
© Benoit Pavan / Hans Lucas via AFP
Par Simon MARSEILLE.
Crolles (Isère), correspondance particulière.
Trop tôt pour brandir des pancartes. Trop tôt pour les chants d’encouragement. Trop tôt pour pousser le volume de l’enceinte à fond. On accuse encore le coup sous les parapluies ce lundi 20 octobre. Une centaine de salariés, certains blafards, sont réunis au pied de l’immense silo de sucre, symbole de l’usine Teisseire, dont la silhouette rappelle la bouteille du célèbre sirop de grenadine. « Dégoût », « gâchis » et « sentiment de trahison », quatre jours après l’annonce choc par la direction de la fermeture totale du site de Crolles, en Isère, d’ici au printemps. Conséquence de ce « plan de réorganisation » : 205 emplois supprimés, pour 38 créés.
« Je n’ai pas de diplôme, pas d’autre savoir-faire, un crédit à rembourser et je vais devoir repartir de zéro », s’alarme Joaquim, opérateur de conditionnement depuis vingt-trois ans. Qui voudra encore de lui et de ses tendinites dans les bras à force de plier des cartons ? « J’ai peur de ne rien trouver, ça me fout le trac. Je ne sais plus comment chercher un emploi. Quand j’ai commencé ici, France travail n’existait pas, ni Pôle emploi, c’était l’ANPE ! » se souvient l’ouvrier, précisément séduit à l’époque par la longévité de la marque, vieille de trois cents ans.
« On tournait plein gaz, c’était fabuleux »
Si la plupart du personnel, en grève depuis jeudi 9 octobre, s’attendait à une mauvaise nouvelle, personne n’imaginait qu’elle serait aussi cruelle. Pour quelle raison mettre tout le monde dehors ? « Une situation économique difficile dans un secteur très concurrentiel et un outil de production devenu structurellement inadapté aux impératifs économiques du secteur », indiquent les dirigeants dans un communiqué. « La faute à qui ? » contestent les travailleurs, qui dénoncent une forme de suicide industriel depuis qu’une partie de la production a été externalisée en Normandie.
Et dire qu’il y a quinze ans à peine, avant d’être revendue au groupe britannique Britvic – rachetée ensuite par le Danois Carlsberg –, l’usine embouteillait jusqu’à 90 millions de litres de potion colorée. Cléa a connu cet âge d’or. « On tournait plein gaz, c’était fabuleux », se remémore la technicienne qualité, fidèle à sa société depuis trente-quatre ans. « Ces belles illusions ne valent plus rien, l’annonce nous a remis les pendules à l’heure, martèle la mère célibataire, qui commence à compter les trimestres avant la retraite. Je comprends pourquoi les jeunes passent d’une boîte à une autre sans scrupule. Ils sont lucides. »
Contre-exemple, Manon, 28 ans, a-t-elle été trop naïve d’imaginer faire toute sa carrière chez Teisseire, après des années à enchaîner les contrats précaires en cuisine ? « C’est un choc énorme, je ne sais pas si je vais retrouver un travail qui me passionne autant », soupire l’employée de l’unité de fabrication, les yeux gonflés par les insomnies. « Je viens de commencer à chercher un logement moins cher. » Anticiper la suite, déjà, puisque sa future indemnisation chômage sera trop faible pour assumer son loyer actuel.
« On a une direction d’hypocrites prête à tout pour augmenter ses profits », tempête Florent Duc, élu CGT et secrétaire du CSE, qui serrait les dents ces dernières années, à mesure que le robinet s’asséchait : « Depuis 2022, la direction a transféré jusqu’à 40 millions de litres à l’entreprise Slaur-Sardet, au Havre, soit plus de la moitié des volumes qu’on produisait à
Crolles. Forcément, dans l’industrie, lorsqu’on baisse les volumes, ça fait monter le coût au litre et ça pénalise la rentabilité du site. » Voilà pourquoi, dès avril 2026, le sous-traitant normand produira l’intégralité du sirop Teisseire.
« Si c’est pour travailler dans un garage automobile, c’est non ! »
« Le mouvement de grève va évoluer pour être plus impactant », prévient le syndicaliste, sans plus de précision à ce stade, alors que commencent trois mois de négociations pour tenter d’arracher des indemnités « à la hauteur des moyens colossaux de la société ». L’actionnaire, Carlsberg, a réalisé près d’un demi milliard d’euros de bénéfices au premier semestre 2025.
Quant à l’hypothèse d’un repreneur du foncier, explorée par l’entreprise ? « S’il y en avait un, ils nous l’auraient déjà présenté, balaie Florent Duc. Les salariés souhaitent continuer à produire du sirop Teisseire, donc si c’est pour transformer le site en garage automobile ou autre, c’est non ! »
Eddie, jeune technicien de maintenance, s’interroge : « Aujourd’hui, c’est nous, mais demain, ce sera qui ? Je n’ai pas envie de revivre ça. » Traversera-t-il la rue pour tenter une reconversion, à moins d’un kilomètre de là, dans les salles blanches de STMicroelectronics, leader européen des puces informatiques ? « Malheureusement, lui aussi prévoit de
supprimer des postes. » Environ 1 000 en France, d’ici un an.
°°°