Un rapport épingle le « terreau culturel » sexiste au ministère de l’Intérieur (StreetPress-15/10/25)

Illustration de Une de Mila Siroit.

À l’ère post-Metoo, la place Beauvau reste minée par une ambiance sexiste loin des promesses du ministère. Une situation mise en lumière par l’Inspection générale de l’administration, qui s’est penchée sur la situation des cadres supérieurs.

Par Samuel VIVANT.

C’est une situation qui attend de pied ferme le nouveau ministre de l’Intérieur Laurent Nuñez. Des commissariats aux couloirs feutrés des préfectures, les mêmes « regards appuyés sur les décolletés », les mêmes « textos douteux ». Le ministère de l’Intérieur — institution de l’ordre et de « l’exemplarité » selon le précédent titulaire du poste Bruno Retailleau— reste traversé par ses vieux réflexes masculinistes. Chose rare, ce climat sexiste — secret de Polichinelle pour bien des fonctionnaires de Beauvau interrogés par StreetPress — a été officiellement ratifié par un rapport de l’Inspection générale de l’administration (IGA), remis en 2024 et publié officiellement fin juin 2025.

Dans ce document passé sous les radars médiatiques, les inspecteurs épinglent le « terreau culturel » propice aux comportements problématiques en interne. Un agent sur deux dit avoir été exposé à des propos sexistes, entre 2020 et 2022, en tant que victime ou témoin. Un tiers des victimes n’a pas réagi. Dans ce bain viriliste, le rapport s’intéresse particulièrement à la situation de « l’encadrement supérieur » du ministère. Et ce n’est pas un hasard.

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En 2023, trois scandales impliquant des hauts fonctionnaires ont alimenté l’enquête de l’Inspection générale de l’administration — un corps de l’État rattaché au ministère de l’Intérieur. Un lieu où, selon l’IGA, « la force du principe hiérarchique y est plus présente que dans d’autres ministères et peut parfois induire un exercice malsain de l’autorité renvoyant à une conception archaïque du management ». Dans 35 % des cas, l’auteur de propos sexistes est le supérieur hiérarchique, appuie l’institution.

« La parole se ferme »

Lors des interrogatoires menés par l’IGA, les victimes et témoins évoquent « la force symbolique de la fonction préfectorale » et le respect « absolu » attaché à la qualité de représentant de l’État pour ne pas signaler des faits anormaux. De l’autre côté, les cadres mis en cause invoquent « les impératifs d’incarnation de l’autorité et du commandement pour justifier cette part de “brutalité“ ».

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Les victimes et témoins « invoquent la force symbolique de la fonction préfectorale » et « le nécessaire respect « absolu » dû à cette autorité pour ne pas signaler des faits anormaux ». / Crédits : DR

Cette hiérarchie, associée au devoir de loyauté des fonctionnaires, agit comme « une chape de plomb », souffle Sibylle (1), une syndicaliste CGT en préfecture, qui a requis l’anonymat.

« Récemment, une collègue évoquait une main aux fesses d’un préfet et l’impossibilité pour elle d’en parler. Dès que ça touche au lien hiérarchique, la parole se ferme », regrette-t-elle. Elle enchérit :

« L’État doit être exemplaire. Et si on sort des dossiers, il ne l’est plus. Alors, on étouffe l’affaire quoi qu’il arrive. Un préfet, ça se protège. Pour le défier, il faut avoir les reins solides. »

Le cas Anne Ballereau et Alain Thirion

Anne Ballereau en sait quelque chose. Elle a été frappée par « l’ambiance sexiste » en arrivant au ministère de l’Intérieur, après avoir fait carrière dans l’Éducation nationale. En poste en tant que sous-préfète de Calvi à partir d’août 2014, la haute fonctionnaire dit s’être heurtée aux « remarques laides sur les femmes » de son supérieur de l’époque, ainsi qu’à son comportement « tactile » et aux « humiliations » répétées. Un certain Alain Thirion, alors préfet de la Haute-Corse. (2)

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Selon le rapport, « le volume des enquêtes internes diligentées pour les signalements d’agissements sexistes ou es VSS apparaît très faible ». / Crédits : DR

« Tu n’as pas compris. Ma femme est sur le continent. Tu ne fais pas la difficile », aurait-il dit à Anne Ballereau, attendue à un comité de direction dont l’heure a été avancée. Il aurait insisté sur la distance séparant son domicile du lieu de rendez-vous : « Tu dors à la préfecture », sous-entendu avec lui.

Elle quitte ses fonctions en août 2016 et porte plainte trois ans plus tard contre son ancien chef pour « harcèlement sexuel et moral ». Elle n’a pas dénoncé cette situation au moment des faits car selon elle « le préfet a un pouvoir inconsidéré : presque un droit de vie ou de mort sur les gens ». Elle analyse après coup ce « sentiment d’invulnérabilité et de puissance ».

« Et puis j’étais la première femme nommée à ce poste. On me répétait qu’il fallait que je tienne bon. »

La procédure est classée sans suite, faute d’infraction suffisamment caractérisée.

La loyauté, cible variable

Le cas d’Anne Ballereau refait surface après de nouvelles frasques d’Alain Thirion. En 2023, « Le Monde » révèle que ce dernier, alors directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises, se serait introduit par surprise, nu, dans la chambre d’une collègue, dans la nuit du 28 juin 2023. Un comportement qui lui vaudra l’exclusion.

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« Les suites données aux signalements accordent encore trop peu de place au retour vers les victimes et les collectifs de travail concernés. » / Crédits : DR

StreetPress a pu consulter un rapport confidentiel de l’IGA, réalisé à la suite de cet épisode. De manière assez frappante, l’institution fait preuve du « terreau culturel » sexiste, qu’elle dénonce désormais. Anne Ballereau y est étrillée pour avoir parlé. La fonctionnaire est décrite comme ayant une « tendance à surréagir », sujette à « une problématique sérieuse de manque de loyauté vis-à-vis du préfet ». Anne Ballereau soupire :

« La machine à broyer est d’une extrême violence. »

Un an plus tard, en 2024, dans son dernier rapport, l’IGA estime justement que cette loyauté est trop souvent « dévoyée » pour ne pas dénoncer les comportements inappropriés… Dans celui sur Thirion, bien que son attitude sexiste ait été relevée, l’institution a largement minimisé l’incursion nu du préfet dans la chambre de sa collaboratrice.

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Les inspecteurs ont convoqué la « grande fatigue » du haut-fonctionnaire et sa « très forte myopie » pour expliquer cette « séquence nocturne incongrue ». L’enquête judiciaire « pour tentative d’agression sexuelle » visant l’ancien patron de la Sécurité civile sera classée sans suite, en novembre 2023.

Cellules de signalements boudés

Faut-il s’étonner, alors, du faible nombre d’alertes, s’agissant de violences sexuelles et sexistes (VSS), remontées auprès du ministère ? Dans son dernier rapport, l’IGA remarque que « les dispositifs de signalement sont globalement peu mobilisés par les agents, a fortiori par l’encadrement supérieur ». Et les suites données accordent encore « trop peu de place au retour vers les victimes ».

La cellule de signalement interne Allo Discri, dédiée aux agents de l’administration centrale — partie des administrations publiques qui dépend de l’État et du gouvernement —, n’a recensé que trois signalements en 2022, dont aucun pour violences sexistes et sexuelles. « C’est très peu au vu de ce qui se passe », juge Sibylle, depuis sa section syndicale. Selon elle :

« La cellule est boudée parce que les signalements ne sont pas suivis d’effets. Ça remonte à la hiérarchie et puis ça fait “pschitt”. »

Contacté, le ministère de l’Intérieur indique que dix-sept sanctions ont été prononcées en 2024 pour des faits de violences sexuelles et sexistes, envers des personnels administratifs.

Reste que ces mécanismes sont encore jugés peu efficaces, au point de les contourner. L’équipe syndicale CGT à la préfecture de police de Paris a donc imaginé un tour de passe-passe juridique : « faire passer les VSS comme des “blessures en service“ », explique Frédéric Guillo, secrétaire général de la CGT Préfecture de Police. Il détaille :

« Juridiquement, l’administration est tenue de réaliser une enquête pour étudier l’arbre des causes de l’événement. Ça permet de leur tordre le bras et d’éviter que ces témoignages finissent sous le tapis. »

Des promesses oubliées

Face à cette situation, le ministère assure avoir pris « toute la mesure des recommandations figurant dans le rapport de l’IGA ». L’inspection avait relevé que l’Intérieur n’a jamais mis en place de questionnaire de victimation. Cet outil était pourtant une promesse de son plan d’action pour l’égalité professionnelle de 2021-2023. Aucune des personnes interrogées par StreetPress n’a eu connaissance des résultats. Le ministère répond qu’une enquête de perception a été réalisée en 2022 et reste « à programmer » entre 2025 et 2027, dans le cadre de son nouveau « plan d’action ».

La succession de ces « plans d’action » suscite peu d’intérêt chez les syndicalistes, qui y voient davantage un effet de communication. En interne, le détricotage du sexisme avancerait trop lentement, pour ne pas dire qu’il est inexistant. « Depuis deux ans, trois ans, on observe une forme de régression sur les réflexions sexistes », estime Brigitte Jullien, présidente de l’association Femmes de l’Intérieur. Pour elle, les réseaux sociaux auraient « joué leur rôle avec la popularité de mecs humiliants » faisant la promotion de la femme au foyer :

« Avant, certains hommes au ministère le pensaient mais ne le disaient pas. Aujourd’hui, non seulement ils le pensent, mais en plus ils l’expriment. »

(1) Le prénom a été modifié.

(2) Dans l’article du Monde, son avocate maître Canu-Bernard appuie que le préfet n’avait « jamais fait l’objet de la moindre poursuite disciplinaire et ses évaluations ont toujours été particulièrement élogieuses ».

Contactés, les auteurs du rapport n’ont pas souhaité répondre aux questions de StreetPress.

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Source: https://www.streetpress.com/sujet/1758889428-rapport-epingle-terreau-culturel-sexiste-ministere-interieur-harcelement-sexuel-harcelement-moral-laurent-nunez

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/un-rapport-epingle-le-terreau-culturel-sexiste-au-ministere-de-linterieur-streetpress-15-10-25/

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