
Le Conseil constitutionnel doit rendre jeudi 7 août sa décision concernant la controversée loi Duplomb sur l’agriculture. Les possibilités de censure, complète ou partielle, sont nombreuses, selon plusieurs juristes.
Par Erwan MANAC’H.
Ils ne s’adonnent pas au jeu des pronostics, mais les juristes de l’environnement sont en ébullition depuis quelques jours. Dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel sur la loi Duplomb, attendue jeudi 7 août, ils comptent et recomptent les atteintes que cette loi — qui réautorise des pesticides néonicotinoïdes, facilite l’installation de fermes-usines et déclare les mégabassines d’« intérêt général majeur » — fait peser sur les textes fondamentaux.
Que ce soit la Constitution ou la Charte de l’environnement, la loi Duplomb brutalise certains principes ancrés dans le droit français. « La décision dépendra d’une lecture interprétative de la Constitution, qui n’est pas un texte juridique très précis, dit à Reporterre André Berne, avocat au barreau de Paris et spécialiste du droit de l’environnement. Mais il est rare de voir un texte aussi clairement anticonstitutionnel. »
L’institution, présidée depuis mars par l’ancien ministre et député macroniste Richard Ferrand, a reçu trois saisines, portées par les groupes de gauche à l’Assemblée et au Sénat. Elle devra notamment trancher sur ces cinq points et décider si elle censure le texte, entièrement ou seulement sur certains aspects.
- Le droit d’amendement et la bonne tenue du débat parlementaire
La droite a usé d’un stratagème particulièrement retors pour esquiver le débat parlementaire sur ce texte de loi en séance plénière : elle a voté une motion de rejet préalable, repoussant son propre texte, pour l’envoyer directement dans le huis clos de la commission mixte paritaire, qui réunissait quatorze députés et sénateurs et où une majorité était acquise à sa cause.
Ce dévoiement des procédures parlementaires est au cœur des trois saisines adressées au Conseil constitutionnel, ainsi que de la contribution déposée par une dizaine d’ONG en marge de la procédure, pour verser leurs arguments aux débats. Leurs auteurs soulignent que la Constitution prévoit, dans son article 44, que « les membres du Parlement et le gouvernement ont le droit d’amendement », qu’ils doivent pouvoir appliquer sans entrave.
« Cela bouleverserait l’équilibre de la procédure parlementaire »
Le Conseil constitutionnel a plusieurs fois fait valoir ce droit dans ses décisions. Mais il s’est aussi dit incompétent à trancher les précédents litiges touchant en particulier à cette stratégie de la motion de rejet préalable, utilisée au Sénat.
Si cette procédure baroque était validée, « cela bouleverserait l’équilibre de la procédure parlementaire et entérinerait une nouvelle manière de légiférer, sans délibération ni confrontation. Ainsi, demain, toute majorité confrontée à un texte sensible pourrait, par le recours à la motion de rejet préalable, esquiver le débat public, vidant ainsi de sa substance la délibération démocratique », écrit Jean-Jacques Urvoas, ministre de la Justice sous François Hollande, dans un texte publié par La Tribune.
- Le droit à un environnement sain
L’article 1 de la Charte de l’environnement, écrite en 2004 et intégrée à la Constitution en 2005, donne une valeur constitutionnelle à la protection de l’environnement et de la santé. Le droit à un environnement sain, ainsi gravé dans le marbre, est compromis par plusieurs dispositions de la loi Duplomb, d’après ses détracteurs, par le biais de la réintroduction de certains néonicotinoïdes et la facilitation de la construction de mégabassines et de fermes-usines.
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Le Conseil d’État a plusieurs fois fait valoir ce principe fondamental, mais pas le Conseil constitutionnel. L’institution a cependant déjà reconnu, dans un précédent avis de 2020, la dangerosité des néonicotinoïdes. Ils ont « des incidences sur la biodiversité » et « induisent des risques pour la santé humaine », écrivaient les neuf sages, tout en confirmant les dérogations accordées, à l’époque, aux néonicotinoïdes.
« Il y a des motifs objectifs et sérieux pour que la loi soit jugée comme portant atteinte [à ce principe] », estime le constitutionnaliste Dominique Rousseau, cité par Mediapart.
Le gouvernement lui-même, dans ses observations écrites envoyées au Conseil constitutionnel, reconnaît que la réintroduction de ces pesticides « vient effectivement limiter le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ». Mais il « tente de [se] justifier au moyen d’arguments parfois assez surprenants, analyse sur son blog Arnaud Gossement, avocat en droit de l’environnement. Ainsi, le gouvernement n’hésite pas à suggérer que cette loi pourrait être conforme à la Constitution au motif… qu’elle ne sera peut-être pas appliquée ou que les décrets pris pour son application seront peut-être annulés par le juge administratif […] Nous frisons l’absurde ».
- Le principe de précaution
Le « principe de précaution » est intégré à la Charte de l’environnement depuis son écriture, notamment en réaction aux scandales du sang contaminé et de la vache folle. Il prévoit que les autorités n’attendent pas une complète certitude scientifique pour mettre en place des « mesures provisoires » contre un « dommage affectant de manière grave et irréversible l’environnement ». Mais l’étendue de ce principe et de sa portée contraignante restent sujettes à interprétation.
Des scientifiques ont pris la plume pour inviter le Conseil constitutionnel à respecter ce principe, dans une tribune publiée le 29 juillet dans Le Monde :
« Dans le pays des Lumières, les politiques publiques doivent se fonder sur des faits établis par la connaissance médicale et scientifique, écrivent-ils. Le Conseil constitutionnel doit protéger les générations futures d’un texte qui compromet, sans l’ombre d’un doute raisonnable, la santé des jeunes, des enfants et de ceux à naître. Il doit répondre à l’exigence démocratique exprimée fortement par les citoyens français. »
- Le principe de non-régression du droit de l’environnement
L’État est tenu de ne pas faire reculer les lois qui protègent l’environnement. C’est un principe dit de « non-régression », adopté en 2016 dans le Code de l’environnement. Contrairement à la Charte de l’environnement, il « n’a pas une valeur constitutionnelle », rappelle Marine Fleury, juriste spécialiste en droit constitutionnel de l’environnement interrogée par France Info.
Ce principe est néanmoins brandi par certains juristes pour justifier une éventuelle censure de la loi Duplomb. Là encore, la réintroduction de néonicotinoïdes, la levée des seuils pour les élevages géants et la facilitation des bassines de retenues d’eau sont au centre des critiques, pour leur impact sur les milieux naturels.
- La séparation des pouvoirs
La loi Duplomb prévoit, dans son article 6, que les inspecteurs de l’Office français de la biodiversité ne transmettront plus directement leurs procès-verbaux d’infraction au procureur, comme le font les gendarmes et les policiers, mais en passant d’abord par « la voie hiérarchique », c’est-à-dire le préfet. C’est ce dernier qui, selon cette évolution légale, est censé transmettre l’infraction au procureur.
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« C’est une violation manifeste du principe de séparation des pouvoirs et une immixtion du pouvoir exécutif dans le processus judiciaire qui est insupportable », dit l’avocat André Berne, estimant qu’une censure partielle serait possible sur ce point spécifique. Il rappelle néanmoins que cette question a été ignorée dans les trois saisines émanant des groupes parlementaires, parce qu’elle était « passée largement inaperçue. J’espère que le Conseil constitutionnel voudra bien s’en saisir dans le cadre d’un examen global du texte ».
En cas de censure totale, la loi Duplomb ne pourra pas être appliquée et aucune possibilité de recours ne sera ouverte. Idem en cas de censure partielle pour les articles concernés. Le Conseil constitutionnel a également la possibilité de formuler des réserves d’interprétation qui valident la loi en précisant sa portée. Réserves qui ne pourront pas être contournées.
Enfin, si tout ou partie de la loi échappe à la censure, le chef de l’État devra obligatoirement la promulguer sous quinze jours, en vertu de l’article 10 de la Constitution. Ce même article stipule en revanche que le président peut « avant l’expiration de ce délai, demander au Parlement une nouvelle délibération de la loi ou de certains de ses articles ». Si Emmanuel Macron refuse un tel scénario, l’abrogation de la loi Duplomb pourra encore être proposée aux parlementaires sous la forme d’une proposition de loi émanant de l’opposition. La bataille législative autour de ce texte n’est donc pas terminée.
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Source: https://reporterre.net/5-raisons-de-censurer-la-loi-Duplomb
URL de cet article: https://lherminerouge.fr/conseil-constitutionnel-5-raisons-de-censurer-la-loi-duplomb-reporterre-6-08-25/