Face à l’épidémie de dermatose bovine, l’abattage systématique déchire le monde paysan (reporterre-17/07/25)

Des vaches laitières de race montbéliarde. 24 foyers de dermatose nodulaire contagieuse ont été identifiés dans des troupeaux de bovins français. – © Justine Bonnery / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

C’est la première fois que la dermatose nodulaire contagieuse, une maladie grave qui touche les bovins, est diagnostiquée en France. L’abattage total des troupeaux divise les éleveurs.

Par Emilie MASSEMIN & Marie ASTIER.

Ils sont des dizaines, paysans et riverains, à se mobiliser tous les matins pour soutenir Pierre-Jean Duchêne, 28 ans, éleveur de 123 montbéliardes. Ce groupe coordonné par les antennes locales des syndicats agricoles Coordination rurale et la Confédération paysanne se réunit depuis le 8 juillet pour empêcher l’abattage de ce troupeau sur la commune d’Entrelacs, en Savoie. Le Gaec Duchêne fait en effet partie des 24 foyers de dermatose nodulaire contagieuse (DNC) comptabilisés par les services vétérinaires [1]. Depuis mercredi 16 juillet, un élevage à Rumilly, en Haute-Savoie, bénéficie d’une mobilisation similaire.

C’est la première fois que cette maladie grave et contagieuse qui touche les bovins est diagnostiquée en France. Non transmissible à l’humain, elle est classée A au niveau européen : un seul cas justifie un « dépeuplement total », comprenez l’abattage de tout le troupeau. Une mesure qui divise le monde agricole : faut-il obligatoirement en passer par là pour enrayer l’épidémie ? Ne peut-on pas confiner les animaux le temps de la période d’incubation, pour ne tuer que ceux qui sont malades ?

Pour les soutiens de Pierre-Jean Duchêne, il est absurde d’euthanasier autant de vaches en bonne santé alors que seules deux vaches touchées — qui ont été euthanasiées — ont été détectées dans le troupeau d’Entrelacs. Les autres étaient confinées depuis le 30 juin. « Il y a des ventilateurs dans l’étable pour éviter les mouches [car la maladie se propage par le sang via des insectes piqueurs] et ils ont mis de l’insecticide, ils ont pris des précautions », témoigne Pierre Maison, paysan retraité de Haute-Savoie syndiqué à la Confédération paysanne.

Fort taux de mortalité

La maladie ayant une phase d’incubation pouvant aller jusqu’à trente jours, les défenseurs de ce troupeau estiment que si aucun autre bovin n’a déclaré de symptômes le 28 juillet, l’abattage des bovins ne sera plus justifié. « Le troupeau devrait alors être considéré comme sain et les services vétérinaires pourraient le valider », estime Philippe Calloud, porte-parole de la Confédération paysanne de Savoie.

Les effets de la dermatose nodulaire contagieuse sont dévastateurs. « Dans les Balkans [où une épidémie a duré quatre ans à la fin des années 2010 avant d’être stoppée par la vaccination], le taux de mortalité est monté jusqu’à 40 % », indique Stéphanie Philizot, vétérinaire et présidente de la Société nationale des groupements techniques vétérinaires.

Dans le premier élevage touché en France, 50 à 90 % des animaux ont développé des symptômes, et la moitié d’entre eux ont été « extrêmement malades », rapporte la vétérinaire. La maladie commence par de très fortes fièvres, puis des nodules internes et externes se développent et deviennent purulents. « La DNC est terriblement douloureuse. Les animaux sont en grande souffrance. Ils ne peuvent plus manger ni boire », décrit Stéphanie Philizot.

C’est son caractère très contagieux et sa gravité qui ont justifié le classement de la DNC en maladie de catégorie A par l’Organisation mondiale de la santé animale (OMSA) et par l’Union européenne. « Ce classement a été mûrement réfléchi lors de négociations internationales, en raison du taux de mortalité et parce que les animaux survivants deviennent des non-valeurs économiques, qui restent maigres, ne se reproduisent et ne produisent plus, explique Stéphanie Philizot. L’idée [de la gestion par dépeuplement] est de ne pas laisser l’épidémie s’étendre et s’incruster en supprimant les sources de virus. Ceci, pour éviter de se retrouver dans la situation de la Turquie qui a laissé courir la maladie avec des pertes permanentes et conséquentes, de l’ordre de 10 % du cheptel. »

Cent-quarante-trois bovins ont déjà été abattus en Savoie, selon un communiqué de la préfecture daté du jeudi 10 juillet.

Des éleveurs en difficulté

Mais « compte tenu de la durée d’incubation, quand on abat le premier foyer, la maladie est déjà partie plus loin ! », s’exclame Pierre Maison, peu convaincu. Pour preuve, la Confédération paysanne considère dans un communiqué qu’« avec un nouveau cas confirmé et une suspicion à Faverges [Haute-Savoie], à 54 km du premier foyer, l’épidémie est hors de contrôle. Si certains pensaient que l’euthanasie totale pouvait stopper l’épidémie, cela prouve que la progression est impossible à arrêter, sauf à faire disparaître tous les bovins des Savoies ».

« Si on abat mon troupeau, c’est le travail de sélection génétique depuis quatre générations qui part en fumée, plaide Pierre-Jean Duchêne. Il n’y aura plus de lait dans le tank, plus de rentrée d’argent. J’ai emprunté 600 000 euros sur quinze ans. Pour payer les traites et la salariée, c’est 10 000 euros par mois qui sortent, sans compter les charges fixes. » Une indemnisation est prévue, mais il n’est pas certain de son montant, et ne sait pas si elle prendra en compte les longs mois sans produire. « Ce serait pour racheter le troupeau, mais je ne trouverai jamais suffisamment de vaches, et il faudrait recommencer la sélection. »

« Un travail de 4 générations qui part en fumée »

Des conséquences dont la chambre d’agriculture Savoie Mont-Blanc dit avoir conscience. Notamment, « les éleveurs doivent retrouver des vaches de qualité dont les races correspondent aux cahiers des charges IGP raclette de Savoie et AOP reblochon : montbéliardes et abondances », explique Cédric Laboret, président de la chambre interdépartementale d’agriculture Savoie Mont-Blanc et éleveur de vaches laitières à La Motte-en-Bauges (Savoie).

Pour les accompagner dans leurs démarches et les soutenir en cas de difficultés financières, la chambre et la Mutualité sociale agricole (MSA) ont renforcé leur réseau Réagir [2]. « Dès qu’un cas est annoncé chez un éleveur, un agriculteur du réseau se rend chez lui pour le soutenir », indique le président de la chambre. Qui attend lui aussi avec impatience des précisions sur les modalités d’indemnisation. « À notre avis, la prise en charge des pertes d’exploitation devrait être de minimum un an, car les éleveurs concernés auront des pertes sur deux ans », explique-t-il.

Pourtant, Cédric Laboret défend l’abattage préventif. « Je comprends le désarroi de Pierre-Jean Duchêne. Je suis allé le voir et j’ai appelé la préfecture pour demander de nouvelles prises de sang sur cet élevage, précise-t-il. L’abattage ne sera jamais simple. Mais jusqu’à présent, que ce soit pour la fièvre aphteuse, la brucellose, la tuberculose, on a observé que les autres solutions — confinement, tests, abattage partiel — ne permettaient pas de sortir de la maladie. »

Même position chez Stéphanie Philizot. « Nous sommes très touchés par ces cas individuels. J’ai des appels de collègues en larmes après les abattages. C’est l’horreur pour tout le monde », raconte-t-elle. Pour autant, elle juge déraisonnable la proposition de plutôt confiner et de tester les animaux : « Le virus n’est pas détectable immédiatement : une prise de sang peut être négative, positive cinq jours plus tard. Il faudrait faire des prises de sang à toutes les vaches tous les jours, ce qui est matériellement impossible. »

Des règles pensées pour l’export ?

Mais pour la Confédération paysanne, cette règle de l’abattage total « n’est faite que pour que la France garde le statut indemne de la maladie et puisse continuer à exporter. Le commerce prime sur les aspects sanitaires », proteste Pierre Maison. La présence de la maladie pèse déjà sur les échanges. Autour de chaque foyer, une zone de restriction de 50 kilomètres interdit déjà tout mouvement d’animaux. « Cela correspond à 2 156 élevages et 225 000 bovins », précise Cédric Laboret. Le commerce des broutards — les veaux à l’herbe — est déjà affecté, avec des prix à la baisse, des exportations ralenties vers l’Italie et stoppées vers le Maroc.

La mise en place d’un plan de vaccination obligatoire dans les zones réglementées, dès la semaine prochaine, pourrait offrir une sortie de crise. Il met tout le monde d’accord. « La profession n’a pas du tout hésité compte tenu des enjeux sanitaires autour de cette maladie », rapporte Cédric Laboret. Pierre-Jean Duchêne espère que cela sauvera son élevage. « Dans une douzaine de jours, on sera au terme de la période d’incubation et la zone pourrait être vaccinée. » Alors si aucun nouveau cas n’a été déclaré dans son troupeau, qui sait, ses vaches pourraient peut-être éviter l’euthanasie.

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Source: https://reporterre.net/Face-a-l-epidemie-de-dermatose-bovine-l-abattage-systematique-dechire-le-monde-paysan

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