Dans l’enfer des camps : 27 janvier 1945, Auschwitz libéré par l’Armée rouge (H.fr-24/01/25)

Le 27 janvier 1945, l’Armée rouge libère le plus gigantesque conglomérat de la « solution finale », le camp Auschwitz.
© IMAGEFORUM/AFP

Il y a 80 ans, Auschwitz était libéré. L’Humanité revient sur cet évènement avec les témoignages des survivants à la barbarie nazie dans un Hors-série actuellement en kiosque dont nous publions ici un extrait. Récit de cette journée de janvier 1945 où la libération d’Auschwitz, qui n’était pas un objectif, devient une urgence alors que les Soviétiques, qui ont enfoncé les lignes allemandes près du camp le plus meurtrier de l’histoire, tombent sur le plus gigantesque conglomérat de la « solution finale ».

Par Bernard FREDERICK.

Le samedi 27 janvier 1945, vers 15 heures, sous un ciel gris et sombre, à quelques kilomètres du village polonais d’Oświęcim, rebaptisé Auschwitz par les Allemands en 1939, une poignée d’éclaireurs de la 60e armée du premier front d’Ukraine, commandée par le général Koniev, avance prudemment vers « un camp où l’on brûle les gens », comme l’ont indiqué aux soldats rouges des villageois polonais. Personne ne sait encore rien dudit « camp ».

Le KL Auschwitz – Konzentrationslager Auschwitz – est un vaste complexe de plusieurs centaines d’hectares composé de trois entités principales – Auschwitz I dit Stammlager ou camp source ; Auschwitz II Birkenau ; Auschwitz III Buna-Monowitz, camp de travail pour les usines IG Farben et leurs filiales. C’est devant ce dernier que les premiers soldats soviétiques arrivèrent. D’autres, ayant traversé la ville, se dirigèrent vers le Stammlager, où ils rencontrèrent une vive résistance des nazis en repli, et vers Birkenau.

Au total, l’Armée rouge perdit 231 hommes, dont le lieutenant-colonel Semen Lvovitch Biesprozvannyi, commandant du 472e régiment. Les militaires soviétiques, officiers et soldats, n’imaginent pas le « spectacle » qui les attend. Certains ont entendu parler des horreurs que leurs camarades ont découvertes quelques mois auparavant à Majdanek, un autre camp d’extermination. Mais ce sont des récits…

« Des enfants, des enfants partout, là et là et là »

Responsable d’un canon d’artillerie dans la LXe armée soviétique, le jeune sergent Enver Alimbekov est l’un des premiers à entrer dans l’enfer. Il raconte : « J’avais 21 ans, j’étais au front depuis 1942, dans le 472e régiment d’artillerie. À Babitz, à 12 kilomètres du camp, les villageois nous ont parlé de cet endroit où « on brûlait les gens » Nous sommes arrivés à proximité le 27 janvier au soir. La bataille aux portes du camp a été dure. Nous avons perdu 69 hommes (…). Les prisonniers attendaient derrière les portes. Lorsque nous sommes entrés, il faisait déjà nuit. Une vilaine pluie mêlée à de la neige nous transperçait. La route qui menait à Auschwitz était mauvaise. On pataugeait dans la bouillie. Aux abords du camp, l’air était différent, lourd et puant. Les portes étaient ouvertes ».

« Devant moi, poursuit-il, je voyais une rangée de baraquements. Quelques prisonniers se sont immédiatement approchés de nous. Nous nous sommes éparpillés dans le camp, pour voir. Je crois que je suis parti en avant. J’ai ouvert la porte d’un baraquement en bois gris, délabré. L’entrée donnait sur une pièce très longue. J’ai regardé : des enfants, des enfants partout, là et là et là. Des restes de vêtements pendaient sur leurs corps tout maigres. Ils s’approchaient de moi, se dandinaient, rampaient, en gazouillant dans leur langue. Leurs petites mains sales et osseuses s’accrochaient à mes jambes. »

« Il y avait une jeune fille plus âgée avec eux, se remémore-t-il encore. Je lui ai demandé : « Mais d’où viennent ces petits ? » Elle était polonaise, mais elle parlait russe. « Ce sont les enfants de Varsovie, du soulèvement, ils ont été raflés par les nazis. Moi, me dit-elle, j’ai combattu dans une organisation clandestine polonaise. La Gestapo m’a attrapée. Je suis ici depuis plusieurs années. » On entendait parler dans tous les sens, dans toutes les langues. Les Français se tapaient sur la poitrine en criant « Paris, Paris ! » ; « Rome », ceux-là, visiblement, étaient italiens. Les Hollandais disaient « La Haye ». Puis j’ai entendu parler ma langue. J’étais étonné qu’il y ait des Russes. La Polonaise, celle qui s’occupait des enfants, m’a répondu : « Monsieur, le monde entier est réuni ici » » 1.

« Une odeur putride se dégageait de ces morts-vivants »

Le sergent-mitrailleur Ivan Sorokopoud, du 507e régiment de fusiliers-marins, se trouvait depuis six mois au front lorsque son unité a atteint la zone concentrationnaire. « Mon régiment, raconte-t-il, couvrait le flanc nord de l’avance de la 60e armée qui, après avoir pris Cracovie le 19 janvier, marchait vers Ostrava en Tchécoslovaquie. Les Allemands reculaient sans s’accrocher au terrain. Dans la journée du 27 janvier, nous avons pris position à 3 kilomètres d’Auschwitz. Le commandement a désigné 15 hommes pour voir ce qui se passait à l’intérieur du camp. »

« Ce jour-là, se souvient-il, il faisait un temps gris, pas trop froid, et le sol était couvert de neige. Un temps cafardeux. Nous sommes partis dans un camion, commandés par un lieutenant. J’avais déjà vu des prisonniers réduits au dernier degré de la misère. C’étaient des prisonniers de guerre soviétiques qui traversaient sous escorte allemande notre village où j’ai vécu sous l’occupation nazie de 1941 au début de 1943. (…) Je m’attendais à quelque chose de semblable. Or, ce que j’ai vu allait au-delà de l’imaginable, à tel point que le souvenir de ce spectacle me secoue encore. En passant le portail, nous avons vu une douzaine de squelettes vivants qui se déplaçaient avec peine. »

« À travers les trous de leurs haillons transparaissaient leurs membres et leurs corps décharnés, décrit le sergent-mitrailleur. Dans leur cas, l’expression ”n’avoir que la peau sur les os” n’était pas une image mais l’exacte réalité. Une odeur putride se dégageait de ces morts-vivants. Ils étaient sales au-delà de toute description. Les yeux semblaient énormes et mangeaient tout le visage. Les pupilles étaient anormalement dilatées. Il en émanait un regard inhumain, animal, indifférent à ce qui les entourait. Ils ne nous demandaient rien, ne cherchaient pas à nous parler, restaient à distance, mais dardaient leurs yeux sur nous. (…) De retour sur la position, j’ai un peu surmonté mon désarroi, mais tout ce que j’ai pu dire à mes mitrailleurs s’est ramené à : » Les gars, après ça, mettez toute la gomme. Pas de pitié avec ces salauds ! » » 2.

« Tout le reste ne me semblait pas humain »

Le général Vassili Petrenko commande les troupes qui se battent à Birkenau. Dans ses mémoires, Avant et après Auschwitz3, il revient sur la libération des camps : « Le jour de mon arrivée à Auschwitz, on avait compté 7 500 rescapés. Je n’ai pas vu de gens « normaux ». Les Allemands avaient laissé les impotents. Les autres, tous ceux qui pouvaient marcher, avaient été emmenés le 18 janvier. Ils avaient laissé les malades, les affaiblis ; on nous a dit qu’il y en avait plus de 10 000. Ceux qui pouvaient encore marcher, peu nombreux, se sont enfuis alors que notre armée s’approchait du camp. »

« Nous avons envoyé les unités sanitaires des 108e, 322e et 107e divisions sur le territoire du camp, les médecins de ces trois divisions ont mis en place des lieux pour se laver, tels étaient les ordres de l’armée, rapporte le général. Ces mêmes divisions ont organisé l’approvisionnement. On a envoyé des cuisines mobiles. Le deuxième jour, un régiment de réserve de l’armée est arrivé et a libéré nos soldats (…). On m’a montré les pièces où l’on asphyxiait au gaz avant le crématoire. Le crématoire lui-même et une chambre à gaz avaient été dynamités. »

Et de poursuivre : « J’ai vu aussi des enfants… c’était un tableau terrible : ils avaient le ventre gonflé par la faim, les yeux vagues, des jambes très maigres, des bras comme des cordes, et tout le reste ne me semblait pas humain, comme si c’était cousu. Les gamins se taisaient et ne montraient que les numéros qu’on leur avait tatoués sur le bras. Ces gens n’avaient pas de larmes. J’ai vu comment ils essayaient de s’essuyer les yeux, mais ils restaient secs. »

Le maillon essentiel de l’industrie nazie de la mort

Les Soviétiques viennent de faire la plus terrible découverte du XXe siècle : les trois camps d’Auschwitz I, d’Auschwitz II Birkenau et de l’usine d’IG Farben à Monowitz. Ils viennent d’investir le maillon essentiel de l’industrie nazie de la mort. Lorsqu’ils arrivent, il ne reste plus dans tout le complexe que 7 000 femmes et hommes et une centaine d’enfants, malades ou mourants, grelottants et affamés. Quelques jours auparavant, les SS avaient contraint 60 000 prisonniers à partir à pied ou en wagons découverts vers l’ouest, dans une « marche de la mort » qui tuera 15 000 personnes, dont les cadavres jonchent alors les routes de Silésie.

Les derniers jours d’Auschwitz sont une horreur. Certes, on n’y gaze plus – les chambres spécialisées et les fours crématoires ont été détruits par les SS, qui veulent effacer les traces de leurs crimes ; une partie a été incendiée lors du soulèvement des 465 Sonderkommandos, formés de juifs et de Soviétiques chargés de vider les chambres à gaz et d’assurer le fonctionnement des fours crématoires. Ceux-là savent que les nazis ne laisseront pas de témoins derrière eux. Les 6 et 7 octobre 1944, ces hommes se soulèvent, anticipant l’insurrection générale programmée par le Kampfgruppe Auschwitz, la Résistance internationale organisée des camps. Ils font sauter le Krematorium IV grâce à la poudre soustraite dans l’entreprise d’armement Union par quatre jeunes juives polonaises. Elles seront pendues devant leurs camarades d’usine et pratiquement aucun des insurgés ne survécut.

Les Allemands envisageaient de liquider les malades, les plus faibles et les enfants demeurés au camp après l’évacuation. Ils n’en eurent pas le temps, mais jusqu’au dernier jour, ils firent leur « métier », celui de la mort. Primo Levi, qui fait partie de ceux qui, trop affaiblis et terrorisés, n’ont pas voulu quitter leurs baraques, raconte dans son livre Si c’est un homme 4 : « Un petit groupe de SS probablement isolés mais armés avait pénétré dans le camp abandonné. Ayant trouvé 18 Français installés dans le réfectoire de la Waffen-SS, ils les avaient tous abattus, méthodiquement, d’un coup à la nuque, alignant ensuite les corps convulsés sur la neige du chemin avant de s’en aller. Les 18 cadavres restèrent exposés jusqu’à l’arrivée des Russes ; personne n’eut la force de leur donner une sépulture. »

« Face à notre fenêtre, écrit encore l’écrivain italien, les cadavres s’amoncelaient désormais au-dessus de la fosse. En dépit des pommes de terre, nous étions tous dans un état d’extrême faiblesse : dans le camp, aucun malade ne guérissait, et plus d’un, au contraire, attrapait une pneumonie ou la diarrhée ; ceux qui n’étaient pas en état de bouger, ou qui n’en avaient pas l’énergie restaient étendus sur leur couchette, engourdis et rigides de froid, et quand ils mouraient, personne ne s’en apercevait. »

« Nous avions longtemps attendu et espéré cette heure de déroute »

Autre survivante, Macha Speter-Ravine, une immigrée juive polonaise qui militait à Paris dans le cercle communiste juif Kultur Lige, puis dans la résistance de la section juive de la MOI et au Mouvement national contre le racisme (MNCR), ancêtre du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap), fondé en mars 1942 pour sauver des rafles familles et enfants juifs. Étudiante en médecine à Paris, déportée en 1943, elle avait intégré la Résistance à son arrivée à Auschwitz et, infirmière au Revier des femmes (infirmerie) de Birkenau, avait jugé de son devoir de rester auprès des malades.

Elle aussi, comme Primo Levi, témoigne de l’horreur des derniers jours et de sa joie à l’arrivée des soldats de l’Armée rouge. « Nous avions longtemps attendu et espéré cette heure de déroute, et nous nous préparions à y participer activement. Nos camarades soviétiques étaient fermement décidées à attendre d’être libérées par leur armée. Les Polonaises, se trouvant sur leur sol, considéraient que ce n’était pas le moment de le quitter. Nous étions un groupe de Françaises à penser qu’il fallait attendre d’être libérées sur place plutôt que de suivre les SS dans leur repli. »

Puis, c’est le décompte des jours : « Vendredi 19 : les cadavres – production quotidienne de Birkenau – gisent dans leur lit depuis vingt-quatre heures. D’autres s’amoncellent devant les blocs. Le Leichenkommando, chargé de les transporter à la morgue – une cabane au bout du camp –, est parti. (…) Samedi 20 : voici le pire des désastres, l’eau est coupée. Les cuisines ne peuvent plus fonctionner. Nous nous réunissons, médecins, infirmières et autres membres du personnel, et décidons d’assumer la direction provisoire du camp (…). Samedi 27 au matin : un calme étrange nous enveloppe. Soudain, Adolphe accourt nous annoncer qu’il a vu des Soviétiques à la porte du camp. Nous nous précipitons dehors. Deux soldats barbus et boueux sont devant nous. Nous nous jetons à leur cou et nos larmes jaillissent. Ils se sont battus six jours et six nuits sans répit avant de nous atteindre. Les Soviétiques font creuser des fosses et enterrer les cadavres… » 5.

Le calvaire de Macha et de ses compagnes s’achève, mais la guerre n’est pas finie. Le combat continue. Pour elles aussi. « Nous décidons de continuer à soigner nos malades sous la direction des médecins de l’Armée rouge. Nous travaillons ainsi deux mois au bloc 19 d’Auschwitz avec un groupe de détenus français… » Au mois de mars, les autorités militaires soviétiques firent des obsèques grandioses aux quelque 700 hommes et femmes dont ils avaient trouvé les cadavres dans les allées, les baraques et les fosses, et symboliquement à toutes les victimes de la barbarie hitlérienne exterminées dans le camp d’Auschwitz et ses annexes. Durant les quatre années de fonctionnement du camp, 1 300 000 personnes, dont 1 100 000 juifs, y ont été assassinées.

  1. Témoignages recueillis par la commission d’enquête soviétique à la Libération. ↩︎
  2. Témoignages recueillis par la commission d’enquête soviétique à la Libération. ↩︎
  3. Avant et après Auschwitz, général Vassili Petrenko, Flammarion, 2002. ↩︎
  4. Si c’est un homme, Primo Levi, Pocket, Paris 1988. ↩︎
  5. Le Monde, 28 janvier 1985. ↩︎

°°°

Source: https://www.humanite.fr/histoire/80-ans-de-la-liberation/dans-lenfer-des-camps-27-janvier-1945-auschwitz-libere-par-larmee-rouge

URL de cet article: https://lherminerouge.fr/dans-lenfer-des-camps-27-janvier-1945-auschwitz-libere-par-larmee-rouge-h-fr-24-01-25/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *