions comme ça. J’allais à la chasse, j’étais bon tireur, je tirais des lapins. Mais je n’ai jamais pu tuer un chevreuil. Il s’arrêtait, me regardait… Je n’y arrivais pas. Le pire, c’est que ce type, je l’ai retrouvé ensuite.

Où ?

Au café du Commerce, à Quimper. Je travaillais aux Halles. À 10 heures, on allait toujours prendre un café et un casse-croûte au café du Commerce. Et il y avait un mec qui me regardait, par-dessus le bar. Je me demandais ce qu’il me voulait. À un moment, il m’a souri, j’ai vu sa dent en or qui brillait. Ça m’est revenu. On a parlé. Il n’a pas dit qu’il m’avait reconnu, moi non plus. Il avait quitté l’Algérie, il était devenu garde-forestier dans les Ardennes. Une de ses filles était substitut du procureur, à Quimper, l’autre, pharmacienne… On a correspondu un moment.

Jean Failler. | JEAN FAILLER

Vous avez conscience que les fellaghas que vous avez en face de vous, pour certains, ne sont que des villageois raflés par le FLN ?

Évidemment. Quand j’étais en Kabylie, ces gens-là, au départ, nous invitaient à manger des tajines… Ensuite, ça s’est refermé parce que le FLN passait la nuit rafler les hommes. Et s’ils ne marchaient pas, ils égorgeaient les gosses et les femmes.

Pour vous, cette histoire s’arrête de façon tragique. Vous rentrez en France car un télégramme vous informe du décès brutal de votre petite sœur de 13 ans…

C’est triste à dire, mais c’est la mort de ma petite sœur qui m’a sauvé la vie. J’en pleure encore. C’est terrible. Je suis revenu en catastrophe. J’avais l’intention de ne pas retourner en Algérie. Les sous-officiers m’avaient dit : Essaie de ne pas revenir.

L’arrivée à Quimper est donc un mélange de joie d’être de retour et de tristesse extrême ?

C’était dramatique, effectivement. La joie et la tristesse. J’étais dans un état déplorable, j’avais perdu 18 kg. Je faisais des cauchemars. Dès que j’entendais une pétarade, une bagnole qui démarrait, je me réfugiais sous la table. Des réflexes conditionnés. Après, je suis entré dans la vie professionnelle et ça s’est dissipé.

Vous retrouvez un camarade, qui vous raconte que tout le reste de la troupe a été décimé dans un accident de camion… Sa froideur vous interpelle…

Il était aux cuisines, il n’a pas vu ce que j’ai vu, il n’avait pas de garde à prendre… Il avait des copains, mais ce n’était pas le même rapport, ce n’était pas à la vie à la mort. Ses parents lui donnaient en plus de l’argent, il est rentré d’Algérie en avion, jusqu’à Paris, puis en taxi jusqu’à Quimper ! Alors que moi, j’ai dû traverser la France, avec une grève de trains…

Entre jeunes gens, est-ce que vous en parliez ? En avez-vous parlé avant l’écriture de ce livre ?

Non. On n’en parlait pas. Les gens ne s’exprimaient pas tellement. Mon grand-père avait fait la bataille de Verdun. La plus grande bataille de tous les temps. Il n’en parlait jamais non plus.

Cet article est issu du hors-série 61 de Bretons , Les Bretons et l’Algérie, disponible en kiosque et en ligne.

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Source: https://www.ouest-france.fr/culture/histoire/entretien-on-avait-la-rage-de-perdre-nos-plus-belles-annees-il-raconte-la-guerre-dalgerie-faa3a7da-9148-11ef-83a4-0ededa6d6967

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/on-avait-la-rage-de-perdre-nos-plus-belles-annees-jean-failler-raconte-la-guerre-dalgerie-of-fr-24-10-24/

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