À Marseille, un réseau d’entraide entre maraîchers pour briser l’isolement (Reporterre-31/12/24)

Manouk, Rémy, Joëlle, Lou et Andreas lors d’une journée d’entraide sur la ferme du Collet des Comtes, dans le sud de Marseille. – © Maïté Baldi / Reporterre

« Ils et elles brillent par leur solidarité » (6/6). Éparpillées à Marseille, quatre fermes urbaines ont créé un modèle d’entraide professionnelle. Deux fois par mois, les maraîchers se retrouvent chez un confrère pour rompre leur isolement.

Par Eliza AMOURET & Maïté BALDI (photographies)

Marseille (Bouches-du-Rhône), reportage

Dans la serre de la ferme pédagogique du Collet des Comtes (12e arrondissement de Marseille), des mains expertes arrachent ce qui reste des plants de choux après la récolte. Tout doit être prêt pour y planter des fraises. Joëlle Crochemore, cheffe exploitante, bénéficie ce jeudi-là, comme tous les deux mois, du savoir-faire de quatre autres maraîchers urbains venus l’aider.

Le murmure des voitures passant sur la route toute proche est étouffé par les conversations des agriculteurs, mains dans la terre, qui prennent des nouvelles de leurs fermes respectives. « Vous avez planté toutes vos fraises ? », demande Raphaëlle Di Bartoloméo, pépiniériste à la ferme du Roy d’Espagne, à Lou Richarme, maraîchère à Colinéo — une association de protection de l’environnement qui possède une ferme de 4 000 m2. Les deux femmes n’ont pas l’occasion de se voir au quotidien : leurs fermes sont situées aux extrémités nord et sud de la cité phocéenne.

L’aide d’agriculteurs chevronnés permet de gagner un temps précieux par rapport à un coup de main donné par des proches ou des voisins. © Maïté Baldi / Reporterre

En quelques minutes, Matthieu, Rémy, Lou et Raphaëlle, aidés par Manouk et Andréas, des collègues de Joëlle, ont transformé la plate-bande occupée par des choux en une terre meuble dépourvue de mauvaises herbes. Guêtres aux jambes et doudoune sans manche, Joëlle mène le chantier et indique où se trouvent les outils. Lou passe la grelinette, un outil permettant « d’aérer le sol sans le retourner », explique-t-elle, tandis que Rémy et Matthieu préparent la bâche. « Pour les fraises, c’est Rémy le champion », dit Joëlle dans un sourire, en laissant le maraîcher superviser la pose de la bâche dans sa serre.

« Une journée d’entraide, c’est l’équivalent de deux ou trois jours de travail »

« On a des similitudes dans notre travail, donc c’est chouette de pouvoir en discuter », dit Raphaëlle. Adepte des mêmes pratiques agricoles, notamment le maraîchage biologique sur sol vivant, chacun sait ce qu’il doit faire. Certaines tâches non mécanisées sont chronophages, comme le désherbage des parcelles. « Quand on est tout seul, moralement, c’est dur ; quand on est beaucoup, c’est bien, ça va vite », affirme Rémy Van Den Bussche, à la tête de la ferme des Petits Champs, dans les quartiers nord de Marseille.

À la différence d’un coup de main ponctuel donné par des amis ou de la famille, ce soutien est régulier et professionnel. « Une journée d’entraide, c’est l’équivalent de deux ou trois jours de travail », dit Lou, maraîchère de 21 ans dans le nord de Marseille. « Ce qui est important, c’est de se rassembler entre agriculteurs », explique Joëlle, brouette en mains. « On n’a pas toujours envie de tout expliquer, de montrer comment faire », ajoute-t-elle.

Briser l’isolement

L’idée d’une entraide n’est pas nouvelle. Dans le milieu rural, de nombreux paysans se soutiennent, se prêtent du matériel et viennent dans les fermes de leurs pairs prêter la main. En ville, la proximité avec les autres fermes est moins évidente. Raphaëlle travaille à la ferme du Roy d’Espagne, au sud de la ville, à la frontière entre une zone pavillonnaire et le parc national des Calanques. Elle se « sent isolée de ses copains et de ses voisins par son travail ». « Pas un de mes voisins n’est paysan », souffle-t-elle.

Chacun des membres de l’entraide peut apporter son expertise sur des points précis. © Maïté Baldi / Reporterre

Précédemment installée dans la Drôme, où un « gros réseau d’entraide existe », c’est elle, avec ses collègues paysans du Roy d’Espagne, qui a insufflé l’idée de ce groupe en 2019. « On avait besoin de créer un espace pour se retrouver », résume-t-elle. Au départ réticente à donner de son temps dans une vie déjà bien remplie, Joëlle a vite changé d’avis. « J’ai compris que cette entraide allait m’apporter beaucoup plus que le temps que je donne », raconte-t-elle.

« Il n’y aura pas de détresse dans notre entraide parce qu’on peut partager notre mal-être »

L’entraide, « ce sont tous des copains », affirme l’exploitante du Collet des Comtes, âgée de 39 ans. « C’est un endroit cocooning où on se fait tous confiance », ajoute-t-elle. En plus d’une aide professionnelle, les agriculteurs y trouvent un réconfort moral. « C’est un métier où on ne gagne pas et où on travaille beaucoup », décrit Raphaëlle. « Ici, on a le droit de dire qu’on en a marre », s’écrie Joëlle.

Selon la MSA, la Sécurité sociale agricole, ses assurés entre 15 et 64 ans présentent un risque de suicide accru de 43 % par rapport au reste des assurés. Mais Joëlle en est persuadée : « Il n’y aura pas de détresse dans notre entraide, parce qu’on peut partager notre mal-être. » Pour Rémy, qui « passe beaucoup de temps dans les champs », le jeudi, c’est avant tout « un moment qu’on se donne pour se voir ».

Le système d’entraide permet aux maraîchers de se sentir moins seuls dans la pratique de leur métier. © Maïté Baldi / Reporterre

Une fois les bâches posées, prêtes à accueillir les fraises, Joëlle, accompagnée de son chien, Quito, entreprend de faire visiter la ferme à la troupe de travailleurs. Une occasion d’échanger sur les pratiques et de se donner des conseils. Rémy remarque que les navets de Joëlle ont le même problème que les siens : les feuilles blanchissent. « C’est peut-être dû au froid », explique-t-il. « C’est rassurant de savoir qu’on n’est pas seuls à avoir des galères sur des plants », dit Matthieu Catherin, en stage dans la ferme de Rémy.

Achats groupés et prêts de matériel

À la fin de la matinée de travail, les maraîchers passent à table dans une ambiance détendue et conviviale. Assis à l’extérieur à une table en bois pour profiter de la lumière blanche du soleil hivernal, chacun discute de ses projets. Muni du catalogue de commande de graines et de plants, Rémy demande si certains désirent commander des bulbes d’oignons. « On fait souvent des achats groupés », explique Raphaëlle. Une seule ferme peut alors se déplacer pour aller chercher les plants et faire gagner du temps à tous les autres. « Parfois, il faut aller jusqu’à Carpentras », à une heure de route de Marseille, explique Joëlle.

« On se prête aussi du matériel », raconte Joëlle, qui « demande souvent à Rémy de rapporter des outils pour l’entraide ». Ces prêts se font les yeux fermés, car tout le monde est confiant dans le savoir-faire des autres. Rémy et Joëlle tiennent aussi ensemble un stand sur le marché des producteurs de la Plaine, le vendredi soir, au cœur de Marseille. « Le jeudi à l’entraide, on peut discuter de ce qu’on apporte sur le marché », explique l’agricultrice du Collet des Comtes. « Je vais avoir beaucoup de brocolis cette semaine », lui dit Rémy à l’autre bout de la table.

Les maraîchers prennent le temps pour des repas collectifs, lors desquels ils peuvent échanger sur des projets futurs. © Maïté Baldi / Reporterre

Après un café et un morceau de pompe à l’huile — un dessert provençal — les maraîchers reprennent la route des parcelles de choux, brocolis et poireaux. La journée se termine vers 16 heures, mais l’entraide ne s’arrête pas au bord du champ : les maraîchers restent en contact permanent grâce à leur groupe WhatsApp. « Dès que j’ai une interrogation, un doute, je demande conseil », raconte ainsi Lou, installée depuis un an à Colinéo.

Cette entraide régulière assure à chaque ferme un coup de pouce tous les deux mois, dans un esprit professionnel et bienveillant. Les quatre fermes ne souhaitent pas élargir leur modèle, « pour conserver le bon fonctionnement », indique Joëlle, mais invitent d’autres exploitations à se rassembler pour se soutenir et sortir de l’isolement de leur métier. À Marseille, rendez-vous est pris en janvier pour venir aider la ferme du Roy d’Espagne.

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Source: https://reporterre.net/A-Marseille-un-reseau-d-entraide-entre-maraichers-pour-briser-l-isolement

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