
L’écologie, pas une priorité dans les quartiers populaires ? Au contraire, écrit la militante Rania Daki, qui revient dans sa chronique sur la nécessité de penser une écologie sociale, enracinée, « même sur un sol abîmé ».
Rania Daki, 23 ans, cofondatrice de La jeunesse populaire et du média Diasporas, se bat pour inscrire la justice sociale au cœur du combat environnemental.
Par Rania DAKI.
« Pourquoi tu parles d’écologie, alors que c’est pas notre priorité dans la vie ? » Cette question, on me l’a souvent posée. Parfois avec agacement, parfois avec sincérité. Et je ne vais pas mentir : moi aussi, je pensais comme elles et eux.
Parce qu’autour de moi, on court après l’essentiel. Parce que lorsqu’on se demande si nos parents pourront payer le loyer ou si nos frères et sœurs ne subiront pas de discriminations, manger bio ou faire du vélo ne nous apparaît pas comme une priorité.
J’ai grandi à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis. Une ville, comme j’aime le dire, toujours en travaux. Je pense que j’étais encore en primaire quand les chantiers ont commencé. Imaginez-vous du bruit constant dans vos oreilles, des panneaux de signalisation partout devant vos yeux, et de la pollution dans vos poumons.
L’environnement qui nous entoure nous intoxique, sans même qu’on s’en rende compte. C’est peut-être à cause de ça que mon frère a souffert de nombreuses crises d’asthme enfant, ou que ma mère a des problèmes respiratoires. Et ce ne sont pas des cas isolés.
« Cette écologie, trop souvent, est portée par des visages et des récits éloignés des nôtres »
C’est au lycée, pendant un cours de géographie, que j’ai compris que ce combat m’appartenait aussi. Le genre de cours qu’on survole, entre deux soupirs. Et puis, les faits sont tombés : le chlordécone aux Antilles, les déchets européens déversés en Asie, la sécheresse qui dévore l’Afrique. C’est là que j’ai saisi une chose essentielle : l’écologie concerne tout le monde, mais pas de la même manière. Et surtout, au fond, il ne s’agit pas seulement de planète, mais d’humanité. De dignité.
« Autour d’moi, y a des gens qui veulent s’en sortir, des mères qui veulent s’assoupir », comme le dit le rappeur SCH dans son morceau Himalaya.
Quand on veut « s’en sortir » ou quand on veut « s’assoupir », il est évident que l’écologie, telle que présentée depuis tant d’années en France, parait superficielle. Un luxe accordé à une population qui a le temps d’y penser. Le temps de « penser vert » quand certains pensent juste à survivre. Certaines personnes n’ont pas l’énergie de penser à l’écologie. L’écologie dominante, celle des ZFE et des écogestes, dépolitisée et aseptisée. Celle qui apparaît presque comme un gros mot, à des années-lumières de nos trajets en RER bondés, de nos barres d’immeubles qui tombent en ruine, ou de nos fins de mois impossibles.
Pas d’écologie sans justice et dignité
Cette écologie, trop souvent, est portée par des visages et des récits éloignés des nôtres. Combien de fois ai-je pu entendre parler de ce sujet avec des exemples que je ne connaissais pas ou des vécus auxquels je n’arrivais pas à m’identifier ? Moi, je voulais une écologie où la justice et la dignité seraient au centre. Celle où je pouvais me reconnaître. J’ai compris qu’il n’y aurait pas d’écologie possible si elle ne regardait pas en face ces réalités : les passoires thermiques qui laissent des familles grelotter l’hiver, le béton omniprésent en banlieue qui étouffe nos quartiers, le manque de moyens et d’infrastructures qui creuse les inégalités.
Chez moi, l’écologie ne se dit pas, elle se vit. Pas par choix, mais par nécessité. Loin de moi l’idée de glamouriser notre mode de vie, qui n’est qu’une conséquence des inégalités sociales que l’on subit. On vit dans des appartements mal isolés : on chauffe juste assez pour ne pas souffrir du froid, ou alors on sort les couvertures épaisses que beaucoup de familles d’immigrés possèdent. Les espaces verts manquent, le béton est partout, et on doit inventer des manières de rendre nos quartiers vivables.

Alors on partage : outils, courses, astuces pour économiser. Ce n’est pas pour « faire bien », c’est pour tenir, pour s’entraider, pour survivre. Cette sobriété subie, cette solidarité qui l’accompagne, voilà ce que l’écologie des quartiers populaires apporte : elle n’est pas un luxe, elle rend nos vies soutenables. Et si le reste de la société écoutait, elle y gagnerait autant que nous.
« Et si, finalement, notre priorité, c’était notre émancipation ? »
« Le nœud du problème est que le mouvement environnemental dominant n’a pas suffisamment abordé le fait que l’inégalité sociale et les déséquilibres du pouvoir sont au cœur de la dégradation de l’environnement, de l’épuisement des ressources, de la pollution et même de la surpopulation », a écrit l’universitaire noir américain Robert Bullard, dans Confronting Environmental Racism.
Au lieu du mot « écologie », je préfère donc parler de justice environnementale, et plus précisément, dans le cadre du dérèglement climatique, de justice climatique. Robert Bullard, qui a forgé ce terme aux États-Unis, le définit simplement : toutes les personnes ont droit à une protection égale de l’environnement, quelles que soient leur race et leur origine. C’est le droit de vivre, de travailler et de jouer dans un environnement sain.
J’ai 23 ans, mais mes réflexions s’inscrivent dans l’héritage de nos parents, grands-parents et militants de la première heure, qui ont ouvert la voie pour que nos voix soient entendues. Aujourd’hui, nous voulons aussi exister dans les espaces où l’on ne nous attend pas, pas seulement dans les conférences, mais aussi dans les décisions.
Le mouvement écologiste a trop longtemps ignoré nos récits et effacé notre légitimité ; je veux contribuer à la ressaisir. À celles et ceux qui me ressemblent, j’espère que ces lignes résonneront ; à celles et ceux qui ne s’y reconnaissent pas, j’espère que ces lignes vous toucheront. À toutes celles et ceux qui regardent la justice sociale en face, elles sont pour vous.
Et si, finalement, notre priorité, c’était notre émancipation ? Et si cette émancipation, comme le disait André Gorz, passait par l’écologie ? Non pas une écologie de surface, mais une écologie enracinée, même sur un sol abîmé.
°°°
Source: https://reporterre.net/L-ecologie-n-est-pas-un-luxe-elle-rend-nos-vies-soutenables
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/bien-sur-que-lecologie-est-aussi-laffaire-des-quartiers-populaires-reporterre-15-10-25/