
Les paysannes et paysans du réseau Longo Maï font germer des semences palestiniennes. Une démarche symbolique et un plaidoyer sur l’urgence d’une réappropriation des savoir-faire autour de la reproduction des graines.
Par Estelle PEREIRA.
Limans (Alpes-de-Haute-Provence), reportage
Dans la lumière douce d’octobre, la serre de la ferme de la Grange Neuve, à Limans, dans les Alpes-de-Haute-Provence, déborde de courges et de courgettes aux teintes vertes et orangées. Penchée sur une table de tri où s’étalait, il y a deux semaines, des graines de melons, de tomates et de courgettes originaires de Palestine, Sylvie Seguin arrose les plants de salades et moutarde.
« Malheureusement, à chaque fois qu’il y a des guerres, l’autonomie des paysans et à travers eux, celles des populations, est visée », lâche-t-elle, en référence à la destruction, le 31 juillet, de l’unité principale de multiplication de la banque de semences d’Hébron, en Cisjordanie, par l’armée israélienne.
La nouvelle lui est parvenue par le biais d’un réseau de solidarité autour de la semence. En tant que paysanne, Sylvie sait combien les graines sont le fruit d’un long travail de sélection. Celui de la coopérative agricole autogérée Longo Maï a débuté il y a vingt ans. D’abord dans un souci d’autonomie alimentaire — les semences industrielles, des hybrides F1, ne parvenaient pas à pousser sur les terres rocailleuses de Provence. Puis d’adaptation au changement climatique. « La semence, c’est l’autonomie alimentaire des peuples ! » appuie Sylvie Séguin.
Refuser l’effacement d’une culture
Après l’attaque terroriste du 7 octobre 2023 et le début de l’offensive sur la bande de Gaza, la coopérative, qui comprend aussi des fermes en Allemagne, en Roumanie ou encore en Ukraine, s’est posé la question de comment étendre son réseau de solidarité à la Palestine.
En lien avec des paysans sur place, le collectif décide, comme cela a avait été fait pendant la guerre en Irak, en Syrie ou encore au Soudan, de récupérer des semences palestiniennes stockées dans la banque de gènes. Dans la plus grande d’Europe, celle de Gatersleben, en Allemagne, des dizaines de milliers de variétés collectées aux quatre coins du globe sont conservées dans des congélateurs.
« La même banque d’où nous avions extrait 900 variétés de céréales pour les protéger des hybridations par les OGM en 2007 », rappelle Martina Widmer. Une action qui s’était avérée fertile puisque « certaines variétés, comme le blé « barbe noire » d’Irak, ont réussi depuis à retrouver le chemin de leur pays d’origine », relate-t-elle.

Depuis, une quinzaine de fermes militantes ont rejoint la démarche de reproduire ces variétés issus de ces frigos, avant de trouver un moyen de les faire parvenir en Palestine. Une initiative accueillie « avec reconnaissance » par l’Union des comités de travail agricole (UAWC), principale organisation paysanne de Palestine. Elle souligne auprès de Reporterre que leur priorité reste de continuer à pouvoir les reproduire sur leur terre d’origine. À ce jour, plus de 60 variétés de semences indigènes sont conservées au sein de la banque de semences d’Hébron.
« Cultiver les semences palestiniennes, ce n’est pas pour répondre à l’urgence de la famine à Gaza, concède le paysan Lucas Wintrebert. Mais c’est aussi un moyen de parler de la Palestine dans nos fermes. Car dans le génocide commis par Israël, il y a aussi une volonté d’effacer la culture palestinienne. Sauver ces semences, c’est refuser cet effacement. »
Semer l’autonomie paysanne
Depuis sa création dans les années 1970, Longo Maï milite pour le droit de reproduire et de transmettre des semences libres, non brevetées, adaptées aux conditions locales. « Au départ, nous ne connaissions rien à la production de semences », retrace Martina Widmer. « Nous avons été effrayés de voir à quelle vitesse disparaissaient les savoirs-faire autour des variétés. Un phénomène qui concerne tous les continents », poursuit la paysanne qui a participé à la mise en place de jardins de semences dans les six fermes françaises du réseau Longo Maï, situées dans le quart sud-est de la France.
Dans un hangar en ossature bois, un semoir mécanique porte l’inscription « seeds not war » (« des graines pas la guerre »). Sylvie Séguin plonge sa main dans une caisse pour y ressortir des graines de seigles brunes et dorées. Autour d’elle, des bacs empilés remplis de variétés anciennes de blé originaires du Moyen-Orient — d’Irak, d’Iran, de Syrie, du Liban — attendant d’être triées puis semées sur la centaine d’hectares de terres cultivables de la ferme qui fait face à la montagne de Lure.

En vingt ans, Jacques Berguerand a constaté que les variétés de blé originaire du Moyen-Orient s’adaptent au climat méditerranéen. « Nous avons retrouvé des variétés sur une ferme à Alep, en Syrie, capable de pousser dans des zones où la pluviométrie équivaut à celle de l’Andalousie en Espagne. » Ses recherches autour des semences se font autour de rencontres régulières avec des paysans de la ferme-école Buzuruna Juzuruna (« Nos graines sont nos racines »), située dans la plaine de la Bekaa, au Liban. Là-bas, les paysans ré-apprennent à reproduire, sélectionner et partager leurs propres semences, renouant avec des gestes ancestraux.
« La production de semences est une démarche sur le temps long », explique Sylvie, circulant entre des rangs de cultures recouverts d’un filet protecteur pour que les pollens ne puissent pas coloniser d’autres plantes. Au départ nous en avons semé une toute petite quantité car les banques de semences nous fournissent seulement dix à douze graines par échantillon. L’année suivante peut-être en aurons-nous une centaine de graines et ainsi de suite. Mais c’est un processus lent. » Des variétés aux noms étranges, tel que BI-20090, qu’il a fallu observer pour savoir à quoi elles correspondaient.
En un siècle, 75 % de la biodiversité cultivée a disparu
Pour Lucas Wintrebert, sortir les graines des banques de semences, « est une manière de faire en sorte que le patrimoine qui a été d’une certaine manière pillé dans tous les pays du monde retourne dans les champs dont il est issu ». Le paysan inscrit cette démarche dans une réflexion globale sur l’utilisation des semences comme instrument de colonisation par l’agroindustrie.
La graine industrielle est à la base de la pensée mécanique de l’agriculture intensive d’exportation au détriment de la culture de subsistance. Un modèle qui s’est imposé progressivement en Europe à partir des années 1960, mais qui fut imposé avec brutalité au Moyen-Orient.
L’exemple de l’Irak est emblématique : en 2004, soit un an après l’invasion américaine, une loi interdisait aux agriculteurs irakiens d’utiliser leurs propres semences et les obligeait à acheter celles des multinationales comme Monsanto, Cargill ou Syngenta. La productivité de ces semences repose sur l’usage intensif de pesticides et d’engrais, qui appauvrissent les sols tout en profitant aux firmes agrochimiques, au détriment des paysans.

Aujourd’hui, la majorité des semences, y compris en France, proviennent de sélections industrielles (hybrides, F1, OGM) inscrites dans des catalogues. Elles sont stériles, payantes, brevetées et inadaptées à la culture agroécologique. « Tandis que les variétés indigènes, fruit du travail et de sélection des communautés paysannes depuis des siècles, sont utilisées comme des ressources génétiques par les firmes agroalimentaires pour créer de nouvelles variétés brevetées », dénonce Martina Widmer.
Effet concomitant : les semences ne sont plus disponibles dans leur pays d’origine. En un siècle, 75 % de la biodiversité cultivée a disparu selon la FAO (l’agence des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture).
Des films pour réapprendre à faire ses graines
Face à cette dépossession, Longo Maï a créé il y a dix ans des films pédagogiques sur la production de semence depuis traduit en treize langues. Sept heures de vidéos sur les « semences buissonnières » pour reproduire soi-même une quarantaine de familles de légumes potagers. Une prochaine traduction en pulaar, langue parlée au Mali, en Guinée, et au Sénégal est en cours. C’est en tombant sur les vidéos en ligne que des paysannes sont entrées en contact avec Longo Maï.
« Notre démarche de la libre circulation des savoirs est à l’extrême inverse de celles de l’industrie qui a sectorisé la production et la reproduction. C’est une lutte contre la marchandisation du monde », appuie Sylvie.

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Source: https://reporterre.net/elles-preservent-des-semences-en-solidarite-avec-la-Palestine
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