
Trois jours après la destruction d’Hiroshima, les États-Unis ciblaient Nagasaki. L’horreur absolue de ces deux bombardements rappelle le risque auquel est confrontée l’humanité et doit interpeller la diplomatie française. Par Jean-Marie Collin, directeur de la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN) France.
Tribune de Jean-Marie COLIN (ICAN-France)
Depuis quatre-vingts ans, selon les paroles du philosophe Günther Anders, « ce n’est plus l’homme qui est mortel, mais l’humanité tout entière, et de son propre fait ».
L’instant qui a suivi la vague de chaleur créée par la boule de feu et l’onde de choc destructrice a été marqué par un profond silence, rapportent les hibakusha, les survivants d’Hiroshima et de Nagasaki. Ce silence s’est interrompu très rapidement et l’horreur atomique a alors véritablement commencé. Les survivants se sont mis à gémir, accablés par une douleur profonde.
Les dessins réalisés au lendemain de ces journées, aujourd’hui visibles aux musées du Mémorial de la paix d’Hiroshima et de Nagasaki, décrivent ces heures tragiques. Des colonnes de personnes se tenant les unes aux autres, désorientées, blessées. Certaines portent une partie de leur intestin, d’autres marchent avec des lambeaux de peau pendant à leurs bras, ou encore avec le visage brûlé au point de laisser apparaître les orbites de leurs yeux.
Enfin, ils sont nombreux à se précipiter dans les rivières d’Hiroshima, ou dans celle de Nakashima qui traverse la ville de Nagasaki, poussés par la soif causée par leurs brûlures. Là aussi, les dessins sont explicites : les rivières sont « rouges de sang », soulignant l’horreur absolue.
Puis, dans l’heure suivant l’explosion, une pluie noire est tombée sur les deux villes, emportant dans la mort de nombreux survivants. Gluante et épaisse, chargée de cendres et de particules brûlées, elle a contaminé l’eau, les sols, les vêtements, et s’est infiltrée partout, propageant sa radioactivité, ce poison invisible de la bombe.
Le Comité international de la Croix-Rouge va intervenir pour soigner les survivants, atteints pour la plupart, comme le soulignera le docteur Marcel Junod, « d’un mal nouveau » : les effets des radiations…
Parmi les survivants de Nagasaki se trouve un jeune garçon de 16 ans, qui plus tard sera surnommé le « facteur de Nagasaki » dans le livre éponyme de Peter Townsend1. Sumiteru Taniguchi allait livrer son courrier sur son vélo rouge, en cette matinée, avant d’être propulsé par l’explosion et de survivre miraculeusement. Une photo de lui connu sous le nom du « garçon au dos rouge » va montrer au monde entier son dos totalement brûlé, ses plaies ouvertes et ensanglantées.
Après vingt-et-un mois couché sur le ventre, il sortira de cet enfer, mais selon ses mots pour « endurer l’agonie ». Il coprésidera l’organisation des survivants des victimes des bombes A et H Nihon Hidankyo et combattra jusqu’au dernier jour (2017) pour être « la dernière victime de la bombe atomique ».
Près de 80 000 hommes, femmes, enfants sont morts à la suite de l’explosion à Nagasaki. À Hiroshima, Little Boy (nom de code de la bombe A) pulvérise la ville le 6 août, à 8 h 15, provoquant au moins 140 000 morts.
Comme le releva le 27 janvier 1946 Francis Lacoste, le premier diplomate français à se rendre sur place, « la pensée qui hante le visiteur, à Hiroshima, c’est qu’au lieu de raids répétés nuit après nuit, de centaines de forteresses volantes (…) et lançant sur elle des milliers de tonnes de substances incendiaires, il a suffi d’un unique projectile pour provoquer, en un éclair, l’anéantissement d’une ville entière et de la moitié de sa population ».
La bombe nucléaire va devenir, avec l’arrivée des missiles intercontinentaux (fin des années 1950), l’objet d’une stratégie militaire : la dissuasion nucléaire, soit la menace permanente de l’emploi d’armes de destruction massive. Cette stratégie est toujours en vigueur dans neuf États (États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine, Inde, Pakistan, Israël, Corée du Nord) qui possèdent plus de 12 000 armes.
Le Traité des Nations unies sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), entré en vigueur en 2021, regroupe 98 États, soit la moitié des 197 États membres de l’ONU. Il interdit non seulement ces armes, mais également la menace d’emploi, soit la dissuasion. Une stratégie de défense que la France souhaite étendre, avec le soutien des Britanniques, à l’ensemble des Européens dans une volonté d’affirmation de puissance, au risque de créer une plus grande instabilité internationale et d’accélérer la fin du régime du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP).
L’analyse historique montre une chose : la dissuasion nucléaire n’a ni empêché les guerres (comme l’a montré le récent conflit entre l’Inde et le Pakistan), ni assuré la sécurité d’un État (l’Ukraine a frappé des sites stratégiques de la Russie), ni garanti de ne pas être attaqué massivement (l’Iran, et avant lui l’Irak, a frappé Israël avec des missiles) ; tout cela relevant aussi d’une part de chance.
Il faut donc, en réalité, parler de « théorie de la dissuasion » devant une stratégie qui a été mise en échec à différentes reprises. Cette réalité place l’humanité devant le risque d’une erreur, d’un accident ou d’une escalade qui pourrait déclencher l’irréparable. La diplomatie française aura-t-elle cela en tête lors des commémorations au Japon ?
- Le Facteur de Nagasaki, de Peter Townsend, réédité en 2025 par les éditions Les Belles Lettres (traduction de Pierre Reignier) avec une postface d’Isabelle Townsend. ↩︎
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