
Un vote crucial se tient le 22 octobre, au Parlement européen, sur le devoir de vigilance. Cette avancée majeure pour encadrer les multinationales est menacée sous la pression des lobbies et des alliances conservatrices.
Par Alexandre-Reza KOKABI.
Le 22 octobre est une « date à haut risque », alertent Bloom, Les Amis de la Terre France et le Collectif Éthique sur l’étiquette, dans un communiqué commun. Le Parlement européen se prononcera ce jour-là sur l’avenir de la directive sur le devoir de vigilance. Ce texte fondamental oblige les entreprises du marché européen à prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement tout au long de leurs chaînes de valeur.
Adoptée en avril 2024, onze ans jour pour jour après l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, qui a entraîné la mort de 1 138 ouvrières et ouvriers, cette directive avait été saluée comme un tournant historique : pour la première fois, les multinationales pouvaient être tenues responsables des violations commises par leurs filiales et sous-traitants. Mais depuis les élections européennes, et avant même sa transposition par les États membres, le fragile édifice vacille.
Sous l’impulsion d’Ursula von der Leyen, reconduite à la tête de la Commission, un vaste chantier de « simplification » baptisé directive Omnibus a été lancé, censé soutenir la compétitivité des entreprises européennes. Derrière cette promesse technocratique se cache, selon Marcellin Jehl, juriste chargé de plaidoyer aux Amis de la Terre, « une immense offensive législative pour déréguler » les normes sociales et environnementales.
Des reculs majeurs
Le 13 octobre, la commission des affaires juridiques (Juri) du Parlement européen a adopté, à une voix près, un compromis qui vide la directive de sa substance. Porté par la droite européenne (PPE) et soutenu par les groupes Renew et social-démocrate, le texte affaiblit la portée climatique, sociale et juridique du devoir de vigilance.
Les entreprises, même les plus grandes et les plus polluantes, ne seraient plus tenues de mettre en œuvre leurs plans de transition climatique : elles devront les adopter, sans obligation de résultat. Un véritable blanc-seing, obtenu après un intense lobbying industriel.
Autre recul majeur : la suppression du régime européen de responsabilité civile, remplacé par 27 dispositifs nationaux distincts. Les victimes d’abus ou de désastres environnementaux devront désormais naviguer entre ces régimes disparates, « ouvrant la voie à une course au moins-disant, dénonce l’eurodéputée écologiste Marie Toussaint. Les entreprises pourraient ainsi s’établir dans les pays aux règles les plus faibles ».
« Se dédouaner de leurs responsabilités »
Le champ d’application de la directive est lui aussi drastiquement réduit : seules les entreprises de plus de 5 000 salariés et réalisant plus de 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires seraient concernées, contre plus de 6 000 auparavant. Et ces multinationales ne seraient plus tenues d’examiner l’ensemble de leur chaîne de valeur, mais seulement les « zones à risque » qu’elles jugent pertinentes, sur la base d’informations « raisonnablement accessibles ». Autrement dit, les entreprises deviennent juges et parties.
Pour Marcellin Jehl, ces ajustements « permettront aux entreprises de se dédouaner de leurs responsabilités ».
La menace d’une alliance avec l’extrême droite
Le compromis Juri a été adopté sous la menace explicite d’une alliance entre le PPE, principal parti européen, et l’extrême droite, prête à torpiller le texte si Renew et les sociaux-démocrates refusaient la version proposée. « Face à cet ultimatum, Renew a cédé sur toute la ligne », dénoncent les ONG.
L’eurodéputé français Pascal Canfin (Renew), qui a quitté Europe Écologie-Les Verts (EELV) en 2015, a reconnu sur LinkedIn qu’il ne s’agit pas d’un « deal parfait », mais il estime que « les éléments essentiels permettant de voir le verre à moitié plein sont toujours là », considérant qu’un texte voté avec l’extrême droite aurait mis « l’ensemble de la directive en danger ».
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« Il est regrettable que des eurodéputés français, qui ont célébré il y a moins de deux ans l’adoption de cette législation historique, puissent aujourd’hui cautionner son sabotage », déplore Marcellin Jehl. À contre-courant de leur groupe, plusieurs élus — dont Raphaël Glucksmann et Lara Wolters (S&D), rapporteuse de la directive — ont annoncé leur volonté de préserver l’ambition du texte.
Sous l’influence des États-Unis
Avant même son adoption au printemps 2024, les négociations sur la directive n’ont jamais été simples. Depuis sa première version, adoptée au Parlement en 2021, le texte avait déjà perdu une partie de sa portée : les banques, par exemple, avaient été exclues à la demande de Paris. En février 2024, plusieurs États, dont la France et l’Allemagne, semblaient prêts à l’abandonner face à la pression économique.
« Certains pouvoirs économiques n’ont jamais accepté que l’environnement et les droits humains puissent être placés au cœur de la stratégie des entreprises, observe Marcellin Jehl. Ce texte, même affaibli, reste vital pour les communautés affectées par les activités des multinationales ; il incarne un acte fort de souveraineté normative, à un moment où les normes vacillent. »
Depuis l’élection de Donald Trump, la pression extérieure s’est intensifiée. En libertarien convaincu, le président des États-Unis est en croisade contre toute contrainte au « libre marché ». En mars, le sénateur républicain Bill Hagerty a déposé un projet de loi au Congrès pour contrer la directive européenne, l’accusant de nuire aux intérêts étasuniens et interdisant aux entreprises du pays de se soumettre à toute réglementation étrangère. En mai, le président Emmanuel Macron lui a emboité le pas devant des investisseurs, déclarant qu’il fallait « écarter » la directive sur le devoir de vigilance afin de se « resynchroniser » avec les États-Unis.
« Un passage en force catastrophique »
Le 21 août, Ursula von der Leyen a rencontré Donald Trump en Écosse et s’est engagée à « tout mettre en œuvre pour que la directive sur le devoir de vigilance n’impose pas de restrictions excessives au commerce transatlantique ». Début octobre, la Maison-Blanche a rappelé publiquement cet engagement. ExxonMobil, qui milite activement pour abroger la directive, a multiplié les rencontres avec la Commission et avec Trump, allant jusqu’à suspendre un investissement de 100 millions d’euros en Europe pour accentuer la pression.
Pour Marcellin Jehl, il s’agit d’un basculement : « L’enjeu dépasse la simple directive : c’est la capacité de l’Europe à imposer ses normes à toute entreprise souhaitant accéder à son marché. » Le ministre de l’Énergie du Qatar a d’ailleurs menacé l’Union européenne d’interrompre ses livraisons de gaz naturel liquéfié si la directive entrait en vigueur.
L’âme du Pacte vert
C’est une certaine idée de l’Europe qui se joue le 22 octobre : celle d’un continent capable d’imposer des règles au capital mondialisé. « Laisser faire ce massacre du droit européen alors que la crise climatique et sociale exige un engagement sans faille serait impardonnable », avertit Swann Bommier, de l’ONG Bloom.
Si la majorité de l’hémicycle valide le mandat de négociation issu de la commission juridique, les trilogues avec le Conseil et la Commission s’ouvriront sans débat public. Dans le cas contraire, le Parlement devrait rouvrir la discussion.
« Entériner une telle reculade, sans débat en plénière et sans possibilité d’amendement, ce serait un passage en force catastrophique pour notre démocratie », s’inquiète Marcellin Jehl. D’autant que, pour la première fois, le PPE a explicitement menacé de rompre le cordon sanitaire et de s’allier à l’extrême droite si le centre et la gauche refusent ses positions rétrogrades.
Un « chantage politique », poursuit-il, qui pourrait faire cas d’école : cet Omnibus n’est que le premier étage d’une fusée législative appelée à déréguler l’ensemble du Green Deal. En juillet, la Commission a déjà dévoilé un projet « Omnibus VI » sur le règlement Reach, relatif aux produits chimiques. Tous les domaines du Pacte vert européen sont désormais visés.
L’Europe se trouve à la croisée des chemins : entre la promesse d’une économie plus juste et le maintien de l’impunité des multinationales.
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Source: https://reporterre.net/Responsabilite-des-pollueurs-vers-un-triomphe-des-multinationales
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