
Dans la nuit du 6 au 7 mai 2022, un travailleur algérien de 29 ans, sans-papiers et non-déclaré, meurt violemment percuté par un manège à la Foire du Trône. Trois ans plus tard, ses employeurs sont condamnés à quatre mois de sursis.
Par Ana PICH’
6 Mai 2022, Foire du Trône – Il est minuit et Ghiles S. est encore au travail. Il a commencé voilà des heures. Depuis son embauche quelques jours plus tôt au manège du Crazy Mouse, l’Algérien est exploité pendant des journées allant de 6h30 à 22h30, parfois plus, sans pause. En contrepartie, l’homme de 29 ans sans titre de séjour touche un salaire quotidien de 50 euros, soit trois euros de l’heure. Il est minuit et Ghiles S. ramasse une casquette tombée du manège. Il ne voit pas la nacelle de six tonnes qui le percute violemment à la tête. Il meurt sur le coup.
La scène est d’une violence insoutenable. Le corps de l’homme est entièrement mutilé. Le parquet ouvre d’abord une enquête pour homicide involontaire et travail dissimulé. La responsabilité des employeurs est vite mise en cause par l’inspection du travail qui se saisit de l’affaire : avait-on demandé à Ghiles S. de ramasser les objets tombés alors que le manège était en fonctionnement ?
/ Crédits : Ana Pich’
Un même accident ignoré découvert par StreetPress
Ses employeurs s’en défendent. Pourtant, l’hypothèse d’un travailleur attitré à cette fonction se pose. Un accident était survenu dans les mêmes conditions dix ans plus tôt. Le 6 novembre 2012, un travailleur d’origine roumaine d’une quarantaine d’années se faisait violemment percuter par ce même manège à la Foire de Saint Romain à Rouen. Là aussi, l’homme « aurait voulu ramasser le téléphone portable d’une cliente », selon des témoins. Auprès du média Actu, l’employeur Fabrice D. commentait sobrement :
« C’est un accident de travail. Le manège n’est pas en faute, nous ne craignons donc pas la fermeture, aucun souci là-dessus. »
Plus de dix ans après cet accident, Fabrice D. est beaucoup moins bavard. Il ne s’est pas présenté à la barre de l’audience du tribunal correctionnel de Paris ce 25 septembre 2025 pour répondre de la mort de Ghiles S. Durant toute l’audience, le précédent n’est pas abordé et pour cause : le tribunal ne sait rien de cet accident similaire. Interrogée après le jugement, la procureure confie n’en avoir « pas eu connaissance. Ça n’apparaît pas dans les antécédents judiciaires des prévenus ».
L’ignorance de ce fait a eu des conséquences concrètes dans l’enquête et le procès : face à l’incertitude des instructions données à Ghiles la nuit du drame, la magistrate en charge des poursuites à l’époque abandonne la qualification d’homicide involontaire. Le lien de causalité entre le manquement de l’employeur à ses obligations de formation à la sécurité et la survenance de l’accident est trop difficile à établir de façon certaine. Les trois employeurs du Crazy Mouse sont donc poursuivis pour défaut de formation du salarié, travail dissimulé et emploi d’étranger sans titre.
/ Crédits : Ana Pich’
Les patrons ignoraient son nom
Devant la 31ème chambre correctionnelle quasi-vide, il n’y a que deux prévenus qui comparaissent. La mère et le fils en charge du manège : Annick M. et Arnaud D. Avec le père Fabrice D., jugé par contumace, ils présentent tous d’importants antécédents judiciaires listés durant l’audience. Une mention attire notamment l’attention : une précédente condamnation du fils pour homicide involontaire. Annick M, elle, a été précédemment condamnée pour des blessures involontaires.
Le frère de Ghiles qui s’est constitué partie civile n’est pas non plus présent, ni son avocate. L’audience se déroule sans beaucoup de contradictions. Les prévenus démentent avoir mis en danger leur salarié, dont ils ignoraient même le nom. Celui-ci a en effet dû être identifié « grâce à son pass Navigo et une recherche ADN » après sa mort, s’indigne la procureure. Il était loin d’être le seul travailleur étranger non déclaré. Quelques heures seulement après la mort de Ghiles, ses employeurs ont pris soin de déclarer six nouveaux salariés. Une simple « coïncidence », prétendent-ils devant la justice.
/ Crédits : Ana Pich’
Les trois prévenus sont finalement condamnés à quatre mois d’emprisonnement assortis du sursis et 4.000 euros d’amende chacun. La société est quant à elle condamnée à payer la somme de 7.000 euros d’amende en tant que personne morale. Venue assister à l’audience, une inspectrice du travail confie en off (1) à propos des foires comme celle où est mort Ghiles :
« C’est une zone de non-droit où les travailleurs sans papiers se font tuer en toute impunité. »
(1) Tenue au secret de sa profession, elle n’a pas souhaité répondre plus en détail à nos questions.
°°°
URL de cet article: