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La politologue et constitutionnaliste Eugénie Mérieau estime que nous assistons à un affaiblissement sans précédent de la Ve République. Sa légitimité, qui reposait sur sa stabilité, est remise en cause non seulement par un Emmanuel Macron qui en contourne l’esprit, mais aussi par l’impossibilité des gouvernements à tenir dans la durée.
Entretien réalisé par Aurélien SOUCHEYRE.
Eugénie Mérieau, spécialiste du constitutionnalisme autoritaire, a publié l’ouvrage « Constitution » aux éditions Anamosa (112 pages, 9 euros). Elle revient pour l’Humanité sur la crise de régime en cours, avec en moins d’un an la chute des gouvernement Barnier, Bayrou et Lecornu.
Du jamais vu dans l’histoire de la Ve République, dont les fondamentaux sont remis en cause, alors que la pratique du pouvoir par Emmanuel Macron est de plus en plus solitaire. La politologue qualifie en outre les pouvoirs accordés aux président d’ « anomalie » et appelle à penser la refondation de notre système politique au-delà d’une simple mise en place de la proportionnelle aux législatives. Entretien.
A-t-on déjà assisté à pareil enlisement politique dans l’histoire de la Ve République ?
La Ve République promettait la stabilité gouvernementale, au prix d’un affaiblissement du Parlement et de mécanismes de contrôle permettant de s’assurer que ce dernier ne pourrait s’émanciper de la tutelle de l’exécutif (49.3, dissolution, Conseil constitutionnel).
Il s’agissait de ne pas retomber dans ce qu’on a décrit en suivant De Gaulle comme les « travers » de la IIIe et de la IVe République, avec des gouvernements courts, à la merci du Parlement, durant en moyenne de six mois à un an avant de chuter. Le fondement de légitimité de la Ve a toujours été la stabilité, et ce en l’absence de majorité, au prix du « coup d’Etat permanent » – notamment la capacité à faire passer des budgets sans que l’Assemblée n’ait trop de moyens pour s’y opposer -.
Or aujourd’hui, le fondement de légitimité de la Ve s’effondre : il y a eu quatre gouvernements en un peu plus d’un an (gouvernement démissionnaire de Gabriel Attal, puis gouvernement de Michel Barnier, de François Bayrou et enfin de Sébastien Lecornu), ce qui nous donne une longévité moyenne des gouvernements encore inférieure à ce que nous avons connu sous les IIIe et IVe République.
Ce qui ne s’était jamais produit sous la Ve. Par ailleurs la capacité à faire adopter des budgets dans les temps semble s’éloigner de plus en plus. Et chacune des voies de sortie de crise offertes par la Constitution semblent ne conduire qu’à la reconduction du même schéma : nomination d’un gouvernement non-majoritaire, dissolution.
La démission du président de la République, qui n’est pas prévue en soi par la Constitution, sauf en cas de succès d’une motion de destitution, semble exclue par le président de la République lui-même. Si cette élection avait néanmoins lieu prochainement, difficile d’imaginer qu’elle ramènerait une stabilité gouvernementale.
La crise n’est-elle pas avant tout démocratique, et liée à l’exercice du pouvoir par Emmanuel Macron, qui utilise tous les outils possibles pour maintenir coûte que coûte ses politiques économiques et sociales ?
Emmanuel Macron s’est rendu coupable d’une violation de la Constitution en 2024 lorsqu’il a dissous le Parlement sans procéder aux consultations requises par l’article 12 de la Constitution (premier ministre et présidents des assemblées). Sa lecture des institutions est hyperprésidentialiste, autoritaire et illibérale, ce que, dans une perspective critique, on peut considérer comme l’esprit de la Constitution. Rappelons que son architecte, De Gaulle, avait également violé la Constitution en 1962 en organisant le référendum par la voie de l’article 11.
Rappelons aussi que la pratique dictatoriale, en conformité avec la Constitution cette fois-ci, avait été inaugurée par De Gaulle (utilisation de l’article 16 pour proroger indéfiniment l’état d’urgence législatif de 1955, finalement abrogé au bout de 2 ans, mais aussi pour créer des juridictions d’exception sans appel possible en violation des principes du droit international).
La pratique hyperprésidentialiste ou monarchiste est aussi celle de la dissolution discrétionnaire et punitive, comme celle de 1962 par De Gaulle qui dissout le Parlement et renomme le Premier ministre renversé par le Parlement (Georges Pompidou) pour bien affirmer qu’il est tout et que le Parlement n’est rien.
Emmanuel Macron n’a pas procédé différemment lorsqu’il a maintenu Gabriel Attal à son poste après la dissolution – alors que contrairement au général De Gaulle, il avait été désavoué dans les urnes – ou encore en nommant Michel Barnier, François Bayrou puis Sébastien Lecornu après la motion de censure, le refus de confiance, et la démission.
L’esprit de la Constitution est-il par ailleurs contourné de nos jours ?
Dans une perspective « originaliste » (c’est-à-dire si l’on considère que l’esprit de la Ve correspond à la vision de De Gaulle de la Ve) nous pourrions dire qu’en matière d’hyperprésidentialisme elle fonctionne à peu près comme elle a été pensée.
Mais en revanche, en matière de responsabilité politique du « chef de l’Etat » devant le peuple, c’est-à-dire dans sa dimension populiste, ce n’est pas le cas. De Gaulle aurait probablement démissionné après l’insurrection des Gilets jaunes et un référendum perdu comme il l’a fait en 1969 à la suite des événements de mai 1968.
Dans une perspective textualiste (c’est-à-dire si l’on considère que l’on peut faire évoluer l’esprit de la Constitution en l’interprétant de façon évolutive), si on lit cette Constitution comme parlementaire, alors la pratique d’Emmanuel Macron n’est en effet pas du tout conforme, il aurait dû accepter de nommer un premier ministre émanant du Parlement.
Mais en réalité, il est très difficile de faire une interprétation parlementariste de cette Constitution tant elle est taillée sur mesure pour une pratique présidentialiste – notamment en ce qui concerne les pouvoirs propres du président, en particulier celui de dissolution (article 12), la nomination du premier ministre et l’article 16, sa présidence du Conseil des ministres, son mode d’élection.
« C’est un moment important pour penser la refondation de notre système politique »
Reste que la pratique peut faire évoluer les institutions : c’était le sens du renoncement au 49.3. Mais on voit que le premier ministre de la Ve à avoir renoncé au 49.3 n’aura tenu que quelques jours. C’est dire !
Considérez-vous qu’il serait d’utilité publique de pousser le débat sur la nature de la Ve République ?
C’est un moment important pour penser la refondation de notre système politique. La montée de l’extrême droite est une nouvelle donne politique un peu partout dans le monde. Et l’extrême droite s’allie avec le centre et la droite : plutôt que de revivre un avatar libéral-autoritaire des années 30, voire libertarien-autoritaire comme aux États-Unis, une refonte démocratique est nécessaire.
Ce n’est pas en changeant le mode de scrutin, « en injectant une dose de proportionnelle » ou en reparlementarisant de manière cosmétique notre Constitution que cette donne politique changera. Peut-être que le problème réside dans les partis politiques comme le disait Simone Weil ou dans le poids donné au gouvernement représentatif par rapport à la démocratie directe dans notre pays. Un bon point de départ est le mouvement des Gilets jaunes qui rassemblaient autour de considérations communes un large spectre de l’échiquier politique.
Le référendum et la pétition comme outils ont beaucoup d’avenir et ont jusqu’alors été sous-utilisés – le référendum produit de la bipolarisation, voire du consensus ou en tout cas de larges majorités transpartisanes (tout comme la pétition). Dans l’histoire de la Ve, le « fait majoritaire » est advenu en 1962 avec le référendum.
Avant il n’y avait pas de majorités stables dans ce pays. L’organisation d’un ou plusieurs référendum permettrait de re-bipolariser, voire de consensualiser, notamment un référendum sur de nouvelles institutions.
La Ve République se distingue-t-elle des autres constitutions démocratiques de par son caractère autoritaire ?
Oui les pouvoirs propres au président n’existent pas dans les régimes parlementaires. C’est une réelle anomalie, même sous la république de Weimar, modèle de « semi-présidentialisme » ayant inspiré notre Constitution, le président a moins de pouvoirs propres. L
’article 16 n’existe, à ma connaissance, dans aucune « démocratie libérale » aujourd’hui – il a existé sous Weimar, c’était l’article 48, et est considéré a posteriori d’ailleurs comme un des leviers ayant permis à la dictature d’advenir si rapidement (le 3e reich est juridiquement un état d’urgence de la Constitution de Weimar).
Les autres régimes qui ressemblent aux nôtres (élection directe du président au suffrage universel, dissolution présidentielle) comme celui de la Russie encadrent davantage la dissolution (il faut une crise, un défaut d’investiture) et il n’y a pas de 49.3. En Europe, le 49.3 n’existe nulle part ailleurs, la Commission de Venise du Conseil de l’Europe avait d’ailleurs critiqué l’utilisation de cet article comme n’étant pas conforme aux exigences d’une société démocratique au moment de l’adoption de la réforme des retraites.
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