Guerre du Rif : contre l’offensive coloniale, en octobre 1925 la grève générale est déclarée. (l’Humanité – 10/10/25)

Une édition spéciale de « l’Humanité » se fait le vecteur de l’appel à la grève : « Travailleurs et travailleuses. L’heure de la démonstration prolétarienne a sonné. Lundi 12 octobre. vous cesserez le travail pour 24 heures. Désertez en masse votre travail, manifestez avec le comité central d’action. À bas la guerre ! Vive la grève générale de 24 heures ! »
© Rue des archives

Harcelée et meurtrie par le feu, dévastée par le gaz, la résistance berbère, qui tient tête depuis six années à l’armada franco-espagnole, va finir par tomber… Cette guerre totale, digne de la boucherie de 1914, et qui charrie ses cadavres sur les monts du Rif, déclenche l’indignation. Bientôt, pour arracher l’indépendance et la paix que ne peut obtenir la petite République autoproclamée du Rif, un nouvel ennemi va se dresser face aux colons, les travailleurs organisés. En France et partout dans le monde, tous sont appelés à débrayer. Une première dans l’histoire du mouvement ouvrier.

Par Alain Ruscio

Entre 1870 et 1914, la France envoie ses soldats conquérir un empire colonial d’une ampleur considérable sur tous les continents. Cette expansion est exactement contemporaine de l’implantation du mouvement ouvrier et socialiste. Or, le moins que l’on puisse dire, c’est que ce mouvement ne saisit pas l’importance du phénomène colonial.

Malgré les brillantes analyses de Jaurès, notamment lors de la conquête du Maroc, malgré des protestations ponctuelles (« Plus un homme, plus un sou » pour les guerres coloniales), malgré la publication d’un premier ouvrage théorique en 1905 (le Colonialisme, de Paul Louis), c’est la timidité et la sous-estimation qui, dans le meilleur des cas, l’emportent. La notion même d’anticolonialisme est alors étrangère à l’esprit de la quasi-totalité des Français, et les militants ouvriers ne font pas exception.

Après la guerre, la gauche est divisée entre un pôle modéré, largement majoritaire, autour du parti socialiste SFIO et de la CGT, et un pôle qui se veut révolutionnaire, avec les jeunes PCF et la CGTU (cette dernière, issue d’une scission, voit cohabiter syndicalistes révolutionnaires et communistes). Le premier pôle, fidèle à la tradition d’avant 1914, accepte le fait colonial, ayant seulement la volonté d’y introduire plus de justice et d’humanité. Le second renverse totalement ce discours.

Avec la révolution bolchevique, la constitution d’une Internationale communiste, puis d’une Internationale syndicale rouge (ISR), une nouvelle ligne – la défense de l’indépendance nationale des pays dépendants, la communauté de combat entre colonisés et prolétaires – est censée s’imposer.

Dans la région du Rif, une lutte contre la présence coloniale

Mais l’internationalisme ne se décrète pas. Dans les années qui suivent la fin de la guerre mondiale, on ne peut parler de rupture radicale. Un grand événement, la guerre dite « du Rif » (nord du Maroc), va mettre les principes à l’épreuve des faits. Le Maroc est alors sous la double domination de l’Espagne (Nord et Sud) et de la France (partie centrale, la plus vaste et la plus fertile du pays). Au nord, dans la région du Rif, un patriote marocain issu d’une grande famille, Abd El Krim, entame dès 1921 la lutte contre la présence espagnole.

L’armée espagnole va de déroute en déroute. En avril 1925, Abd El Krim empiète sur le territoire du Maroc « français ». Occasion rêvée pour la France coloniale de tenter de le mater. Le maréchal Lyautey, résident général à Rabat, réplique. Mais, considéré comme trop « mou » face à la révolte, il est vite remplacé par le maréchal Pétain, partisan de la manière forte.

Au nord, dans la région du Rif, un patriote marocain issu d’une grande famille, Abd El Krim, entame dès 1921 la lutte contre la présence espagnole.
© Roger-Viollet

Au plus fort de la guerre, Abd El Krim disposera de 75 000 hommes pour seulement 30 000 fusils. En face, la France et l’Espagne aligneront un corps expéditionnaire énorme, disproportionné : 250 000 hommes, disposant d’une supériorité matérielle écrasante. Il faut savoir que c’est au cours de cette guerre que furent utilisées pour la première fois des techniques proprement terroristes de bombardements aériens de populations civiles.

La réaction du mouvement ouvrier français

En France, une campagne d’une violence inouïe se met en place. Plus que les intérêts français, c’est la « civilisation occidentale » qui est censée être menacée. Krim, soutenu par ses coreligionnaires musulmans et par l’Internationale communiste, est présenté comme l’enfant monstrueux de deux fanatismes. Les Rifains sont surnommés par la presse réactionnaire les « boches de l’Afrique ». Les hommes politiques de tous bords font des effets de manche. Les journaux rivalisent dans les descriptions des atrocités de ces « indigènes » retournés à l’état sauvage.

Face à cette escalade, comment va réagir le mouvement ouvrier et démocratique français ? Seule une minorité proteste. Dès septembre 1924, avant même l’extension du conflit au Maroc « français », Pierre Semard, secrétaire général du PCF, et Jacques Doriot, des Jeunesses communistes, avaient adressé à Abd El Krim un télégramme qui fit scandale : « Vive l’indépendance du Maroc ! (…) Vive la lutte internationale des peuples coloniaux et du prolétariat mondial ! »

Évidemment, l’entrée en guerre de la France accentue cette protestation. Dès mai 1925, un Comité d’action contre la guerre du Rif est constitué. En juillet, un jeune militant encore inconnu en prend la direction : Maurice Thorez. Au-delà de ces forces, des intellectuels se mobilisent. Le 2 juillet 1925, l’Humanité, dirigée par Marcel Cachin, publie un premier appel à l’initiative d’Henri Barbusse, signé par une centaine de noms dont Louis Aragon, André Breton, Robert Desnos, Paul Éluard, Benjamin Péret, Paul Signac, Philippe Soupault, Maurice de Vlaminck, Léon Werth…

L’appel n’est pas seulement pacifiste. Il affirme avec force un principe anticolonialiste sans ambiguïté : « Nous proclamons une fois de plus le droit des peuples, de tous les peuples, à quelque race qu’ils appartiennent, à disposer d’eux-mêmes. Nous mettons ces clairs principes au-dessus des traités de spoliation imposés par la violence aux peuples faibles, et nous considérons que le fait que ces traités ont été promulgués il y a longtemps ne leur ôte rien de leur iniquité. Il ne peut pas y avoir de droit acquis contre la volonté des opprimés. On ne saurait invoquer aucune nécessité qui prime celle de la justice. »

Mais la guerre continue. Les 4 et 5 juillet a lieu à Paris un congrès ouvrier et paysan qui lance l’idée d’une grève générale d’une journée. Aucune date n’est fixée. Dès lors, la pression monte. Évidemment, la jeune CGTU, au sein de ce front, a la tâche explicite de mobiliser concrètement les salariés dans les entreprises. Le 31 juillet, un magnifique dessin de Grandjouan occupe toute la une de la Vie ouvrière. La légende est axée sur la dénonciation de la guerre plus que du colonialisme, ce qui sera une constante de la période : « Vous avez tué les pères, vous n’aurez pas les fils, non ! »

« Préparons la grève générale ! »

Les militants de 1925 ont évidemment toujours en tête les images de l’effroyable boucherie de la Première Guerre mondiale. Le titre du journal, au-dessus du dessin, est significatif : « Pas les fautes de 1914 ! Contre la guerre du Maroc ! Préparons la grève générale ! »

Fin août a lieu le congrès confédéral national, qui entérine la décision de la jeune centrale de jeter toutes ses forces dans la préparation de la grève. De nombreuses initiatives sont prises. Au congrès ouvrier et paysan de Paris succèdent ceux de Lille, Lyon, Béziers, Marseille, Bordeaux et Strasbourg. 7 500 délégués, représentant 3 millions de salariés, se seraient ainsi rencontrés.

La presse favorable à la grève – la Vie ouvrière, le Bulletin de l’ISR, l’Humanité… – signale par ailleurs l’engagement de militants socialistes ou CGT. Selon un schéma classique, la base de la CGT, déterminée et internationaliste, aurait désavoué une direction trop prudente.

Mais, malgré l’emphase des formules, il semble bien que l’unité d’action ait peu progressé. L’insistance même mise à souligner les exemples prouve qu’il s’est agi d’exceptions. La lecture des textes de la CGT, en tout cas, ne laisse aucun doute sur l’hostilité farouche qu’avaient ses dirigeants — et sans doute nombre de ses adhérents — à l’égard de la CGTU en général et de la grève en particulier.

Léon Jouhaux, secrétaire général, se réfugie derrière un légalisme prudent qui justifie en fait le colonialisme : « L’action de la France au Maroc se poursuit d’après les stipulations internationales. » Plus grave, il qualifie l’action militaire, comme le font le gouvernement et la quasi-totalité des forces politiques, de « travail de pacification ». Ce n’est pas, conclut-il, l’action de la France qui menace la paix, c’est sa contestation par Abd El Krim.

« L’heure de la démonstration prolétarienne a sonné »

C’est finalement le samedi 10 octobre 1925 que le comité d’action fixe la date : ce sera le lundi 12. Une édition spéciale de l’Humanité, le 11, se fait le vecteur de l’appel. « Travailleurs et travailleuses. L’heure de la démonstration prolétarienne a sonné. Lundi 12 octobre. vous cesserez le travail pour 24 heures. Désertez en masse votre travail, manifestez avec le comité central d’action. À bas la guerre ! Vive la grève générale de 24 heures ! »

Au lendemain du mouvement, comme il est de tradition, les organisateurs triomphent et ses adversaires crient à l’échec. Il faut d’abord souligner l’extrême violence, verbale ou souvent physique, propre à tous les mouvements sociaux de l’époque, qui a accompagné cette mobilisation. La presse, le discours politique bruissent des dénonciations les plus folles de la « grève insurrectionnelle ».

Patronat et gouvernements sont bien décidés à répondre à ce premier grand défi des « communistes ». Partout, il y a des échauffourées. Un ouvrier, André Sabatier, est tué par balle par un ingénieur de l’usine Radio-Électrique de Suresnes qui avait reçu une pierre…

La police procède à plusieurs centaines d’arrestations, beaucoup pour fait de grève (167 pour le seul 12 octobre), d’autres pour participation à des mouvements ayant entraîné des heurts avec la police, d’autres enfin pour des motifs pouvant aller jusqu’à… fredonner des chansons subversives telles que « Au Maroc » ou réciter le poème de Montéhus « Aux victimes du Maroc ».

En novembre, on dénombre 165 militants emprisonnés et 263 poursuivis. Les tribunaux requièrent trois cent vingt années de prison. Le jeune Maurice Thorez écope de quatorze mois. Dans ces conditions, il fallait un caractère bien trempé et une conviction à toute épreuve pour participer à un tel mouvement.

Un million de grévistes ?

C’est à la lumière de ce climat qu’il faut tenter d’évaluer la portée de ce mouvement. Manifestation éclatante et massive de l’internationalisme prolétarien ? Ou « fiasco », « gesticulation sans grande portée pratique », comme l’affirment des historiens ?

C’est Gaston Monmousseau qui, le 16 octobre, dans la Vie ouvrière signe l’éditorial, imprimant immédiatement à ce fait une marque d’épopée qui ne le quittera plus. Plus d’un million de grévistes, prétend-il, ont participé au mouvement. Des centaines de milliers d’autres « se sont solidarisés par des moyens appropriés ».

Ce chiffre d’un million de grévistes, légèrement érodé à 900 000, va désormais entrer dans la saga révolutionnaire. Il figurera longtemps dans les manuels d’histoire. En fait, il y aurait eu entre 400 000 et 600 000 grévistes ce jour-là, dont une grosse proportion en région parisienne. Mais cette querelle n’a d’intérêt que si l’on suppose que les organisateurs de la grève pensaient qu’elle avait à elle seule la capacité d’arrêter la guerre. Ce qui serait leur prêter une immaturité politique abyssale.

En fait, ce qui compte, c’est évidemment la signification symbolique du mouvement. Dans un climat particulièrement défavorable, des organisations ont visé très haut : faire la démonstration que l’internationalisme pouvait passer – ou plutôt : commencer à passer – dans les actes. Les grévistes d’octobre 1925 étaient en tout état de cause strictement minoritaires. Mais ils ont marqué de leur empreinte l’histoire sociale et politique française.

Source : https://www.humanite.fr/histoire/greve-generale/guerre-du-rif-contre-loffensive-coloniale-en-octobre-1925-la-greve-generale-est-declaree

URL de cet article : https://lherminerouge.fr/guerre-du-rif-contre-loffensive-coloniale-en-octobre-1925-la-greve-generale-est-declaree-lhumanite-10-10-25/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *