
Cette petite île de la baie d’Hiroshima a été, elle aussi, témoin de l’horreur du 6 août 1945. Dans les heures qui ont suivi le bombardement atomique, des milliers de blessés ont été amenés ici, par bateau. Peu ont survécu.
Par Johann FLEURI, correspondante Ouest-France à Ninoshima (Hiroshima, Japon).
Dans la baie d’Hiroshima, la petite île de Ninoshima où ne vivent plus que 600 âmes, se fait discrète. Dans ses hauteurs, les forêts de bambous dansent sous le vent chaud du mois d’août, les cigales chantent à tue-tête et les enfants ont pris le ferry depuis Hiroshima pour se rendre sur cet îlot qui prend des allures de base de loisirs, le temps de l’été.
Une ancienne station de quarantaine
Lorsque l’on s’y promène, aujourd’hui, difficile d’imaginer son sombre passé tant les vestiges de son histoire sont peu nombreux. Mais Kazuo Miyazaki, 77 ans, historien local et enfant du pays, se bat pour que le devoir de mémoire perdure et que les secrets de son île ne tombent pas dans l’oubli. « Il faut continuer de se souvenir pour que les horreurs de la guerre ne se reproduisent pas », dit-il.
« Autrefois , il y avait ici une station de quarantaine l’une des plus grandes au monde, elle s’étendait sur près de trois kilomètres », explique le septuagénaire qui fait défiler les photos d’un classeur.
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Pendant la période de guerre sino-japonaise (1894-1895) et russo-japonaise (1904-1905), l’armée japonaise impériale avait choisi cette île pour y faire construire une gigantesque infrastructure militaire dans le but « d’empêcher les maladies telles que le choléra et le typhus de circuler et d’entrer dans l’archipel ». Vêtements, équipements et autres objets appartenant aux soldats étaient ainsi stérilisés dans d’énormes chaudières à vapeur, avant d’être brûlés dans des incinérateurs situés à proximité. Les soldats devaient également prendre des bains dans des baignoires contenant des produits désinfectants.
Durant la guerre sino-japonaise, 230 000 soldats seront ici confinés. Des soldats russes seront aussi stationnés dans les années 1900. Hiroshima et sa baie deviennent un port militaire majeur pour le pays : c’est l’une des raisons qui en fera une cible, le 6 août 1945.
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Ce matin-là, les États-Unis larguent Little Boy sur Hiroshima : la bombe fait 140 000 morts. Ninoshima se trouve à 8 kilomètres de l’hypocentre. « Lorsqu’il a fallu évacuer ceux et celles qui étaient le plus grièvement blessés, l’endroit était rapidement trouvé. » L’île se transforme en hôpital de campagne et deviendra le centre d’évacuation d’urgence.
Plus de 10 000 blessés transportés sur l’île
Dans les deux heures qui ont suivi l’explosion, « les victimes ont commencé à arriver par bateau au centre de quarantaine n° 2 de l’île. Ses bâtiments se sont remplis de patients souffrant de graves blessures et qui n’ont pas survécu longtemps. Nombre d’entre eux sont même décédés en cours de route. » Selon des témoignages, les corps étaient attachés aux bateaux avec des cordes, puis empilés sur la côte.
Plus de 10 000 blessés ont ainsi été transportés à Ninoshima, mais peu ont survécu : on ne sait toujours pas combien de personnes sont mortes sur l’île. Selon des archives de la ville d’Hiroshima, des membres de l’armée impériale se relayaient alors 24 heures sur 24 pour procéder aux crémations et aux enterrements : les corps étaient si nombreux que certains ont été enterrés dans des fosses communes.
Enterrées anonymement
Une pierre tombale, sur laquelle avait été inscrit « le monticule des 1 000 personnes », est restée un mystère pendant longtemps. « Puis on a fini par comprendre, qu’il s’agissait de personnes enterrées anonymement et rapidement », explique Kazuo Miyazaki. Le 25 août, lorsque l’hôpital de campagne ferme ses portes, il ne reste plus que quelques centaines de survivants.
Après la Seconde Guerre mondiale, les dépouilles de 1 500 personnes sont exhumées en 1947, puis 2 000 en 1955. Encore plusieurs centaines jusqu’en 2004. Dans les années 70, des corps sont aussi retrouvés lors d’un chantier de construction d’une école. En 2025, des fouilles sont toujours menées par le chercheur Rebun Kayo, désireux d’offrir de vraies sépultures aux victimes.
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De son côté, Kazuo Miyazaki a collecté durant des années archives, photos et autres textes qu’il expose désormais dans un mémorial, qui a ouvert ses portes en 2021. Sur certains clichés, on peut apercevoir son père Tasuke, ancien soldat de l’armée impériale japonaise.
Accroupi près du mémorial, Yutaka Masumoto, un autre habitant de l’île, prend soin d’un parterre de fleurs. Le mémorial, il en connaît chaque photo, chaque document. Il a appris auprès de Kazuo Miyazaki qui s’est efforcé de partager ses connaissances avec d’autres habitants de l’île afin qu’ils puissent eux aussi raconter les faits historiques à qui veut les entendre.
À 83 ans, Yutaka Masumoto était là lorsque la bombe est tombée sur Hiroshima. Il n’était qu’un tout petit garçon. « Je ne me souviens de rien, c’est le trou noir. » L’émotion l’étreint. Longtemps, il a cherché à se souvenir mais en vain. N’est restée dans sa mémoire que cette lumière blanche, aveuglante. Ensuite, il a fermé les yeux. « L’histoire de notre île, on a encore du mal à en parler, ajoute Kazuo Miyazaki. Pour ma part, je n’étais pas né lors du bombardement mais encore aujourd’hui, lorsque j’en parle, j’ai envie de pleurer. »
L’horreur gravée à l’acrylique
« Ce jour-là, j’avais 8 ans », explique Keiko Ogura, survivante d’Hiroshima, en regardant un tableau qui représente une petite fille, prise dans une averse de pluie noire. À l’occasion des 80 ans depuis le bombardement d’Hiroshima, le musée d’art Taro Okamoto, situé à Kawasaki, expose des tableaux réalisés par des collégiens. Ces derniers ont, pendant une année, échangé avec les survivant.es afin de reproduire, à l’acrylique, leurs souvenirs de cette journée du 6 août 1945. C’est la première fois que ces toiles sont exposées hors d’Hiroshima : elles espèrent voyager un jour hors du Japon. Des créations contemporaines complètent l’exposition visible jusqu’au 19 octobre. Site : https://www.taromuseum.jp/
107 pays représentés à la cérémonie de Nagasaki
Un total de 107 pays ont confirmé leur présence ce samedi 9 août aux cérémonies de la paix de Nagasaki : c’est la première fois que la seconde ville bombardée de l’histoire va réunir autant de nations autour de son drame. Le précédent record était l’année dernière avec 100 pays. En 2024, la décision de ne pas inviter Israël en soutien à la Palestine du maire, Shiro Suzuki, avait provoqué un tollé, entraînant un boycott de la cérémonie de plusieurs pays dont la France : « Cette année, j’invite Israël mais aussi la Russie : car tous les pays doivent voir l’horreur de cette bombe », explique le maire. Pour la première fois, Taiwan devrait également participer.
L’intelligence artificielle au service de devoir de mémoire
Dans le but de poursuivre le devoir de mémoire après la disparition des derniers survivant.es, la branche d’Hiroshima de la chaîne de télévision publique NHK a développé un simulateur de témoignages. Des hibakusha se sont prêtés à des centaines de questions-réponses afin de permettre la simulation d’un dialogue géré par l’IA : des visiteurs peuvent ainsi poser des questions à l’interface qui répondra via des vidéos préenregistrées dans une base de données. Ce simulateur sera présenté ce mercredi 6 août dans le Centre international de conférence d’Hiroshima et pourra être utilisé dans le futur dans divers événements.
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