
© Lionel Préau
La proposition du Premier ministre de mettre momentanément sur pause la réforme Borne afin d’éviter la censure sera intégrée au projet de loi de financement de la Sécurité sociale qui sanctuarise l’austérité.
Par Hélène MAY, Naïm SAKHI, Gaël De SANTIS & Cyprien BOGANDA.
Vraie concession politique ou repli tactique ? La proposition de Sébastien Lecornu de mettre sur pause la réforme Borne de 2023 (recul de l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans) lui permettra peut-être d’allonger son espérance de vie à Matignon, mais elle suscite en réalité plus d’interrogations qu’elle n’apporte de réponses.
Seule certitude, le simple fait que la suspension de la réforme constitue une condition sine qua non à la survie d’un gouvernement, quel qu’il soit, est à mettre au crédit de la gauche et des syndicats : en remuant ciel et terre depuis 2023, ce sont eux qui ont replacé cette question au centre du jeu politique, alors même que le pouvoir macroniste ne demandait qu’à tourner la page.
Cela dit, le flou qui entoure les modalités concrètes de la suspension, tout comme les outils de son financement invitent à la retenue. D’autant que cette suspension n’est même pas acquise : le Parlement devra se prononcer pour que cette piste se matérialise.
Ni abrogation ni gel, mais un simple décalage…
Le Premier ministre n’a pas dévié de son cap initial : il n’a jamais été question d’abroger la réforme de 2023, comme l’exigent plusieurs syndicats (dont la CGT, FO et Solidaires) et la gauche. Il n’est pas non plus question d’un gel, au sens où « la réforme n’est pas arrêtée au point qu’elle a atteint en 2025, met en garde l’économiste Michaël Zemmour. L’âge cible de 64 ans reste inscrit dans la loi et serait atteint en 2033 au lieu de 2032. La durée cible de 172 trimestres (pour pouvoir partir à taux plein – NDLR) serait atteinte en 2029 au lieu de 2028 ».
Concrètement, comment cela va-t-il se passer ? Sébastien Lecornu propose de suspendre l’application de la réforme jusqu’au 1er janvier 2028. Cela signifie que toutes les personnes qui partiront à la retraite d’ici là (c’est-à-dire les générations nées en 1964 et 1965) pourront partir à 62 ans et neuf mois, avec 170 trimestres cotisés. Sans la suspension, ces générations auraient dû cesser leur activité respectivement à 63 ans et à 63 ans et trois mois.
Marie*, salariée dans la communication, née en 1964, ne crache pas sur l’avancée mais ne s’emballe pas pour autant. « Si je peux grappiller trois mois, je ne vais pas dire non ! Mais en réalité, ça ne fait que limiter les dégâts de la réforme : sans le recul de l’âge, j’aurais pu partir à 62 ans. Donc, dans le meilleur des cas, je perdrais quand même neuf mois. »
Comme elle travaille sans discontinuer depuis ses 16 ans, elle ne devrait pas avoir trop de mal à obtenir ses 170 trimestres pour partir à la retraite à taux plein. Quoique la complexité de sa carrière (elle dépend de cinq régimes de retraites différents) rende toute projection délicate. « De toute façon, il ne faut pas présenter la suspension de la réforme comme une grande victoire, insiste-t-elle. Ma génération en sortira un peu gagnante, mais les générations suivantes n’ont aucune garantie. »
C’est bien là le problème. Personne ne peut dire avec certitude ce qu’il adviendra des générations 1966-1967 (et les suivantes), qui pourront prétendre à la retraite à partir de 2028… puisque cela dépendra à la fois de la manière dont est rédigée la suspension proposée par Sébastien Lecornu et de ce que veut faire le pouvoir en place à ce moment-là. Si l’on se situe dans la perspective où l’exécutif décide en 2028 de reprendre l’application de la réforme là où elle a été suspendue, cela signifiera que la montée en charge jusqu’à 64 ans se poursuivra à raison de trois mois supplémentaires par année.
Par exemple, les gens nés en 1967 pourraient prétendre à un départ à 63 ans et trois mois, soit six mois plus tôt que si la réforme n’avait pas été suspendue, selon les calculs faits par Régis Mezzasalma, chargé des retraites à la CGT. La génération 1968 partirait, quant à elle, à 63 ans et six mois, contre 64 ans sans la suspension.
Mais d’autres scénarios sont possibles : un gouvernement de droite pourrait décider de reculer l’âge de départ dès le 1er janvier 2028. Et un gouvernement de gauche acter, à l’inverse, de revenir à 62 ans… voire à 60.
… financé par une rafale de mesures austéritaires
Et si le report de la mise en application de la réforme des retraites était l’arbre qui cache la forêt ? Coûteuse politiquement pour le macronisme, qui en avait fait un totem, la mesure n’a qu’un impact limité sur le budget : « 400 millions d’euros en 2026 et 1,8 milliard en 2027 », selon le Premier ministre. Pas énorme au regard d’un budget global qui se compte en dizaines de milliards d’euros. Mais assez pour serrer le robinet d’autres postes de dépenses, faute, surtout, de volonté de s’attaquer au volet recettes.
Résultat, souligne la CGT, « le reste du budget est une violente cure d’austérité ». Outre la baisse de l’enveloppe consacrée à la santé dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS), l’« année blanche » est maintenue. Cela signifie le gel de toutes les prestations sociales qui permettent aux plus fragiles de maintenir la tête hors de l’eau : allocations handicap, aides aux logements, etc. L’impôt sur le revenu (IR) et la CSG sont aussi concernés par ce gel, « ce qui conduirait certains contribuables jusqu’alors exonérés de l’impôt à être imposables », précise Solidaire Finances publiques.
Les retraités ne sont pas non plus épargnés. En principe, la mesure qui consiste à remplacer l’abattement fiscal de 10 % dont ils bénéficient par un abattement forfaitaire de 2 000 euros, va mieux cibler les hauts revenus. « En revanche, cette réforme entraînerait une hausse de la fiscalité pour la majorité des retraités. Selon l’Institut des politiques publiques, 1,4 million de foyers seraient finalement perdants », rappelle Solidaires.
Chômeurs et travailleurs devraient aussi faire les frais de l’austérité, la synthèse de projet de loi de finance (PLF) relevant qu’« une négociation sera engagée avec les partenaires sociaux pour engager des mesures de régulation des dépenses d’assurance-chômage, en particulier s’agissant des modalités de couverture après une rupture conventionnelle ».
À tout cela s’ajoute une myriade de coupes dans de nombreux secteurs : aide au développement, HLM, énergie solaire, etc. Quant aux services publics, ce « patrimoine de ceux qui n’en ont pas », ils vont, eux aussi, continuer à se dégrader, avec une économie de 6 milliards d’euros répartie entre les ministères et la suppression de 2 000 à 3 000 postes de fonctionnaires.
Une adoption au pas de charge, sur fond de chantage
Le flou s’est dissipé mercredi, lors des questions au gouvernement : Sébastien Lecornu a informé la représentation nationale que la suspension de la réforme des retraites de 2023 jusqu’à l’élection présidentielle prendrait la forme d’un amendement au PLFSS, en novembre.
Quelques minutes auparavant, Maud Bregeon, porte-parole du gouvernement, était encore incapable de répondre sur la forme que prendrait cette suspension, projet de loi ou amendement. « On aura l’occasion de vous le préciser », avait-elle lâché. La veille, Jean-Pierre Farandou, le nouveau ministre du Travail, avait déclaré sur France 2 que cette suspension ferait l’objet d’un projet de loi en tant que tel. Cette solution aurait été la meilleure voie.
La gauche est désormais placée face à un dilemme. Pour « gagner le point » avec une suspension de la réforme Borne, « on serait obligés d’adopter toutes les autres mesures du PLFSS », dénonce Stéphane Peu, député communiste et président du groupe Gauche démocrate et républicaine (GDR).
Or le projet de loi de financement de la Sécurité sociale est un « musée des horreurs », selon le parlementaire qui liste des mesures régressives sur « les affections de longue durée, les franchises médicales, les arrêts de travail ». « Il aurait été plus honnête et sain de faire un projet de loi spécifique qui permette d’avoir un débat sur la mesure elle-même et son financement », regrette-t-il.
Cela va surtout contraindre les discussions sur le PLFSS, limitées à cinquante jours. Au-delà de ce délai, le gouvernement peut faire adopter le budget de la Sécurité sociale par ordonnances… et donc potentiellement sans suspension de la réforme des retraites.
Si les débats parlementaires arrivent toutefois à leur terme, la droite sénatoriale, opposée à la suspension, a une arme dans sa poche. « L’an dernier, le budget a été largement élaboré par le sénat, car la majorité sénatoriale et la minorité (de droite) à l’Assemblée étaient majoritaires en commission mixte paritaire (CMP) », rappelle le sénateur Claude Malhuret (Horizon).
Une conférence sociale de tous les dangers ?
Seconde grande annonce sociale du discours de politique générale, Sébastien Lecornu prévoit une « conférence sur les retraites et le travail, en accord avec les partenaires sociaux ». Pour le Premier ministre, « grâce à la suspension (de la réforme), cette conférence aura le temps de se prononcer avant l’élection présidentielle ».
Ce mercredi, Sébastien Lecornu a même confirmé vouloir « confier la gestion » des retraites aux organisations patronales et syndicales. Sous la houlette du ministre du Travail Jean-Pierre Farandou, la conférence devra rendre ses propositions d’ici le printemps.
Sans surprise, la démarche est saluée par les centrales syndicales réformistes, mettant en exergue les divergences entre les centrales. Ainsi, dans un communiqué, la CFDT assure qu’elle « s’inscrira » dans cette démarche, qui « rouvrira le sujet de la pénibilité et intégrera l’enjeu de l’équilibre financier ». La CFTC et la CFE-CGC sont également partantes pour une telle démarche.
Au contraire, selon la CGT, « en proposant la réouverture d’une conférence sur les retraites, en posant comme préalable des mesures d’économies, Sébastien Lecornu fait renaître de ses cendres le conclave de François Bayrou et redonne la main au patronat ». D’autant que devant les députés, le Premier ministre a précisé que cette initiative « posera la question de l’ensemble de la gestion de notre système de retraite », assurant que « certains veulent les systèmes par points, d’autres par capitalisation ».
En 2019, la CFDT avait approuvé la réforme à points portée par Édouard Philippe. « Ni retraite à points ni capitalisation, l’heure est à l’abrogation », affirme Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT. Une position que partage Frédéric Souillot de Force ouvrière : « La suspension est un bon début, l’étape d’après est l’abrogation. D’ailleurs, en juin, les députés ont adopté une résolution en ce sens. Ce débat doit revenir dans l’Hémicycle. »
* Le prénom a été modifié.
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