Entretien avec Manon Pengam-Que reste-il des cahiers de doléances ? (Ballast-15/10/2025)

« Où sont les cahiers de doléances ? » La question est posée à Sébastien Lecornu sur un plateau de télévision. Nous sommes le 10 septembre, ce dernier vient d’être nommé Premier ministre et une mobilisation s’organise pour bloquer le pays. Quelqu’un s’est souvenu que le tout frais chef de gouvernement avait eu à animer, en 2019, le Grand débat national — cette instance de dépolitisation et de disqualification du mouvement des gilets jaunes. Qu’attendre de lui, dès lors ? Rien, évidemment. Mais la question initiale demeure. Nous avons tenté d’y répondre dans un article paru dans notre dernier numéro papier, pour le compte duquel nous avons interrogé la linguiste Manon Pengam, qui s’est plongée dans les cahiers de doléances du département de la Creuse. Que contiennent-ils ? Qui les a rédigés ? Et qu’en reste-il, aujourd’hui ? Nous reproduisons ici l’intégralité de notre échange. 

°°°

Vous évoquez dans vos recherches le dévoiement de la participation citoyenne qui a été à l’œuvre lors de la séquence des gilets jaunes et l’organisation du Grand débat national — dont on rappelle que Sébastien Lecornu était aux manettes. Qu’entendez-vous par là ?

Je pars de l’hypothèse, étayée par les travaux de spécialistes de la participation citoyenne comme Guillaume Gourgues et Alice Mazeaud, selon laquelle la participation citoyenne est, aujourd’hui, un outil managérial comme un autre. Mise au service de « l’action publique », elle est le plus souvent confiée à des prestataires privés, ce qui crée une relative dépolitisation. Au départ, comme ces deux chercheurs le rappellent, la participation citoyenne émane pourtant des mouvements sociaux, des personnes qui luttent pour diverses causes environnementales ou dans des luttes urbaines dans les années 1960. Puis, ses principes sont peu à peu récupérés par le dispositif institutionnel. Il y a des intentions qui parfois sont louables et sincères, et d’autres qui, en fait, sont strictement communicationnelles et visent à cadrer l’expression.

Ça a été le cas du Grand débat national (GDN) en 2019. À ce moment-là, nous sommes dans une séquence extrêmement agitée, celle des gilets jaunes, qui a commencé deux mois plus tôt. Emmanuel Macron souhaite reprendre la main et semble dire : « Voilà, je vous propose un cadre d’expression. » Ce qui signifie implicitement que les gens qui continueraient de s’exprimer en dehors de ce cadre, à manifester les samedis de façon assez spectaculaire, ne seraient pas légitimes à s’exprimer. Macron propose un dispositif légitime et légitimant, et tous ceux qui n’y participeront pas ne seront pas entendus. Pour moi, la dépolitisation de l’expression citoyenne, elle se joue là.

Qu’en est-il précisément pour ce qui est du Grand débat national ?

« On estime que le coût total du Grand débat national est de 12 millions d’euros, dont deux millions alloués au traitement et à l’analyse des données confiés à ce consortium privé. C’est choquant. »

Il faut être assez précis sur l’historique et la genèse du dispositif des Cahiers de doléances, qui se constituent au cœur de la mobilisation des gilets jaunes. Dès novembre 2018, des gilets jaunes ouvrent des cahiers sur des lieux de mobilisation, notamment des ronds-points, et ils les nomment « Cahiers de doléances ». Ensuite, il y a une initiative qui émane de deux associations d’élus locaux : celle des maires ruraux de France, l’AMRF ; celle des maires d’Île-de-France, l’AMIF, qui lance une opération appelée « Mairie Ouverte », durant laquelle ils ouvrent à leur tour ce qu’ils nomment des « Cahiers de doléances et de propositions ». Ils collectent au sein de leurs mairies les contributions des citoyens et les font remonter à l’Élysée au mois de décembre 2018. Ce n’est qu’ensuite, au mois de janvier 2019, qu’Emmanuel Macron lance ce Grand débat national qui comprenait des « Cahiers citoyens et d’expression libre ». Cette idée des Cahiers ne sort donc pas de l’Élysée. Ici, on voit bien comment la volonté part d’un mouvement social et a ensuite été institutionnalisée jusqu’à sa plus totale dépolitisation.

Il y a eu néanmoins des millions de contributions qui ont produites et récoltées. Comment ont-elles été analysées ?

Le traitement et l’analyse des données du Grand débat ont été confiés à un consortium piloté par le cabinet Roland Berger, qui travaille notamment avec deux sociétés, la société Cognito et la société Bluenove, le tout pour un coût de deux millions d’euros1. Ces sociétés avaient par ailleurs déjà travaillé sur des données issues de dispositifs de participation, sur « l’après covid-19 », ou les « États généraux de la justice », comme le souligne un rapport d’enquête sénatoriale de 2022 consacré à « l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques ». En parallèle, au mois de février 2019, l’Agence nationale de la recherche (ANR) lance « un appel à manifestation d’intérêt » : des chercheurs vont à Paris pour présenter leurs méthodologies et leurs protocoles d’analyse, espérant qu’il y ait des attributions de fonds. Cette initiative a été complètement avortée. Il n’y a pas eu d’argent attribué à la recherche publique. On estime que le coût total du Grand débat national est de 12 millions d’euros, dont deux millions alloués au traitement et à l’analyse des données confiés à ce consortium privé. C’est choquant.

[Acte VIII, Paris, 12 janvier 2019 | Stéphane Burlot]

Ces analyses sont-elles néanmoins accessibles ? 

Le consortium privé a travaillé sur un corpus de cahiers de doléances numérisé et non pas sur les cahiers originaux. Pour bien comprendre, il faut revenir encore une fois sur la genèse du dispositif et sur son organisation. À la clôture du dispositif, le 22 février 2019, décision est prise de transmettre les cahiers à la Bibliothèque nationale de France (BnF) pour numérisation. Le corpus transmis à la BnF n’a pas toujours été complet : des erreurs ou oublis ont pu être commis à chaque étape de ce processus. Une autre source de problèmes réside dans la mauvaise qualité des numérisations opérées à partir de photocopies, qui n’ont pas été réalisées selon les standards patrimoniaux, entraînant de facto des transcriptions qui ne sont pas satisfaisantes.

On entend pourtant souvent que les cahiers ne seraient pas accessibles, parce que la numérisation n’aurait pas été effectuée…

Jusqu’en avril 2025 et le vote d’une résolution à l’Assemblée Nationale sur la libre consultation des doléances, une seule équipe de recherche avait accès au corpus national numérisé. Dans mon cas, comme dans celui des collègues de Gironde ou de ceux qui ont travaillé dans la Somme, nous les avons consultées directement aux archives départementales, où les cahiers physiques sont conservés. On prend en photo, on numérise et on transcrit nous-mêmes les données. Au début, c’est frustrant parce qu’en fait ce travail a déjà été fait, il a été financé, et nous on le refait. Mais ce n’est pas du temps perdu car ce gros fichier numérisé a été réalisé un peu n’importe comment. Déjà, le nombre de contributions qui ont été transcrites paraît très sous-estimé. Il y a peut-être 70, 80 % des cahiers qui ont été numérisés au total. Il manque des feuilles, les transcriptions ont été faites avec des logiciels d’océrisation pas suffisamment performants, donc elles ne sont pas qualitatives… Il y a beaucoup d’erreurs. Aujourd’hui, il est encore très compliqué de retranscrire des données manuscrites avec des logiciels. Il faudrait entraîner un logiciel pendant plusieurs heures sur une seule et même écriture. Or le stylo change de main à chaque fois, ce sont des personnes différentes qui écrivent, ce qui explique les erreurs dans la retranscription.

Pour accéder aux doléances de la région Grand sud, par exemple, il faut une autorisation du préfet. Ça n’est pas si simple !

« Il y a clairement une forme d’opportunisme sur le marché de la démocratie participative, qui est devenue un véritable business. »

Oui, car il y a quand même une protection des données, ce qui s’entend. C’est ce qu’explique l’archiviste Marie-Anne Chabin sur son blog : il y a des données qui sortent du statut légal d’archives publiques et qui rentrent dans un autre statut qui est celui de la correspondance. On a des personnes qui se sont exprimés hors cadre du Grand débat national et dont on estime que le consentement était moins éclairé sur le devenir de leurs écrits. Ceci explique pourquoi, en Creuse, où j’ai travaillé, je n’ai pu accéder qu’à trois cartons des doléances sur les six. Par ailleurs, il y a une vraie polémique aujourd’hui sur leur publication via une plateforme numérique. Elle avait été promise par le gouvernement mais jamais produite — officiellement pour des raisons de volume de données (ce qui ne tient pas parce que ces données ne sont pas lourdes) et aussi d’anonymat. Anonymiser les données, on sait le faire, mais ça suppose d’y mettre les moyens. Or la recherche publique a les compétences pour traiter ces données, les valoriser à hauteur de ce qu’elles méritent. C’est donc clair qu’il n’y a pas eu la volonté politique d’aller au bout de la démarche. Ceci dit, mettre en ligne, tel quel, ce gros corpus national numérisé complètement lacunaire et qualitativement très mauvais, ça n’aurait aucun sens.

Des citoyens revendiquent l’urgence de publiciser ces doléances, du coup certaines personnes surfent sur cette « urgence ». Il y a clairement une forme d’opportunisme sur le marché de la « démocratie participative », qui est devenue un véritable business. Opérer ce travail par des entreprises privées impliquera un usage de l’IA qui assurerait à ces sociétés une forme de propriété sur les données dont elles risqueraient d’abuser… Je suis donc méfiante du discours qui tend à vouloir rendre tout accessible rapidement : la mise à disposition des archives prend du temps. Ça doit être fait sur une plateforme sécurisée, pérenne, avec un travail informatique de codage des métadonnées. On doit aussi se demander : qu’est-ce qu’on veut faire de ces données ? Ce serait par exemple intéressant de pouvoir faire de la navigation textuelle dedans. Il y a plein de choses à imaginer, mais pas n’importe comment. Avec Magali Della Sudda (directrice de recherche CNRS) et l’Association Nationale des Tiers-Lieux, nous organisons des ateliers de formation des citoyennes et citoyens à nos outils open source et aux méthodologies de l’enquête scientifique, en travaillant aussi avec des archivistes — qui ont été complètement mis de côté dans cette affaire ![Acte VIII, Paris, 12 janvier 2019 | Stéphane Burlot ]

Que ressort-il des synthèses faites par ce consortium ? 

Le consortium privé a fait une analyse de ce qu’il a appelé les « contributions libres ». Dans cette catégorie, les différents Cahiers citoyens ont été amalgamés. On trouve donc aussi bien les cahiers du Grand débat national que ceux de l’opération « Mairie Ouverte ». Le consortium ne distingue pas ces deux dispositifs. Il a aussi analysé les comptes rendus des réunions d’initiatives locales qui ont eu lieu sur le territoire au moment du Grand débat, ainsi que les courriers ou mails envoyés dans ce cadre. Ensuite, une analyse avec du traitement automatique du langage a été mise en œuvre afin de dégager les principales thématiques et propositions.

Ces analyses, qui sont disponibles en ligne, représentent sous forme « d’arbres de connaissances » les « grands thèmes » qui y sont affiliées. Il y a une sorte de hiérarchie. Mais en soi, ce n’est pas compliqué de révéler les grandes propositions qui émergent des cahiers. Il n’y a pas de surprise, parce qu’elles sont au final très similaires aux revendications portées par les gilets jaunes, quand bien même les cahiers n’ont pas été rédigés par les gilets jaunes ou sinon de façon marginale. C’est intéressant de voir que dans des dispositifs, des formes de lutte ou d’expressions différents, finalement, il y a une continuité dans les thèmes abordés. Par exemple, j’ai pu lire en Creuse des propos concernant le coût de la vie, la représentation citoyenne, ou le rôle des élus, dont les gens demandent un meilleur contrôle.

« Ce qui frappe en premier lieu, c’est une dichotomie qui s’exprime de façon sociale et territoriale entre nous, les petits et les grands. »

Le problème est que du point de vue scientifique, ces synthèses sont assez opaques. La méthodologie est restituée mais les analyses n’ont pas été faites avec des logiciels libres. Or, dans la recherche publique, nous ne travaillons pas comme ça : nous avons un impératif de transparence des méthodes afin que nos résultats soient reproductibles. Ensuite, les synthèses éludent beaucoup de paramètres qui nous intéressent en tant que linguistes, sociologues, politistes. Les personnes parlent des impôts, mais comment ? quelles sont les opinions, les émotions qui transparaissent ? Certains collègues, notamment Samuel Noguera2, s’attachent donc à reterritorialiser les doléances dans des territoires qui sont assez contrastés, comme dans la Gironde. Par exemple, il peut être intéressant de mettre en parallèle les contributions aux cahiers avec des statistiques de l’INSEE, comme celles concernant le vote de certaines communes.

En tant que linguiste, vous avez étudié le corpus creusois. Que pouvez-vous nous en dire ?

Le « ils », propre à la conscience sociale triangulaire, n’y est pas très présent. Je m’explique. La triangulation « nous », « vous », « ils », que des sociologues observent à propos des logiques du vote pour le Rassemblement national, se matérialise selon trois pôles : « les puissants », « nous le peuple » et ce « ils », que les enquêté·es relèguent en bas de l’échelle sociale — les « migrants », les « assistés », bref, des figures d’altérité socio-raciale. Bien qu’on le relève dans le corpus, ce qui frappe en premier lieu, c’est une dichotomie qui s’exprime de façon sociale et territoriale entre « nous, les petits » et les « grands » : nous les petits agriculteurs, les petits commerçants, les petites écoles, situés en territoire rural, avec une expérience de l’éloignement, qui n’arrivons pas à voir un médecin, avec des infrastructures et des routes qui ne sont pas entretenues… Les « grands », eux, sont associés à une forme de domination. Il y a clairement un sentiment d’écrasement par les grands patrons, les grandes multinationales, les grands systèmes agricoles — la Creuse fait partie des territoires de petite agriculture, nous ne sommes pas dans la Somme ou dans la Beauce, où il y a de très grandes exploitations céréalières. Par ailleurs, il est à noter que ce stigmate est aussi retourné, avec une certaine fierté à se revendiquer « petit ». En fait, l’étiquette du département devient une forme d’auto-catégorisation : il y a des personnes qui signent « un creusois et fier de l’être », ou simplement « une creusoise ». Avec aussi des formes d’ironie : « en Creuse, on a encore de l’air pur, merci de ne pas venir nous polluer ».

[Acte VIII, Paris, 12 janvier 2019 | Stéphane Burlot ]

L’immigration est-elle une thématique importante dans ces cahiers ?

Non. On fait un même constat en Creuse et en Gironde, qui sont pourtant des territoires différents. On relève quelques occurrences des mots « immigration » ou « islam », mais elles sont très marginales et apparaissent souvent dans la même contribution. Ce n’est absolument pas une thématique prégnante. C’est questionnant, car la circonscription de la Creuse est désormais acquise au RN, où les scores en sa faveur ne font que monter. En fait, ce qu’il serait important d’avoir ici, c’est une sociologie du contributeur.

Justement, à partir de toutes ces contributions et données récoltées, peut-on réussir à dresser un portrait sociologique des participants ?

Ce qu’on peut affirmer, c’est que les personnes qui participent à l’opération « Mairie Ouverte » ou au Grand débat ne sont pas totalement éloignés de la chose publique, puisqu’elles ne boudent pas ces dispositifs et y répondent. Il faut aussi un sentiment de légitimité pour pouvoir participer à des dispositifs comme ceux-là. Ces personnes ont par ailleurs une certaine disponibilité, pour se rendre en mairie à des horaires d’ouverture qui peuvent être limités, et elles sont enclins à passer par le médium de l’écriture. Elles ne sont donc pas dans la posture d’anti-système revendiquée par le RN (même si ce parti est complètement dans le système). Ce peut être un point expliquant la différence du vote RN dans la Creuse et l’absence de leurs revendications dans les contributions — mais je reste prudente car je ne suis pas spécialiste du sujet.

« Quand on interroge des citoyens dans le cadre du Grand débat national, l’immigration n’est pas une thématique qu’ils estiment comme importante. »

Sur cette question, il est intéressant de regarder les travaux de certains sociologues, comme Félicien Faury. Ils montrent bien, à propos du vote RN, que différents paramètres s’agrègent de manière complexe. Cet électorat n’est pas uniquement composé de personnes avec des conditions de vie difficiles ! La question de l’immigration et le racisme font toujours partie du vote RN. C’est très clair. Mais quand on interroge des citoyens dans le cadre du Grand débat national, l’immigration n’est pas une thématique qu’ils estiment comme importante, en tout cas pas dans les corpus que nous avons pu étudier. Ces résultats demanderont à être mis en perspective avec d’autres territoires. Sabine Ploux et Catherine Dominguès ont montré que dans l’ensemble des contributions numérisées au niveau national, le thème de l’immigration ressort dans une proportion de 14,6 %. À titre de comparaison, celui des retraites figure dans 38,3 % des textes3.

Enfin, concernant la sociologie des contributeurs, la seule donnée que nous avons est le code postal. Des collègues de l’EHESS, qui ont accès au corpus national, peuvent mettre en perspective les lieux d’écriture avec les données. Après, il faut parfois se fier aux éléments qu’ils écrivent sur eux-mêmes. Il y a du déclaratif : des personnes se disent retraités, agriculteurs, infirmières, donnent leur âge, etc. Effectivement, il y a un certain flou, mais sans avoir une sociologie très précise des contributeurs, on a quand même quelques intuitions, voire des certitudes. Il y a, par exemple, certains qui parlent du SMIG avec un G à la fin — ce qui donne un indication de leur tranche d’âge. Ce sont autant d’indices. 

[Acte IV, Paris, 15 décembre 2018 | Stéphane Burlot ]

Ces données permettent-elles d’obtenir une cartographie des revendications ? 

Dans un territoire aussi peu dense que la Creuse, je pense qu’il serait possible de faire cette cartographie. Mais avec un nombre aussi réduit de données, ce n’est pas toujours très représentatif. Nous savons qu’il y a des personnes qui n’ont pas forcément rédigé dans leur commune : ils ont pu aller dans celle d’à côté, voire dans la « grande ville », comme La Souterraine par exemple. Autre élément intéressant : on relève une dizaine de contributions dans des petites communes de 200 habitants, où on estime qu’il y a pu avoir un effet d’émulation collective. Certains témoignages de rédactrices et rédacteurs le confirment par ailleurs. À titre de comparaison, on dénombre 17 contributions à La Souterraine qui est pourtant la deuxième ville du département avec un peu moins de cinq mille habitants. C’est peut-être dans ces toutes petites communes que la participation a été la plus importante, selon des logiques propres : par le bouche à oreille, par l’influence du maire… Lorsqu’il y a des liens sociaux qui sont très étroits, dans des territoires aussi peu denses, si le maire dit « écoute, ce serait bien que tu ailles écrire quelque chose », forcément, le nombre de contributions augmente.

Et en termes linguistiques, qu’avez-vous observé dans ces Cahiers ? 

Commençons par les mots qui reviennent le plus souvent. En Creuse, c’est très clairement la question des retraites. C’est le nom commun qui est le plus présent dans le corpus. Ça ne veut pas dire que tous les rédacteurs sont des retraités, loin de là, mais c’est une thématique qui concerne tout le monde. Au moment des mobilisations contre la réforme des retraites, il y a eu des manifestations d’une ampleur quasi inédite à Guéret, la préfecture du département. Et ça, on aurait pu le lire dès 2019 en consultant les Cahiers. En fait, on observe deux régimes de revendications. Il y a celui qui est commun aux gilets jaunes, par exemple la demande d’un référendum d’initiative citoyenne, une quête de démocratie et d’amélioration des conditions de vie. Et plus spécifiquement, en Creuse, il y a un mode de revendication relatif au « mode d’habiter » hyper rural : on revendique un meilleur accès aux soins, que ce soit la médecine générale, la médecine spécialisée ou le soin apporté aux aînés. Il y a un sentiment d’éloignement et d’enclavement aussi qui est très fort. Quand bien même la Creuse n’est pas un territoire homogène — La Souterraine, par exemple, est beaucoup plus proche des réseaux routiers et ferroviaire que Felletin — ce qui ressort est quand même un sentiment d’abandon des pouvoirs publics. Et la diminution du nombre de trains, par exemple, concerne aussi les zones les moins enclavées…

Est-ce que vous avez trouvé des lettres particulièrement étonnantes ?

« Le lexique des émotions est très présent, mais il y a aussi beaucoup d’ironie et d’humour. »

Oui, des choses plus sensibles, auxquelles on accède en lisant les contributions, pas en se contentant de traitements automatiques. Le lexique des émotions est très présent, mais il y a aussi beaucoup d’ironie et d’humour, ce qui est parfois éloquent. Je peux donner cet exemple d’un monsieur qui vient écrire une doléance, mais qui ne maîtrise ni la graphie, ni les codes d’orthographe et de grammaire. Il est vrai que sa doléance est compliquée à lire et à transcrire, mais il en a conscience parce qu’à la fin, il s’excuse de façon très ironique. Il retourne un peu le stigmate social en écrivant « excusez-moi, mais j’ai fait HEC, haute école communale ». Il y a aussi une dame qui a écrit une doléance assez jolie : elle s’adresse au Président en se mettant dans la peau d’une professeure des écoles. Tout est au conditionnel. Elle commence en disant « Si j’étais professeure des écoles… », et elle lui parle comme si c’était un mauvais élève, mais de façon assez élégante. Il y a donc aussi beaucoup de créativité.

Que nous indiquent ces cahiers sur les contributeurs en matière de positionnement politique ?

Les cahiers témoignent de la compétence politique des rédacteurs. Il y a énormément de contributions qui sont construites sur un mode programmatique, d’actions pour la vie publique, avec des choses qu’il convient d’arrêter de faire, d’autres qu’il faut mettre en place, etc. On a des propositions très concrètes, et qui à mon sens, d’un point de vue textuel et organisationnel, sont très proches de la profession de foi ou du programme politique. Parmi les contributeurs, il y a aussi des personnes qui ne sont plus dans le temps de la construction et du débat mais dans un rejet très net du politique tel qu’il est organisé, avec des cas de violence verbale, qui restent toutefois à la marge. Peut-être que le caractère anonyme des écrits joue, mais on peut aussi relever ces expressions dans des manifestations où les personnes sont à visage découvert et expriment une colère. La politisation suppose du clivage, le fait de s’opposer, de dire qu’on n’est pas d’accord. Mais de façon générale, les cahiers du Grand débat et de l’opération « Mairie Ouverte » ne sont pas remplis d’insultes ! À rebours de ceux qu’ont pu dire certains, ça n’a pas entrainé une « hystérisation du débat ». Je ne crois pas que les cahiers constituent un « défouloir » plus qu’un autre moyen d’expression.

[ Première « Assemblée des assemblées » pour une coordination nationale de gilets jaunes, Sorcy-Saint-Martin, 26 janvier 2019 | Stéphane Burlot ]

Néanmoins, le Grand débat a également été dépolitisant, car ce geste communicationnel tendait à singulariser la parole citoyenne. C’est une façon de la segmenter pour qu’elle ne se constitue pas en collectif. C’est l’inverse de ce que les gilets jaunes faisaient depuis plusieurs mois. Quand on se plonge dans les cahiers, il y a des récits anecdotiques, des expériences individuelles, qui racontent des trajectoires, des difficultés, mais pas uniquement pour parler de soi. C’est aussi pour parler du corps social : on écrit sa doléance en tant que commerçant, en tant qu’infirmière… J’ai beaucoup lu cette expression, « en tant que ». Elle signifie à quelle catégorie socioprofessionnelle le contributeur appartient, et quelles sont les difficultés que cette catégorie partage.

Par ailleurs le fait même de s’adresser aux politiques, à l’exécutif et de proposer une somme de revendications relève déjà d’un processus de politisation. Je pense que celle-ci répond à plusieurs temps distincts. Maintenant, des scientifiques se penchent sur ces cahiers, des collectifs s’organisent aussi pour savoir ce qu’ont écrit ces gens ou ce qu’on peut en faire politiquement. C’est un deuxième temps de la politisation. Beaucoup de collectifs citoyens s’organisent un peu partout en France pour rouvrir ces cahiers et les analyser. Par ailleurs, la recherche sur les cahiers de Creuse a pu voir le jour parce que j’ai été accompagnée par des citoyens qui m’ont aidée à transcrire les données : toute seule, je n’aurais jamais pu aller jusqu’au bout. Ça aussi, ça montre qu’il y a un besoin de reconstituer un espace d’expression, et les cahiers en sont un point de départ. 

Quelles conclusions tirer du Grand débat ?

« Ce geste communicationnel tendait à singulariser la parole citoyenne. C’est une façon de la segmenter pour qu’elle ne se constitue pas en collectif. »

Quand le 13 janvier 2019, le président de la République nous adresse une lettre, il passe un contrat de communication. Les Français lui ont répondu dans des millions de contributions, mais il n’y a pas eu de réponse. Macron avait fait la promesse que cette grande consultation donnerait lieu à une restitution de la synthèse des idées et à une mise en ligne des doléances, ce qui n’a pas du tout été le cas. Certains citoyens n’ont pas été dupes, ils savaient que c’était de la communication. Mais il y avait quand même un espoir, qui a été déçu. Le contrat a été rompu. On s’en rend compte aujourd’hui : plusieurs années après cette séquence, quand on discute avec des personnes qui y ont participé et qui se sont rendu compte de la supercherie, il y a presque un sentiment d’humiliation. J’ai assisté à de nombreux ciné-débats autour du documentaire Les Doléances, d’Hélène Desplanques : il y a parfois des spectateurs qui se mettent à pleurer. Tout ça montre qu’il y a une réelle crise démocratique. Les gilets jaunes en ont été une expression. Ils se sont exprimés par les manifestations dans les rues, dans des cahiers, en assemblées… Autant de formes de monstration qui n’ont pas été entendues. Comme signifié à de nombreuses reprises dans les cahiers, il y a « quelque chose qui ne tourne pas rond ». La figure présidentielle incarne aussi dans les cahiers une forme de mépris, sur laquelle est revenu l’historien Marc Joly dans La pensée perverse au pouvoir.

Et maintenant, où en sont les doléances ?

La demande citoyenne à l’égard de la publicisation des doléances s’est faite pressante ces dernières années. Le réseau des collectifs citoyens s’attache à lire, transcrire ou utiliser les cahiers de doléances à des fins citoyennes, culturelles et artistiques. L’Assemblée Nationale a adopté le 11 mars 2025 une résolution relative à la publicisation des cahiers de doléances collectés dans le cadre du Grand débat national de 2019. Cette résolution acte la nécessité de mettre en ligne ces contributions après anonymisation, afin de permettre leur consultation par le grand public et leur exploitation scientifique. Une partie des cahiers originaux était consultable avant cette résolution : après versement aux archives départementales, un traitement des cahiers a permis d’identifier ceux qui étaient d’emblée consultables librement. Si les cahiers contenaient des éléments ajoutés ultérieurement (des mails imprimés et collés par le maire ou les employés de mairie, par exemple), et que ces éléments comportaient des données personnelles ou exposant la vie privée, la demande de dérogation était obligatoire.

[Acte XII, Paris, 2 février 2019 | Stéphane Burlot ]

Une mise en ligne n’est pas simple en raison de problèmes techniques : après transmission par la préfecture, la BnF a fait procéder par des prestataires à des campagnes de numérisation puis de transcription des photocopies. L’ensemble des copies de cahiers reçues par la BnF a fait l’objet d’une numérisation en format image. La qualité de la transcription a pâti du manque de temps imparti au processus de numérisation et de traitement, ainsi que des divergences entre prestataires. Aussi, on compte 115 000 mots non reconnus et près de 400 000 mots inconnus sur un total de 50 millions. Des phrases ou même des contributions entières sont non retranscrites et il y a de nombreuses erreurs. Par exemple le mot « impôt » est retranscrit en « impact », « riche » en « niche », etc. Il y a également des problèmes juridiques concernant le respect de la vie privée : les cahiers citoyens, du moins ceux produits et reçus en mairie, ont un statut d’archives publiques, leur communicabilité est donc régie par le code du patrimoine (art. L. 213–1 et suivants).

Le cas particulier des cahiers a été examiné par la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) qui a rendu un conseil à leur sujet le 18 avril 2019. Le cas général est celui de la communicabilité de plein droit : « Les cahiers de doléances revêtent le caractère de documents administratifs et [sont] dans leur intégralité, y compris la mention des noms, prénoms et coordonnées personnelles des contributeurs, communicables à toute personne qui les demande, suivant les modalités définies par l’article L311‑9 du code des relations entre le public et l’administration. » Mais la CADA a aussi rappelé que « lorsque des contributions ont été émises sous la forme de courriers adressés directement aux maires, ces contributions qui ne traduisent pas la volonté de leurs auteurs de les rendre publiques, sont couvertes par le secret de la vie privée de l’article L311‑6 du même code ». Les cahiers qui contiennent ces contributions doivent donc faire l’objet d’une dérogation.

Ce régime, qui explique la procédure de tri entre cahiers communicables ou non, mené par les archives départementales, a cependant été modifié par un arrêté du 29 avril 2025. En revanche, cette dérogation générale ne permet pas la mise en ligne de l’ensemble du corpus constitué. Le Règlement Général pour la Protection des Données (RGPD) protège les données personnelles et sensibles. Pour être mis en ligne, le corpus devra être dûment anonymisé. En effet, « aux termes de la loi Informatique et Libertés et du RGPD, la diffusion numérique de ces contributions n’aurait été possible qu’à deux conditions : si les citoyens avaient été préalablement informés d’un futur usage numérique de leurs données et y avaient consenti, ce qui n’est pas le cas pour les cahiers et les courriers sous format libre collectés dans les mairies ; ou si les contributions avaient été anonymisées, par la suppression de toutes les informations susceptibles de rendre identifiables leurs auteurs, afin d’en garantir l’anonymat total et incontestable. » Or, pour différentes raisons énoncées plus haut, le consentement explicite des personnes à la publication de leur contribution n’est pas certains pour l’ensemble des cahiers de doléances et des cahiers citoyens.

Enfin, l’anonymisation renvoie au potentiel repérage des données identifiantes et ré-identifiantes à partir des transcriptions (fichier texte). Les cahiers comportent en effet de très nombreuses données personnelles : des éléments d’identification, librement fournis par les contributeurs (nom, prénom, numéro de téléphone, adresse, etc.) ; des données personnelles qualifiées de sensibles au regard du RGPD, quand les personnes ont émis une opinion politique, présenté leur situation personnelle pour appuyer leurs propositions (informations religieuses, financières, médicales, familiales, professionnelles, etc.) ; des données non directement identifiantes mais permettant la « ré-identification », comme dans le cas où un contributeur qui évoque son commerce dans une commune qui n’en comporte qu’un seul.

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Source: https://www.revue-ballast.fr/que-reste-t-il-des-cahiers-de-doleances/

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/entretien-avec-manon-pengam-que-reste-il-des-cahiers-de-doleances-ballast-15-10-2025/

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